Olariu, Dominic: La genèse de la représentation ressemblante de l’homme. Reconsidérations du portrait à partir du XIIIe siècle, 602 p., ISBN-13: 978-3-0343-0051-3, EUR 95,20
(Peter Lang, Bern 2014)
 
Recensione di Armelle Fémelat
 
Numero di parole: 2093 parole
Pubblicato on line il 2016-04-26
Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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          Issue d’une thèse codirigée par Hans Belting et Jean-Claude Schmitt, cette ample étude parachève les recherches sur la définition et l’émergence du portrait à la fin du Moyen Âge de Dominic Olariu, qui a déjà dirigé deux ouvrages fondamentaux sur la question : Le portrait individuel. Réflexions autour d’une forme de représentation, XIIIe-XVe siècles (Berne, Peter Lang, 2010) et EN FACE, Seven essays on the Human Face (Marburg, Jonas, 2012) en codirection avec Jeannette Kohl. Ce projet ambitieux de restitution de la genèse du portrait en Occident prend le parti d’insérer la thématique dans un temps long (de l’Antiquité à aujourd’hui) et de tirer bénéfice de méthodologies et de disciplines complémentaires. De fait, comme l’affirme Daniel Russo dans la préface, ce « livre neuf, personnel, très savant, marque un tournant dans l’historiographie de ces dernières années dans le champ des sciences humaines et sociales », dans la mouvance de la démarche entreprise par Hans Belting, qui salue lui aussi le travail de contextualisation opéré là, permettant de mieux cerner l’émergence du portrait européen, à l’aune notamment des rites funéraires et des masques mortuaires. L’un des grands mérites de cette étude est en effet de considérer les artefacts mimétiques dans une perspective anthropologique ou historique.

 

         Une référence liminaire au moulage des mains et du visage d’Albrecht Dürer (mort en 1528) réalisé au début du XVIIe siècle ouvre l’introduction qui revient sur les différentes définitions du mot « portrait ». Préambule indispensable à une étude qui entend « éclairer le développement de la représentation mimétique de l’homme en Occident après l’Antiquité et analyser les signes précurseurs dudit portrait de la Renaissance ». Cette étude procède en six temps, qui sont autant d’approches complémentaires : l’étymologie, à la faveur de la « pourtraiture » ; l’anthropologie historique par le prisme des pratiques de l’embaumement et du masque mortuaire ; la philosophie en lien avec les notions d’individu, d’être humain et de ressemblance telles qu’elles sont pensées au XIIIe siècle ; enfin une synthèse sur les notions de portraits et de représentations (mimétiques ou non), en lien avec le statut médian de la dépouille, l’aspect corporel et les différentes formes de représentations funéraires.

 

         Intitulée « les origines étymologiques du portrait », la première partie se propose de clarifier les ambiguïtés qui entourent le mot « portrait » aux XIIe et XIIIe siècles, et qui ne désignera les images artistiques d’un être humain qu’à partir de la fin du XVe siècle. L’auteur envisage d’abord les représentations du carnet de Villard de Honnecourt (vers 1235) ayant vocation à vulgariser « li force des trais de pourtraiture », puis l’évolution des utilisations du terme « pourtraiture », désignant à l’origine une méthode à même de réaliser des représentations ultra-minutieuses, à l’aune de la littérature médiévale, de Chrétien de Troyes en particulier. L’analyse étymologique permet de constater que les « pourtraitures » se rapportent à l’aspect extérieur de certains êtres humains exceptionnels à partir de la fin du XIIIe siècle et que son utilisation pour désigner la représentation mimétique d’une personne précise est attestée dès 1210. Elle ne se généralisera néanmoins qu’au XIVe siècle (Guillaume de Machaut, Froissard, etc.), puis désignera plus précisément le visage au siècle suivant.

 

         « L’archéologie de la ressemblance » élaborée dans la deuxième partie consiste en une analyse de l’histoire de la ressemblance. L’auteur part en effet de la corrélation entre l’évolution terminologique des « pourtraitures » en lien avec des personnes remarquables et les pratiques funéraires chrétiennes des personnages de haut rang, manifestant le même intérêt pour la conservation/reproduction de l’aspect physique d’individus extraordinaires. Il souligne l’importance du rituel assurant la conservation de l’aspect corporel en tant qu’archéologie de la ressemblance à même de retracer l’apparition de l’intérêt pour la ressemblance individuelle. Les premières statues de l’art occidental qui présentent des traits individuels depuis l’Antiquité s’avèrent précisément être celles intégrées à certains monuments funéraires italiens du dernier quart du XIIIe siècle qui imitent la mise en catafalque. L’analyse des pratiques d’embaumement – entre l’Antiquité et la fin du Moyen Âge, chez les Romains, les Juifs et les Chrétiens – et d’exposition des dépouilles entre les XIIe et XIIIe siècles, précède l’étude sur l’apport des traités médicaux des XIIIe-XVe siècles en matière d’embaumement en cire, pratique perpétuée jusqu’à nos jours (funérailles de Jean XXIII en 1963 puis de Jean-Paul II en 2005). Olariu insiste, à la suite d’Agostino Paravicini Bagliani, sur le constat de la double réévaluation concomitante du corps mort (de la dépouille) et de la ressemblance, c’est-à-dire de l’aspect corporel, focalisé sur le visage et les mains. Cette spécificité chrétienne est analysée à la lumière de divers exemples pontificaux, impériaux (y compris byzantins), royaux et princiers.

 

         La troisième partie de l’ouvrage est dévolue au « masque mortuaire », objet essentiel du passage de l’exposition de la dépouille à la reproduction fidèle du corps et aux artefacts mimétiques, qui plus est emblématique du mouvement médiéval de réévaluation du corps humain et de son aspect physique. De fait, « si la littérature du XIIe siècle commence à explorer la surface de la physionomie humaine par de longues descriptions minutieuses comme celles de Chrétien de Troyes – lesquelles, à l’instar d’une cartographie, explorent l’aspect corporel et introduisent la ressemblance dans la signification du mot portrait –, le masque représente leur incarnation matérielle dans un cérat, lequel enveloppe et plâtre la surface corporelle sans laisser à la moindre de ses caractéristiques la possibilité de s’y soustraire » comme le souligne l’auteur. Un tel artefact mimétique, qui apparaît en Occident au XIIIe siècle et prend son essor au XVe, matérialise l’intérêt pour la ressemblance de l’aspect physique des individus – déjà exprimé à travers la littérature et l’embaumement – et s’inscrit dans la même hiérarchie de dignité sociale que celle qui présidait aux « pourtraitures » et aux rites funéraires d’embaumement et d’exposition des dépouilles. Dans une sous-partie, l’auteur réfute l’historiographie contestant l’existence du masque mortuaire avant le XVe siècle – historiographie remontant à Vasari, défendue par Jacob Burckhardt dans les années 1930 et toujours soutenue par certains spécialistes.

 

         La réévalution concomitante du corps mort et de l’aspect physique est le fruit de pensées et de théories qui font l’objet des quatrième et cinquième parties du livre. La quatrième partie traite ainsi de « la notion d’individu et de l’aspect physique de l’être humain au XIIIe siècle ». À cette époque, les conceptions de l’homme et de sa ressemblance évoluent, la ressemblance étant interprétée comme une « qualité morale et ennoblissante ». L’auteur démontre ici, à la faveur de toute une littérature théorique, que le portrait est la manifestation du concept de l’être humain tel que le pensent les hommes des XIIIe et XIVe siècles. En particulier Pietro d’Abano (1310) qui conçoit le visage en tant que « pars proto toto » d’un individu et qui lui accorde une place essentielle au sein d’un processus de reconnaissance, tout en établissant un lien entre la notion d’individu et l’aspect corporel. Pour sa part, Thomas d’Aquin théorise l’individu à l’aune des notions de « figura » et de « contour tridimensionnel ». Olariu s’emploie également à démontrer la prégnance de la notion d’individualité, incluant celle d’aspect individuel, dans les textes du XIIIe siècle, avant de s’interroger sur les rôles sociaux de l’individu par le prisme de deux monuments sépulcraux contemporains (Mausolée d’Arnauld Amalric et Tombeau de saint Étienne d’Aubazine)

 

         La cinquième partie démontre combien la conception scolastique de l’homme éclaire la façon dont l’aspect corporel finit par devenir partie intégrante de la notion d’individu. Après avoir insisté sur la portée fondamentale de l’œuvre de Thomas d’Aquin – au sujet des notions d’image et de ressemblance, via la théorie de « l’image de Dieu » et son lien avec l’être humain –, l’étude se focalise sur le concept scolastique de l’image et des vestiges – incluant les notions d’images et de vestiges contenues dans la réalité sacrée, le rôle des pouvoirs sensitifs dans l’union et la participation à la divinité, les trois niveaux de ressemblance et de participation à la divinité, ainsi que la graduation et la hiérarchisation de la ressemblance –, puis sur le statut du corps humain en tant que référence à Dieu – via les questions de l’interdépendance entre corps et âme, l’aspect du corps se référant à l’image de Dieu, le vertueux et l’ennoblissement propre à l’« imago recreationis » tendant vers Dieu, le corps des saints et celui de François d’Assise en particulier. L’auteur en conclut que la « Ressemblance en tant que principe moral dans la culture scolastique se manifeste également dans la fabrication d’artefacts. Logique selon laquelle les « pourtraitures » ressemblantes d’individus sont réservées aux personnes vertueuses », le portrait devenant une manifestation de la vertu du portraituré en tant que « la "pourtraiture" d’un individu exprime le rapport harmonieux de convenance vis-à-vis du Créateur précisément par le fait qu’elle est ressemblante, c’est-à-dire par l’évocation mimétique du modèle ».

 

         Les « synthèses, représentations et portraits » qui closent cette étude savante dans sa sixième et ultime partie reproblématisent les principales thèses qui y sont avancées. Dans un premier temps, les liens attachant le statut médian de la dépouille et les représentations mimétiques sont envisagés à la lumière des influences byzantines, du renvoi à la sacralité et à la dignité qu’opère la reproduction mimétique, mais également des cas particuliers des effigies d’Isabelle d’Aragon et de Jeanne de France, du dogme de la transsubstantiation, de la présence et des représentations funéraires. Sont ensuite évoquées les connections qui attachent l’aspect corporel aux autres formes de représentations funéraires, que sont le « corps social et généalogique » et les représentations non mimétiques (armes et pièces d’honneur). L’aspect physique s’impose donc comme partie intégrante de la définition d’un individu au XIIIe siècle, époque à laquelle la signification du mot « personne » évolue concomitamment pour indiquer l’aspect physique. Ainsi, « l’effigie fait son apparition, entre autres, grâce à la réévaluation de l’aspect corporel. Elle est indéniablement liée à des valeurs politiques et théologiques […]. Mais il semble que c’est le fait qu’elle exprime, par son aspect ressemblant, la qualité d’une vertu particulière, qui rend possible son avènement ». De plus, l’état médian de la dépouille est partie prenante dans le processus de création d’artefacts ressemblants, ayant autant contribué à souligner la dignité du défunt exposé qu’à inciter à la réalisation d’artefacts mimétiques par un jeu de renvoi, un tel privilège étant alors accordé aux seules personnes vertueuses.

 

         Après avoir résumé les principales phases du développement de la « pourtraiture » en Occident de l’Antiquité au XIIIe siècle et souligné l’importance de l’influence de Byzance, Dominic Olariu pose la question de la représentation des individus morts, imitation des dépouilles – non incluse dans le champ sémantique du terme « pourtraiture » à la fin du Moyen Âge bien que partie prenante de la problématique du portrait. Entre autres perspectives proposées par l’auteur, une ébauche des liens qui attachent les « pourtraitures » médiévales aux portraits de la Renaissance, à la faveur de la « référence aux vertus intérieures, rendue possible dès le XIIIe siècle par les reproductions mimétiques », en tant que « les particularités tant louées du portrait renaissant découlent du fondement posé au XIIIe siècle. Lorsque la sacralité et la vertu de la fin du Moyen Âge se trouvent moins dépendre de Dieu, elles sont transformées, en forces et énergies arbitraires d’une autre notion d’individu, équivalant à « tempérament », « caractère », « personnalité » ». Et l’auteur d’énoncer, in fine, quelques cas particuliers encore non étudiés des divers chemins empruntés par le portrait dès la fin du Moyen Âge : le portrait d’Enrico Scrovegni inclus dans Le Jugement Dernier de Giotto à la chapelle Scrovegni de Padoue (vers 1306), le portrait de donateur de La Sacra conversazione d’Ambrogio Lorenzetti de l’église inférieure de la basilique d’Assise (vers 1320) et les portraits de groupe intégrés dans La Mort de sainte Lucie peinte par Altichiero à San Giorgio de Padoue (fin XIVe siècle).

 

         De surcroît, cet ouvrage volumineux est enrichi d’annexes, de sources et d’une ample bibliographie. Précieuses, les presque 200 pages d’annexes sont réparties en quatre catégories qui reprennent le plan du livre : étymologies des termes « contrefaire » et « portrait » (florilège de 43 extraits de textes, de Chrétien de Troyes [années 1160-1170] à Charles d’Orléans [ca 1465]) ; florilège d’extraits de sources médicales (allant des Propolis de Dioscoride du Ier siècle au Huldigungsbuch Bischof Melchiors de 1558) ; excursus relatif à « l’image de Dieu en l’homme en tant que structure ontologique » ; édition sur papier et traduction inédites De consuetudinibus sepelientium de Boncompagnus (1215).

 

         Malgré quelques lourdeurs formelles et une tendance à la répétition – par souci didactique –, cette passionnante étude a l’immense mérite « de nous avoir ainsi ouvert l’accès aux mots et aux choses, aux discours articulés entre le textuel et le visuel, de ces passages sans cesse ménagés vers l’indicible au cœur des sociétés humaines des XIIIe-XVe siècles » pour reprendre les termes élogieux de Daniel Russo.