Barbillon, Claire: Le Relief au croisement des arts du XIXe siècle. 288 pages, 216 illustrations en noir et en couleurs, ISBN13 : 9782708409811, 52 €
(Picard, Paris 2014)
 
Recensione di Pascal Griener, Université de Neuchâtel, Suisse
 
Numero di parole: 2165 parole
Pubblicato on line il 2015-05-18
Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2402
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          Cet ouvrage passionnant offre les résultats scientifiques présentés dans une thèse d’habilitation en 2014. Son auteur est une spécialiste reconnue de l’histoire de la sculpture, qui a beaucoup publié dans ce domaine ; elle s’inscrit dans un vaste courant qui, en France et aux USA, a permis de créer un champ nouveau et complètement négligé jusque dans les années 1980 : la sculpture du XIXe siècle.

 

         Le livre se présente dans un beau format oblong, adapté au thème choisi ; les photographies, d’excellente qualité, s’ordonnent en séquences au service de l’argument. Le texte refuse tout étalement vain de savoir, d’ordinaire répandu dans ce type d’exercice universitaire. Il présente, sous une forme compacte, érudite et claire, non seulement un sujet mais un problème. Comment « fonctionne » un relief dans une œuvre sculptée? Selon quelles lignes de forces et dans quelles articulations symboliques et matérielles majeures ? Dans quel contexte artistique et culturel ? Le relief sculpté prend une place importante mais complexe dans l’art sculptural au XIXe siècle, en particulier en France. Cependant, cette forme artistique canonique n’a motivé que de très rares études. La plupart d’entre elles ont été obérées par les enjeux de la théorie de l’art telle qu’elle se développe à la fin du XIXe siècle dans un dualisme simplificateur : contre un Rodin, apôtre du relief « en profondeur », entièrement traversé par l’expérience de la ronde-bosse, s’affirme un Adolf von Hildebrand - dans son Das Problem der Form in der Bildenden Kunst (1893, trad. fr. 1903), ce dernier revendique le caractère central de la délinéation, dont le bas-relief offre un vrai modèle valable pour toute la sculpture. Pour éviter ces analyses polarisantes, la tentation était grande de proposer un catalogue annoté, « neutre » des œuvres les plus importantes du siècle en France. Claire Barbillon a opté pour une méthode toute opposée et très originale, où l’approche esthétique et l’investigation historique croisent leurs apports. De par son style, l’ouvrage combine avec bonheur le sérieux de la recherche primaire propre à l’école française dans le domaine de la sculpture au XIXe siècle, et le sens aigu de la méthode si cher à l’école allemande d’histoire de l’art.

 

         Genre mixte, souvent rapporté par l’histoire de l’art à un rôle vicarial dans les grands programmes sculptés ou architecturaux, le relief est interprété comme une forme « ambiguë », entre peinture et sculpture, - une forme tiraillée entre son autonomie revendiquée et sa dépendance de fait par rapport à l’architecture. Pour l’auteur, l’analyse serrée du relief permet de comprendre, au fil de ses usages complexes, les fonctionnements mêmes de la sculpture toute entière au XIXe siècle.

 

         Le premier chapitre tente de proposer, non une définition catégorielle donc exclusive du bas-relief, mais une définition problématique, qui souligne les points d’incertitude et de tension, les flous ou les contradictions qui traversent les textes-clés de la théorie de l’art de l’humanisme au XXe siècle. Barbillon nous rappelle quelques-unes des conditions qui ont renouvelé la pratique du relief en France au XIXe siècle. Par exemple, l’art de la médaille était extrêmement contrôlé, sous la Révolution jusque sous la Monarchie de Juillet, et seuls les artistes habilités par le gouvernement pouvaient s’y livrer ; cette mesure visait à prévenir toute contrefaçon monétaire. Sous Napoléon III, le pouvoir assouplit cette restriction et occasionne alors une splendide renaissance de la médaille comme de la plaquette.

         Le deuxième chapitre propose une analyse critique de l’approche stylistique appliquée au relief, et se concentre sur la période séparant le néo-classicisme à la fin du symbolisme. L’auteur y montre que les catégories stylistiques développées par l’histoire de l’art, et largement fondées sur l’analyse de la peinture, peinent à saisir la complexité du relief, et par extension de la sculpture. Cette dernière, d’ailleurs, connait un développement historique dans une temporalité propre, distincte de celle qui rythme les autres arts. Mais surtout, Barbillon signale que le recours au concept de style ne peut se limiter à la caractérisation d’un artiste dans une mouvance, au bénéfice d’une l’histoire de l’art purement formaliste. Le choix d’un style, par un artiste, ressortit à un nœud de déterminants concrets : l’œuvre à créer, les conditions de sa commande, sa matérialité, son public escompté, enfin son lieu projeté. Le même artiste pourra moduler deux œuvres à partir de références stylistiques distinctes, s’il aspire à satisfaire son idéal ou des commanditaires distincts. Ainsi, dans sa Fraternité (Mairie du Xe arrond., Paris), un haut relief commencé en 1878, Jules Dalou reprend soudain l’héritage du classicisme français ; ici, la citation est porteuse d’un message, la forme est contenu. Dalou propose une leçon à la jeune République qui célèbre l’ouverture de l’Exposition universelle. Le sculpteur affirme, par son relief, que le nouveau régime pourra renouveler, en l’adaptant, l’art public à vocation morale qui a distingué le Grand Siècle. La situation, au XIXe siècle, est très complexe, car les sculpteurs y ‘rejouent’ tous les styles légués par l’histoire de la sculpture, française ou italienne, suivant leurs aspirations, leurs angoisses ou leurs stratégies artistiques ; le contexte de leur labeur est international. Henri de Triqueti effectue une bonne partie de sa carrière en Angleterre. Auguste Rodin expose dans toute l’Europe de son temps. L’artiste, confronté à un vaste répertoire alimenté par le passé comme par une géographie élargie, cherche à s’approprier des formes connues selon ses propres exigences, en repoussant tout élément non pertinent d’un point de vue personnel, politique ou commercial. L’analyse de Barbillon montre par l’exemple que le concept d’  « influence stylistique », avec sa connotation implicite de passivité, est totalement incapable de saisir ce type de processus.

         Le chapitre 3 étudie la manière dont les sculpteurs ont su penser le rapport entre sculpture et architecture au cours du siècle. Les modèles antiques égyptien, grec et romain postulaient un asservissement de la sculpture – et par conséquent du relief – au dessein de l’architecte. Barbillon décrit les étapes importantes qui ont transformé ces modèles : émergence du modèle antique égyptien, transformation radicale du modèle grec après la découverte des marbres du Parthénon et leur exposition au British Museum après 1816. L’auteur considère avec raison que le haut-relief du Départ des Volontaires, que François Rude exécute pour l’Arc de Triomphe en 1836, ne peut se comprendre sans cette révolution qui tient à l’histoire de la culture visuelle. Barbillon relève qu’un rare modèle romain a conservé une grande prégnance – celui de la colonne monumentale, toute ornée de bas-reliefs, et dont la Colonne Trajane a fourni le paradigme séculaire jusqu’à la Colonne du travail de Rodin (1898, Musée Rodin, Paris), et jusqu’au Monument aux ouvriers de Jules Dalou (1897-98, Musée du Petit-Palais, Paris), ses deux avatars les plus célèbres. Cet asservissement au modèle antique est largement mis en question au XIXe siècle, au terme d’expérimentations robustes et parfois téméraires. À cet égard, la sculpture monumentale du Second Empire se livre à un iconoclasme presque ludique : Jean-Baptiste Carpeaux dessine un groupe sculpté pour le Louvre (La France impériale, palais du Louvre, pavillon de Flore, façade sud, 1866) et le place au-dessus du fronton qu’il devait originellement remplir, et qui reste donc déserté. La sculpture funéraire de la deuxième moitié du XIXe siècle sert également de terrain d’expérimentation privilégié ; elle permet aux artistes de tester à sa limite la dépendance relative du bas-relief à la totalité architecturale qu’il est censé servir. À l’aide d’exemples saillants, Barbillon montre la pertinence d’une étude presque phénoménale de l’œuvre d’art - cette dernière se donne à contempler dans le mouvement du spectateur qui s’approche d’elle. Toute analyse doit donc faire justice à cette réalité : le monument se présente comme une structure qui se déploie dans le temps très organisé d’une lecture visuelle. Les bas-reliefs entourant le monument du vice-amiral Decrès (Cimetière du Père Lachaise, Paris, reliefs de Louis Merlieux, 1828) déplient le narratif épique de ses victoires ; le promeneur en prend connaissance au fil de sa giration, avant d’admirer la pièce centrale du monument, l’évocation du héros même.

         Le chapitre 4 analyse dans le plus grand détail la relation paradoxale, à la fois conflictuelle et dialectique, qui lie la pratique du relief et les pratiques qui président à l’art pictural au XIXe siècle. L’auteur montre avec grande clarté que durant cette période, le relief offre un terrain privilégié à la réflexion sur le paragone. Par exemple, une année sur deux, le prix de Rome soumet les étudiants sculpteurs de l’École des beaux-arts à l’exercice du bas-relief historique. Clairement, les académiciens ont imaginé l’épreuve sur le modèle de l’examen réclamé aux peintres ; un médium, ici, impose sa loi à un autre médium. Cette contrainte va être vécue par plusieurs artistes comme une occasion de régler leurs comptes avec un médium sans pertinence – du moins, la plupart d’entre eux répugnent à emprunter passivement un modèle extérieur à leur art. Un cas, analysé par Barbillon, me semble revêtir un intérêt tout particulier à cet égard. Le jeune Henri Chapu tente d’arracher le bas-relief à l’emprise du modèle antique, qu’il considère comme étouffant dans sa banalité. Barbillon juge que son Christ aux anges (1857, Le Mée sur Seine, Musée Chapu) se caractérise par « un usage virtuose et quasi baroque de la courbe » (p. 67-68). Cette remarque pleine d’intuition apparaît d’autant plus juste que le modèle de ce relief, non évoqué dans le livre, doit être rappelé : il n’est autre que la Lamentation du Christ peinte en 1635 par Sir Anthony van Dyck pour l’abbé Scaglia (Musée des Beaux-Arts, Anvers). D’où le scandale que l’essai de Chapu a suscité auprès de son maître : de fait, le jeune sculpteur oppose un contre-modèle pictural à un modèle sculptural antique, et ce contre-modèle, il le choisit dans un corpus pictural baroque et flamand – ce choix vaut un manifeste de révolte…

         Le cinquième chapitre, d’ordre historiographique, construit une très subtile analyse des grandes métaphores qui ont travaillé la théorie de l’art, des Lumières au XXe siècle, et qui ont affecté la perception et la conceptualisation de la sculpture en relief. Par exemple, la reconstitution topique du bouclier d’Achille, sur la base de l’ekphrasis qu’en propose Homère, constitue l’exercice de choix des archéologues qui tentent d’imaginer la disposition des narratifs en bas-relief, soigneusement répartis sur l’arme du héros grec. Dès la fin du XVIIIe siècle, la théorie humaniste des hiéroglyphes connaît un regain d’intérêt, mais sous une forme rénovée. À une époque où cette écriture n’est pas encore déchiffrée – Champollion ne la décrypte qu’en 1822 – elle fascine les théoriciens d’art qui n’y voient plus une écriture mystérieuse et magique comme à la Renaissance, mais plutôt un système rationnel et naturel de représentation figurative. C’est une écriture imagée, qui permet de penser la sculpture comme méthode d’inscription « naturelle », et non arbitraire comme le langage. Cette métaphore problématique a fait long feu ; elle joue un rôle central chez Antoine Chrysostome Quatremère de Quincy (1755-1849), un des plus grands écrivains d’art de l’époque néo-classique. Au-delà de la diversité stylistique déployée au cours du siècle, cette tâche narrative et explicative, assignée au relief par la théorie de l’art et sa métaphore hiéroglyphique, demeure cardinale. Le relief doit assumer l’inscription de contenus historiques que le monument public rappelle à la mémoire des promeneurs. Les contenus se donnent à lire de gauche à droite, comme une écriture.

 

         Ce livre est très important. Au-delà de sa contribution première – il fournit la première étude fouillée sur le relief en France au XIXe siècle – l’ouvrage construit son objet avec une sûreté méthodique étonnante. La théorie de l’art, l’histoire de la culture, l’histoire matérielle et l’histoire de la réception de l’œuvre d’art y sont articulées de manière complexe. Le relief est tout d’abord conceptualisé comme schème formel, avant d’être historicisé avec une grande finesse. La monographie de Claire Barbillon ne tente nullement d’enfermer son objet dans une théorie unifiée, bien au contraire. Dans sa longue analyse de la Porte de l’Enfer de Rodin, par exemple, l’auteur montre à quel point le sculpteur demeure « inclassable » dans la configuration historique qu’elle a construite. Mais surtout, cette monographie démontre qu’une forme réputée mineure de la sculpture mérite mieux qu’une réhabilitation banale. Barbillon préfère se focaliser sur un schème formel, pour établir sa place dans l’ensemble d’une configuration – celle de la sculpture. Tout changement perceptible qui touche le relief peut être lu comme le symptôme d’une transformation majeure, qui affecte l’ensemble de la théorie comme de la pratique sculpturale au XIXe siècle. Au lieu de se concentrer sur les grands schèmes formels ou sur de grands genres – ici, la simple statuaire - l’historien peut choisir d’explorer les schèmes formels « marginaux », les genres qui font problème, justement parce qu’ils portent à leur limite les catégories artistiques propres à une période, et qui « travaillent » un médium donné. En centrant son ouvrage sur le relief, Barbillon a opéré ce choix. Cette option lui a permis de construire un instrument efficace, car propre à relire de manière originale l’ensemble du corpus de la sculpture française au XIXe siècle. Mais plus généralement, un tel travail contribue fortement à corriger l’image du XIXe siècle créée par une histoire de l’art trop obsédée par le médium de la peinture.