Timbert, Arnaud (dir.): Chartres. Construire et restaurer la cathédrale. 395 p. 16 x 24, ISBN : 978-2-7574-0740-0, 33 €
(Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve-d’Acq 2014)
 
Recensione di Fabienne Chevallier, Université Rennes 2
 
Numero di parole: 2398 parole
Pubblicato on line il 2015-03-11
Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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          On se souvient que les Éditions La Nuée Bleue ont fait paraître au début de l’année 2014 un ouvrage sur la cathédrale de Chartres (Chartres, la grâce d’une cathédrale, sous la direction de Mgr Pansard, Strasbourg, La Nuée Bleue, 2014), appelé à devenir un ouvrage de référence et de surcroît magnifiquement illustré. L’ouvrage rassemblait les contributions de 56 auteurs, non seulement des historiens de l’architecture, mais aussi des historiens et des spécialistes de théologie et d’histoire religieuse, ainsi que des spécialistes du vitrail et de l’iconographie sculptée. Rappelons aussi, pour situer le présent ouvrage, que la cathédrale a bénéficié d’importantes restaurations depuis plus de vingt ans, et qu’un numéro spécial du Bulletin monumental a été consacré à ce sujet en 2011 (numéro coordonné par Claudine Lautier, « La cathédrale de Chartres. Restaurations récentes et nouvelles recherches », Bulletin monumental, 169-1, 2011). Le programme de restauration des vitraux a fait l’objet d’une implication décisive d’une équipe du Centre André Chastel.

    

          Le présent ouvrage s’inscrit en prolongement et en complément des deux premiers. Arnaud Timbert, qui l’a dirigé, inscrit son propos en droite ligne de l’article publié dans Chartres, la grâce d’une cathédrale, intitulé « La construction de la cathédrale gothique. Formes, matériaux, techniques ». Il ne s’agit pas de revenir, notamment, sur les vitraux ou sur l’iconographie sculptée mais de s’en tenir, grâce à l’apport des restaurations, à mieux cerner l’histoire constructive de l’édifice : apporter une connaissance plus intime qu’auparavant des matériaux employés (pierre, fer, plomb), tenter de mieux comprendre l’édifice grâce aux traces laissées par les constructeurs (les outils ou les marques laissées), et reconstituer l’histoire des revêtements de la cathédrale, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, étudier les techniques et les matériaux employés lors des restaurations. Cette histoire matérielle de l’édifice s’appuie principalement sur deux sources : d’une part, les résultats d’un important programme de recherche créé par plusieurs institutions (la DRAC Centre, le Commissariat à l’énergie atomique, le Laboratoire de recherche des Monuments historiques, le Centre d’Études médiévales d’Auxerre, la Fondation A. W. Mellon, les universités de Lille 3, de Picardie-Jules-Verne, de Columbia et de Vassar aux États-Unis, le tout orchestré par le Centre International du Vitrail), d’autre part l’étude des différentes restaurations qui se sont succédé à Chartres depuis l’incendie survenu en 1836, qui détruisit complètement la charpente de l’édifice et obligea à reconstruire sa couverture générale.

    

          Andreas Hartmann-Virnich, qui a préfacé l’ouvrage, en pose d’emblée l’enjeu, qui est le développement de l’archéologie du bâti, plus couramment employée en Allemagne qu’en France pour les édifices médiévaux. Arnaud Timbert, dans une mise en perspective qui introduit aux trois parties de l’ouvrage, enchérit dans cette veine en estimant qu’on est allé au bout des récits fondés sur une analyse des formes, et qu’il est essentiel d’étudier « la matière »  elle-même. Depuis la première grande monographie consacrée à la cathédrale, en 1850 (M.-J. Bulteau, Description de la cathédrale de Chartres, Chartres, 1850), et jusqu’aux années 1990, une question lancinante, que l’étude des formes ne pouvait départager, divisait en effet les historiens : le chevet avait-il été construit avant ou après la nef ? Reprenant l’analyse dressée dans La grâce d’une cathédrale, Arnaud Timbert explique que c’est la dendrochronologie (méthode de datation scientifique à partir de l’observation des matériaux) qui a permis de donner une réponse : achèvement de la nef avant 1210, érection du chevet achevée vers 1220 ; les bras du transept, bien que construits simultanément au chevet et à la nef, sont encore en chantier pendant la décennie 1230. La durée du chantier qui a permis d’ériger ces parties essentielles de la cathédrale de Chartres aura donc été extrêmement brève (une quarantaine d’années, à partir de la reconstruction de l’église de Fulbert, après l’incendie de celle-ci survenu en 1194). Les auteurs signalent que Claudine Lautier, dans le numéro spécial précité, a émis la thèse selon laquelle la construction des voûtes du haut vaisseau oriental et celle des arcs-boutants qui les contrebutent est intervenue plus tardivement, un peu avant 1260.

    

          La première partie de l’ouvrage est consacrée à la restauration de la cathédrale et la deuxième à sa construction : cet ordre qui remonte le temps n’est pas exempt de redites et oblige donc le lecteur à la vigilance, mais il se justifie par le fait que les méthodes de restauration, à mesure qu’elles ont mis de plus en plus en avant l’exigence d’authenticité, en plus d’apporter des strates nouvelles au bâti, informent aussi sur la lecture de l’édifice initial. L’article de Patrice Calvel, architecte en chef des monuments historiques chargé de l’édifice de 1998 à 2013, plante le décor général des restaurations à Chartres depuis le début du XIXe siècle, époque où l’on est entré dans l’ère des « grandes restaurations », jusqu’à aujourd’hui. La reconstruction de la couverture de l’édifice avec une charpente en fonte (pour la première fois en Europe pour une restauration), après l’incendie de 1836, en est le premier « moment ». L’article montre comment ont évolué les visions de la restauration dans les pratiques des architectes successifs, à partir de Jean-Baptiste Lassus (en charge de la cathédrale de 1845 à 1857), suivi par Émile Boeswillwald, Antoine Selmersheim, Jean Trouvelot, Charles Dorian, Yves-Marie Froidevaux, Guy Nicot puis Patrice Calvel. Ainsi, en praticien typique de la fin du XIXe siècle, Boeswillwald (chargé de la cathédrale de 1857 à 1896) juge moderne de s’affranchir de la pierre d’origine (la pierre de Berchères) pour restaurer des parties endommagées de l’édifice, alors que dans les années 1970, Froidevaux restaure les balustrades supérieures de la cathédrale avec la pierre d’origine. L’identification des différentes pierres employées pour les restaurations, question essentielle pour cet ouvrage, fait d’ailleurs l’objet d’un état des lieux clair et rigoureux, par Céline Druel. On savait que Lassus fut un ardent protagoniste de la silicatisation des pierres, mais Arnaud Timbert éclaire par des données sur les traités les circonstances scientifiques de l’histoire de cette invention, qui s’insérait dans le champ de la chimie, discipline en plein essor au début du XIXe siècle, et dont la gloire fut éphémère. Après une mise au point de Jannie Mayer sur les moulages de la cathédrale, un passionnant article de Valentine Lambert, tiré de son mémoire à l’École du Louvre, est consacré à un programme décoratif polychrome réalisé dans la crypte pendant la seconde moitié du XIXe siècle par le peintre restaurateur Paul Durand. Ce personnage peu connu se démarque des peintres décorateurs de l’époque par son attitude critique à l’égard du médiévalisme et sa recherche d’une iconographie allégorique qui convoquerait l’essentiel du christianisme. En s’appuyant sur des comparaisons avec plusieurs autres cathédrales gothiques (Amiens, Noyon), Arnaud Timbert s’attache ensuite aux conséquences de l’incendie du 4 juin 1836 (qui dévasta la couverture de la cathédrale), et identifie comme des pratiques de restauration inscrites dans la très longue durée le percement d’orifices dans les voûtes pour favoriser l’évacuation des eaux pluviales.

    

          La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à la réalité archéologique médiévale du monument. Après une étude consacrée à la crypte (matériaux, techniques de taille), qui permet de proposer de nouvelles datations, et une analyse de huit fragments de stuc provenant peut-être de la crypte du XIe siècle, les autres articles sont tous consacrés aux matériaux de l’édifice et aux décors peints à l’intérieur de la cathédrale. Grâce à l’article de Céline Druel dans la première partie, le lecteur était déjà éclairé sur les qualités de la pierre de Berchères utilisée par les constructeurs : une pierre qui résiste au gel, au salpêtre, et ne craint pas l’humidité. Dans son article très documenté sur les voûtes de la cathédrale, Arnaud Ybert se livre à des observations archéologiques minutieuses sur l’appareil voûté, excellemment illustrées, avant d’en venir à deux faits majeurs : tout d’abord, la découverte pendant la restauration des parties hautes du chœur, menée en 2009, d’un enduit ocre-beige portant de faux joints blancs (soulignons que le numéro précité du Bulletin monumental en avait déjà fait part); ensuite, une proposition de chronologie s’appuyant sur ces observations : c’est sur la foi des analyses dendrochronologiques du bois, qu’est énoncée l’antériorité de la construction de la nef sur celle du chœur. Néanmoins, Arnaud Ybert, s’il n’adhère pas à la thèse de Claudine Lautier (celle d’un couvrement tardif du haut vaisseau oriental, comme on l’a dit plus haut), admet qu’il n’est pas possible de la réfuter catégoriquement avec les données objectivées de la dendrochronologie. De l’article Andrew Tallon sur la structure de la cathédrale, on retiendra sa conclusion percutante : il démontre à l’aide de coupes que l’édifice s’est à peine déplacé, gagnant ainsi la bataille des constructeurs gothiques « contre l’ennemi principal : le fléchissement ». L’étude de Michel Bouttier identifie grâce à l’analyse stratigraphique chacune des couches de revêtement de la cathédrale et leur chronologie (celle du XIXe siècle fut menée de 1857 à 1890 par Boeswillwald) ; le revêtement initial est analysé en détail. L’étude stratigraphique des enduits donne à M. Bouttier des arguments pour ouvrir une discussion sur la thèse du couvrement tardif du haut vaisseau oriental de l’édifice. Cette thèse a comme argument majeur la datation du décor héraldique des voûtes, analysée par Michel Pastoureau dans le numéro précité  du Bulletin monumental. Pour M. Bouttier, il n’est pas certain que les armes représentées renvoient à des personnages (point central de l’étude de M. Pastoureau, qui le conduit à une datation autour de 1260), et il serait possible qu’elles renvoient simplement aux maisons dotées de ces armes, hypothèse très intéressante en effet. Reste que les arguments avancés par M. Pastoureau dans le numéro précité, qui s’appuient en particulier sur l’analyse du poids politique de ces différents personnages, ne paraissent pas pleinement réfutés par M. Bouttier. Gageons donc que la discussion sur le couvrement tardif de cette partie de la cathédrale va rester ouverte.

 

          La deuxième partie s’attache aussi à la présence du métal dans la cathédrale, point peu étudié jusqu’à présent. Un premier article quantifie et analyse les artefacts métalliques présents dans le bâti, en étudiant les renforts utilisés pour les structures (tirants, chaînages, agrafes), et un deuxième opère une synthèse sur les plombs des verrières, des scellements et de la couverture. Magistral, l’article sur la présence du fer met en relief à Chartres la généralisation du grand appareil agrafé, ce qui témoigne d’un retour à une tradition constructive antique, point de vue majeur sur l’histoire constructive. Une étude archéométallurgique spécifique est menée sur les éléments métalliques des oculi des baies hautes du chœur et un article est consacré à l’apport des planches du Dictionnaire raisonné d’Eugène Viollet-le-Duc à la connaissance archéologique de l’ancienne couverture en plomb de la cathédrale, qui fondit sous l’effet du violent incendie survenu en 1836.

    

          L’ouvrage se termine par trois articles regroupés dans une troisième partie (« Les matériaux en chantier. Signes et signifiance »). Sous ce titre un peu énigmatique, chacun de ces articles (écrits par Jean-Paul Deremble, Arnaud Timbert et Didier Mehu) traite des revêtements et des marques lapidaires de la cathédrale médiévale. C’est l’occasion de mettre l’accent sur le caractère radical des restaurations menées qui, en restituant le faux appareil des enduits d’origine, à l’intérieur de l’édifice, donnent à voir une cathédrale pleine de lumière - point essentiel déjà souligné en 2011 par Claudine Lautier -, une cathédrale où, comme le dit Jean-Paul Deremble, « le vitrail n’est plus la seule source lumineuse, la paroi murale, les colonnes, les voûtes redevenues blanches contribuent à nouveau à l’éclairement général ». Cette lumière générale avait évidemment une valeur spirituelle, participant à la vision que pouvait avoir le fidèle de la Jérusalem céleste. La cathédrale avait aussi des revêtements extérieurs, dont certains polychromes. L’effet recherché, selon Arnaud Timbert, était la « rutilance » : le monument devait être très brillant et se voir de loin. Le dernier article, consacré aux marques lapidaires peintes de la cathédrale, ouvre des pistes en proposant des interprétations aux très nombreux signes parsemés sur le bâti. Dans cette dernière partie, est démontrée une qualité paradoxale de cet édifice majeur, qui allait bien avec sa vocation de préfigurer la Jérusalem céleste : tout l’art de bâtir incarné par la cathédrale était transfiguré, grâce à la lumière et à la « rutilance »,  dans une apparence d’immatérialité inséparable de la conception nourrie par le Moyen Âge sur le royaume divin.

    

          Cet ouvrage apporte sous la forme d’un rassemblement d’études une contribution très convaincante à l’archéologie du bâti d’un édifice gothique. Il apporte des informations riches et objectivées sur de nombreux aspects de l’histoire de la construction, ouvre des discussions sur des points de datation qui sont maintenant réduits et circonscrits et des pistes sur des traits encore énigmatiques de l’édifice (les marques lapidaires). La troisième partie, qui aurait pu recevoir un autre titre, illustre un fait majeur de l’histoire des édifices gothiques, qui tient à la fonction qu’avaient les édifices sacrés les plus prestigieux à inventer l’ambiance même du divin.

 

 

Sommaire

 

Avant-propos. Jean-François Lagier : p. 15

Préface. Andreas Hartmann-Virnich : p. 17

Introduction. Arnaud Timbert : p. 23

Mise en perspective. Arnaud Timbert : p. 33

 

Première partie. Restaurer la cathédrale

 

Restaurer la cathédrale de Chartres du XIXe au XXIe siècle. Patrice Calvel : p. 97

Identification des pierres employées pour les restaurations du XIXe siècle. Céline Druel : p. 129

Un procédé novateur : la silicatisation. Arnaud Timbert : p. 137

Les moulages de la cathédrale de Chartres. Un exemple de restauration et de conservation de la sculpture médiévale au XIXe siècle. Jannie Mayer : p. 145

Paul Durand et la mise en couleur de la crypte au XIXe siècle. Les grands traits d’une histoire contrastée. Valentine Lambert : p. 159

L’incendie de 1836 et ses conséquences matérielles à l’usage des médiévistes. Arnaud Timbert : p. 179

 

Deuxième partie. Construire la cathédrale

 

Les cryptes de Chartres et leurs matériaux de construction. État des recherches. François Heber-Suffrin, Christian Sapin : p. 191

Stuc. Huit fragments inédits de la cathédrale de Chartres. Bénédicte Palazzo-Bertholon, Christian Sapin : p. 203

Les voûtes de la cathédrale de Chartres à la lumière des restaurations. Arnaud Ybert : p. 215

La structure de la cathédrale de Chartres. Andrew  Tallon : p. 239

Les enduits et les décors peints. Michel Bouttier : p. 259

De l’emploi du fer dans la structure de la cathédrale de Chartres. Émeline Lefebvre, Adrien Arles, Philippe Dillmann, Bernard Gratuze : p. 287

Le plomb dans la cathédrale de Chartres. Paul Benoît : p. 321

De l’apport du Dictionnaire raisonné de Viollet-le-Duc à la connaissance de l’ancienne couverture en plomb. Stéphanie Diane Daussy : p. 335

 

Troisième partie. Les matériaux en chantier. Signes et signifiance

 

Les restaurations des revêtements de la cathédrale de Chartres : pour un revêtement de lumière. Jean-Paul Deremble : p. 363

« Rutilance » et transparence : les revêtements extérieurs. Arnaud Timbert : p. 373

Les marques lapidaires peintes de la cathédrale de Chartres. Didier Méhu : p. 383