Heslin, Peter: The Museum of Augustus : the Temple of Apollo in Pompeii, the Portico of Philippus in Rome, and Latin Poetry. 352 pages, 7x10 inches, 32 color and 52 black and white illustrations, ISBN 978-1-60606-421-4, 65 $
(Getty, Los Angeles 2014)
 
Reseña de Maryse Schilling, Université de Strasbourg
 
Número de palabras : 2498 palabras
Publicado en línea el 2015-10-27
Citación: Reseñas HISTARA. Enlace: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2259
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          Lorsqu’au premier chant de l’Énéide, Énée pénètre dans le temple de Junon à Carthage, la contemplation des fresques qui en ornent le portique provoque immédiatement chez lui un flot de larmes et d’émotions confuses. C’est la transformation de sa propre expérience en œuvre d’art que contemple le héros : la description que nous donne Virgile et qui suit méthodiquement le regard d’Énée, laisse en effet entrevoir au lecteur des décors pariétaux s’inspirant d’épisodes de la guerre de Troie. Selon Peter Heslin, ce n’est pas un hasard si, quelques années à peine après la publication de l’Énéide, les habitants de Pompéi choisirent eux-aussi de décorer le portique de leur temple d’Apollon de scènes s’inspirant de la matière iliadique. Le but poursuivi par l’auteur de cet ouvrage est ainsi d’explorer cette « étrange coïncidence », déjà relevée par  F. H. Sandbach et E. M. Moorman[1]. L’effort déployé pour reconstituer les fresques du portique du temple d’Apollon à Pompéi contribue pour beaucoup à l’intérêt et à la nouveauté des recherches de Peter Heslin, mais le cœur de la démonstration réside indéniablement dans l’étude approfondie d’un troisième portique aujourd’hui disparu, et qui, selon les sources, était lui-aussi décoré d’une série de fresques inspirées de la guerre de Troie, le Porticus Philippi de Rome.

 

         De prime abord, le rapprochement de ces trois portiques en vertu d’un programme iconographique similaire pourrait sembler arbitraire. La matière iliadique a constitué de tout temps, en Grèce et à Rome, une source inépuisable d’inspiration pour les artistes. De l’aveu même de l’auteur, il n’y a rien d’étonnant à ce que dans ces portiques, qui servaient de lieu d’exposition pour des œuvres d’art et qui étaient décorés de riches peintures dans un style souvent hellénistique, des scènes de la guerre de Troie, dont Vitruve lui-même conseillait d’orner les galeries, aient servi de décors pariétaux. Mais dès l’introduction, Peter Heslin prévient les inquiétudes de son lecteur : ce n’est pas tant l’emploi de thèmes iconographiques similaires qui justifie le rapprochement des trois portiques, que le choix d’une même mise en scène. Les décors des murs sont en effet composés non d’une grande fresque narrative, mais de panneaux figurant des épisodes différents de la guerre de Troie et disposés en série. Cet argument, quelque peu oublié dans la suite de l’étude, aurait mérité d’être approfondi, tant on sait l’importance et la récurrence de ce procédé de la mise en série, aussi bien dans la poésie que dans l’art plastique d’époque augustéenne, et l’intérêt que lui porte la recherche récente ([ii]). Par ailleurs le fait que les trois séries de fresques, réelles ou imaginaires, aient été réalisées à la même époque – entre 27 et 10 av. J.-C., (cf. chapitre 4) - plaide également en faveur d’un rapprochement.
Mais, c’est surtout la fonction que Peter Heslin attribue au portique de Philippe, qui autorise à supposer l’existence d’un lien immédiat entre les trois monuments étudiés. L’un des autres intérêts majeurs de l’ouvrage est en effet de reconsidérer la fonction qu’occupait dans le programme idéologique du prince le portique de Philippe, très souvent absent des études consacrées à la ville de Rome à l’époque d’Auguste, et qui aurait pu constituer un modèle pour le portique du temple d’Apollon à Pompéi, et celui décrit par Virgile au livre 1 de l’Énéide. En construisant le portique de Philippe, qui vient entourer le temple républicain d’Hercule musagète, Auguste envoyait un message aux poètes : il se présentait comme un nouveau Fulvius Nobilior, le protecteur d’Ennius qui avait édifié le temple, et affirmait ainsi publiquement le patronage qu’il souhaitait exercer sur la poésie de son temps. Le prince offrait en outre aux poètes et artistes, comme gage de son soutien, un espace dédié aux Muses, où ils pouvaient se rencontrer, un Musée en somme – ainsi se comprend le titre – remplissant à Rome des fonctions similaires à celles du Musée d’Alexandrie. En construisant ce portique, et en le décorant de fresques dont les sujets étaient empruntés à l’Iliade, le prince évergète demandait enfin aux poètes d’être eux-aussi les artisans d’une nouvelle forme d’épopée. Le portique décrit par Virgile, mais aussi les autres monumenta réels ou métaphoriques qu’Horace ou Properce invoquent dans leurs œuvres, pourraient ainsi constituer autant de réponses que les poètes, qui avaient compris le message d’Auguste, adressaient à leur tour au prince. L’étude du portique de Philippe permet ainsi non seulement d’étayer l’hypothèse d’un lien réel entre les programmes iconographiques des trois portiques, mais aussi d’éclairer le rapport qu’entretenaient la culture matérielle et les textes dans la représentation de la guerre de Troie à l’époque du principat d’Auguste.

 

         L’introduction de l’ouvrage présente avec rigueur et méthode la démarche de l’auteur et les outils conceptuels employés : elle se révélera ainsi éclairante et utile pour qui s’intéresse aux rapports entre texte et image, non seulement à l’époque d’Auguste, mais plus généralement dans l’Antiquité. Si Peter Heslin reconnaît d’abord que ces deux médias obéissent à des modes de production et de réception différents et requièrent ainsi des stratégies de lecture bien distinctes, l’auteur refuse néanmoins de les considérer comme deux mondes autonomes, évoluant parallèlement. Il revient ainsi dans la deuxième partie de l’introduction, sur le Laocoon, ou sur les limites de la peinture et de la poésie de G. E. Lessing, et sa réception, pour illustrer combien la question du rapport entre image et texte, et la subordination de l’un à l’autre, agitent les chercheurs depuis le XVIIIᵉ siècle. Ce détour par le traité de G. E. Lessing permet ainsi à l’auteur de dresser un état de la question et de préciser sa démarche : Peter Heslin refuse de subordonner le langage iconographique à la grande poésie épique et cherche plutôt dans cet ouvrage à comprendre comment les deux médias interagissent, dialoguent, rivalisent parfois, et ainsi, à exploiter les potentialités qu’offre – disons-le, même si le mot est barbare - l’intermédialité. Loin d’éluder les difficultés liées à une telle approche, l’auteur, en dresse au contraire une liste détaillée. Il rend ainsi compte des problèmes liés à la disparition du portique de Philippe à Rome et des fresques du portique du temple d’Apollon à Pompéi et souligne de la sorte les limites d’une étude se fondant exclusivement sur des sources secondaires (rapports de fouilles, croquis, photographies, etc.). L’auteur soulève également les difficultés que pose la datation aussi bien des textes que de la réalisation des décors des portiques, sans prétendre apporter une réponse univoque à ce que Michèle Lowrie appelle « the chicken-and-egg question » (à savoir quel média à l’époque augustéenne a précédé ou inspiré l’autre) [2]. Le texte de Virgile est-il une réponse au message adressé par le prince aux poètes par l’intermédiaire du portique de Philippe à Rome? Peut-on affirmer que le portique de Pompéi est une réponse au texte de Virgile ? Ses fresques s’inspirent-elles du portique de Philippe à Rome ? Si les hypothèses soulevées par l’auteur sont évidemment, de son propre aveu, difficiles à prouver, elles permettent néanmoins d’éclairer les relations qu’entretiennent texte et image à l’époque augustéenne.

           

         Dans la première partie de l’ouvrage (Art in Pompei), l’auteur s’attelle à la principale difficulté posée par son étude : la disparition des fresques du portique du temple d’Apollon dans la ville de Vénus. Le chapitre 1 (Pompeii: Sources for the Temple of Apollon) offre un aperçu des diverses sources nous renseignant sur les fresques ornant le monument découvert en 1817 : rapports de fouilles, croquis d’architectes ou d’artistes, guides touristiques, photographies, restes archéologiques. La collecte minutieuse et le croisement de ces diverses données  permettent d’abord à l’auteur de reconstituer à la manière d’un puzzle, selon sa propre terminologie, les fresques pariétales du mur est du portique, qui sont aujourd’hui les mieux conservées (chapitre 2), et de livrer ensuite quelques hypothèses prudentes, mais bien documentées, pour la reconstitution des trois autres murs (chapitre 3). Enfin dans le chapitre  4 (Pompeii: Copies and Models), Peter Heslin s’intéresse à la présence d’images empruntées aux récits de la guerre de Troie dans plusieurs maisons de Pompéi. La réutilisation de tels motifs témoigne-t-elle de l’influence sur le contexte domestique du programme iconographique du portique du temple d’Apollon, ou de son original hellénistique, ou encore du texte de Virgile, ou de tous à la fois ? Le présent ouvrage ne se limite donc pas à l’étude des rapports entre image et texte dans la Rome augustéenne, mais explore également la question de l’original et de la copie dans l’art romain : l’étude des fresques du portique de Philippe à Rome et du portique d’Apollon à Pompéi permet non seulement d’étudier les mécanismes d’appropriation  d’œuvres d’art hellénistiques dans la Rome augustéenne, mais le rapprochement des deux portiques et leur confrontation avec le contexte domestique de Pompéi offrent également la possibilité de voir à l’œuvre l’importation d’éléments architecturaux ou iconographiques de l’Urbs en Campanie, et leur adaptation voire leur réinterprétation dans l’espace public ou privé.

 

         La deuxième partie de l’étude, qui constitue le moment le plus intéressant de la démonstration de Peter Heslin, nous fait quitter Pompéi pour la Ville éternelle : From Pompei to Rome : art and poetry in Rome met en relation le portique de Philippe à Rome et sa fonction avec les temples « imaginaires » décrits par les poètes augustéens. Dans le chapitre 5 (Rome: The Portico of Philippus), Peter Heslin cherche à redonner à ce monument méconnu, qui vient entourer vers 29 av. J.-C. le temple républicain d’Hercules Musarum, la place qu’il devait occuper dans le programme idéologique du futur Princeps. L’auteur commence par rappeler les circonstances dans lesquelles le temple d’Hercules Musarum fut édifié par Fulvius Nobilior, pour comprendre pourquoi Philippe choisit de le rénover et d’en faire, au moment où ce dernier rentre d’Alexandrie, un nouveau temple dédié aux Muses. Peter Heslin exploite ensuite les éléments permettant de dater la construction du temple et d’en reconstituer partiellement l’apparence et les fonctions. Les arguments de l’auteur sont comme toujours parfaitement documentés et se fondent sur des sources diverses : littéraires, épigraphiques, archéologiques et iconographiques. La lecture d’Horace et de Martial permet à Peter Heslin de formuler des hypothèses sur les activités littéraires dont le portique était devenu le cadre (rencontre entre poètes, récitations, concours poétiques). Enfin, pour définir plus précisément encore la fonction idéologique du portique, Peter Heslin tente de dresser une liste des œuvres d’art qui étaient visibles dans le temple d’Hercules Musarum et dans le portique. S’il est impossible de savoir quelles scènes de la guerre de Troie décoraient les murs du portique, il est néanmoins certain que ces peintures, sous les yeux desquelles se déroulaient sans doute rencontres et récitations poétiques, créaient délibérément une tension entre textes et images, à laquelle les poètes ne manquèrent pas de réagir.

 

         Aussi, l’auteur étudie-t-il dans le dernier chapitre (Rome: Imaginary Temples) plusieurs passages célèbres de la poésie augustéenne en montrant qu’ils peuvent être lus comme des réponses que les poètes, qui avaient compris le message véhiculé par le programme iconographique du Porticus Philippi, adressèrent en retour à Auguste. Puisque le média choisi par le prince pour exprimer ses intentions à l’égard des poètes était un monument, rien d’étonnant en effet à ce que les poètes aient répliqué d’une manière semblable en décrivant ou invoquant dans leurs œuvres des monumenta, porteurs d’un sens programmatique : la métaphore du recueil poétique semblable à un temple employé par Virgile ou Horace pourrait ainsi servir à révéler et défendre le programme de chaque poète et à montrer sa relation avec le régime augustéen. C’est dans ce sens que Peter Heslin étudie d’abord la métaphore du poème-monument dans dans la troisième Géorgique et dans l’Enéide de Virgile. La lecture qu’il donne en particulier de l’ekphrasis des fresques ornant le portique du temple de Junon au premier livre de l’Énéide ouvre sans doute de nouvelles pistes pour la compréhension de ce texte maintes fois commenté. La lyrique d’Horace et l’élégie de Properce ont elles-aussi – mais de manière différente – exhibé leur réponse. Horace reprend le motif du monumentum (Odes III, 30), et construit l’image d’un poète tantôt sacerdos musarum (Odes III, 1), tantôt triumphator. Properce, quant à lui, répond aux postures de Virgile et d’Horace dans les trois premières élégies du livre 3, décrit lui-aussi un monumentum, le temple d’Apollon Palatin (Elégies 2, 31), évoque le parallèle entre poésie et peinture en comparant Cynthia et l’Hélène de Zeuxis (Elégies 2, 3), ou encore travestit la guerre de Troie en bataille entre des rivaux en amours (Elégies 2, 1). Enfin, c’est plus généralement par leurs fréquents appels à la muse, leur évocation de l’Hélicon, les recusationes récurrentes, que les poètes augustéens répondirent à Auguste. La dernière partie du chapitre est consacrée à l’étude du personnage d’Eumolpe dans la Satyricon de Pétrone. Eumolpe contemplant, dans un lieu semblable au portique de Philippe en Campanie, des images de la guerre de Troie, pourrait bien être une parodie non seulement d’Énée dans le temple de Carthage, mais aussi de Virgile lui-même contemplant les fresques de Portique de Philippe et se demandant comment composer une épopée sur les aventures d’Énée. Par cet exemple qui vient clore la démonstration, Peter Heslin parvient à montrer avec quelle acuité le dialogue entre les images de la guerre de Troie et la littérature s’est poursuivi au-delà de l’époque augustéenne.

 

         Pour finir, on mettra au compte de l’auteur l’indéniable effort produit pour guider le lecteur dans ce livre dense : introductions et conclusions partielles, transitions, et rappels de la problématique permettent au lecteur de suivre sans difficulté les étapes de l’argumentation, sans pour autant sacrifier à l’élégance du style. Il faut louer également la rigueur de ce travail qui se fonde sur l’analyse méthodique d’une importante documentation, et la maîtrise d’une abondante bibliographie. On regrettera néanmoins à ce sujet que les récents travaux de Michèle Lowrie ne soient pas plus souvent cités au cours de l’étude et on mentionnera l’absence dans la bibliographie de l’ouvrage de  Catharine Edwards, Writing Rome, a textual approach to the city[3], qui confronte également les réalisations d’un prince évergète à la notion de monumentum et à la figure du poète architecte dans la littérature augustéenne. On saluera enfin un travail audacieux qui n’élude certes pas les problèmes liés à la dégradation voire à la destruction des œuvres sur lesquelles il s’appuie, mais parvient en se fondant sur une abondante documentation à proposer des hypothèses originales et convaincantes.

 

 


[1] SANDBACH, F. H., « Anti-antiquarianism in the Aeneid » In: Proceedings of the Virgil Society, 5, 1965, p.26-38 ; MOORMAN E. M., Divine interiors : Mural Painting in Greek and Roman Sanctuaries, Amsterdam University Press, 2011.

[2] Voir en particulier LOWRIE M., Writing, Performance and Authority in Augustan Rome, Oxford, New York, Oxford University Press, 2009.

[3] EDWARDS C., Writing Rome, a textual approach to the city, Cambridge University Press, 1996.


N.B. : Maryse Schilling rédige actuellement une thèse en littérature latine sous la direction de Maud Pfaff (Université de Strasbourg) et Yves Lehmann (Université de Strasbourg) sur la manière dont Horace représente dans les Odes la figure du Prince et les mutations que connaît Rome à l’avènement du principat (titre : Rome et le Prince dans les Odes d’Horace : construction d’une mythologie impériale romaine.)