Cassimatis, Hélène: Eros dans la céramique à figures rouges italiotes. Essai d’interprétation iconographique et iconologique, 600p., 49 ill., 16 x 24, 978-2-7018-0342-5, 69 euros
(Editions de Boccard, Paris 2014)
 
Reviewed by Vincent Jolivet, CNRS
 
Number of words : 1954 words
Published online 2015-10-14
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2404
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          Ce fort volume constitue le développement impressionnant d’un article consacré par l’auteur à ce même thème, six ans plus tôt, qui en traçait déjà les principaux contours[1]. Au travers d’une étude iconographique  et iconologique rigoureuse de la céramique italiote, fondée sur une nouvelle approche méthodologique, elle se propose de mieux cerner la figure d’Éros dans un milieu - la société mêlée des colonies et des sites indigènes du Sud de l'Italie - et une époque précise - la fin de l'époque classique et le début de l'hellénisme. L’importance et l’intérêt de son enquête tiennent à ce qu’elle concerne en grande partie les peuples italiques, grands consommateurs de ces vases, mais qui ne nous ont pas laissé de sources écrites directes relatives à leurs croyances et à leurs mythes : le décryptage des images le plus susceptible de nous renseigner sur l’intention de leurs créateurs et sur les attentes de leurs clients représente donc, dans ce contexte, un enjeu majeur. Il a fallu pour cela à l’auteur se frayer un chemin dans un corpus figuré italiote « pléthorique, dense et complexe » (p. 11), formé de milliers de vases, à la poursuite d’une divinité ailée et, sans surprise, « fuyante, insaisissable et omniprésente » (p. 487). Chercher à mieux comprendre cet Éros-là, c’était aussi - et peut-être surtout ? – pour elle s’engager à la suite du jeune dieu comme un passeur afin de « trouver un chemin d’accès aux images », conçues comme un véritable langage (p. 36) et, paradoxalement, surtout lorsqu’elles se présentent « sans allusion à un quelconque arrière-plan savant » (p. 19).

 

          Entre une préface (p. 7-18) et une conclusion générale nourrie (p. 483-527), la table des matières comporte 13 chapitres de longueurs très inégales, qui auraient certainement gagné à être hiérarchisés de manière à mieux mettre en évidence l’articulation du volume, d’autant plus que la logique de leur distribution n’est pas toujours évidente. Je distinguerais parmi eux deux chapitres méthodologiques (Mise au point, p. 19-52, et Séries iconographiques, p. 137-145), quatre chapitres en grande partie relatifs aux antécédents de l’Éros italiote (Le culte, p. 53-79, Les sources écrites, p. 81-106, Éros et homosexualité, p. 107-117, Éros dans l’art, p. 119-127), deux chapitres d’introduction à la production d’Italie du Sud (La céramique italiote, p. 129-135, et La céramique siciliote et campanienne, p. 373-375), enfin, cinq chapitres consacrés au répertoire des différentes zones de production  (La production lucanienne, p. 147-238, La production apulienne, p. 239-372, La production siciliote, p. 377-414, La production campanienne, p. 415-445, et La production de Paestum, p. 447-482) ; à l’exception de celui consacré à la production campanienne,  chacun de ces derniers chapitres se referme sur quelques pages très utiles de commentaires synthétiques.

 

          L’enquête ne pouvait évidemment pas faire l'impasse sur les antécédents de l'Éros italiote dans sa patrie d'origine, la Grèce, d'où il partit pour conquérir le monde – relayé plus tard, dans l’iconographie chrétienne, par les anges qui présentent avec lui bien des affinités : mêmes ailes, même indétermination de genre, même classe d'âge, même goût pour la parure, même absence de culte spécifique… Loin d’être tombé de la dernière pluie, comme sa jeunesse pourrait le faire penser, Éros semble avoir été une très ancienne divinité cosmogonique aux pouvoirs étendus, anthropomorphisée après Hésiode (p. 56). L’analyse des données relatives aux trois sanctuaires où son culte était célébré (Thespies, Parion et Leuctres), l’examen des sources littéraires (en particulier Hésiode, Sophocle et Euripide) et – beaucoup plus brièvement -, l’étude des productions artistiques, mis en perspective par rapport au répertoire iconographique des vases italiotes, invitent l’auteur à conclure que la source d’inspiration fondamentale des peintres aurait été le théâtre populaire, non seulement pour les scènes complexes, mais aussi pour les « mises en pages » de personnages et la constitution d’un répertoire d’attitudes-types et de figures de stock. Dans cette partie du livre, le chapitre « Éros et homosexualité » fait un peu figure de digression, d’autant que le corpus italique ne comporte pas de représentations explicitement homosexuelles – un chapitre plus général sur le rapport d’Éros à la sexualité aurait probablement été mieux venu.

 

          Sur le plan méthodologique, l’auteur soumet les vases de son corpus – qui ne représentent évidemment pas la totalité de la production d’Italie du Sud – à une double grille d’analyse : elle isole d’abord un certain nombre d’accessoires (de 2 à 9 selon les productions) jugés significatifs[2], puis différents thèmes récurrent (de 5 à 15). Cette mise à plat du décor, se traduisant en autant de séries, lui permet de proposer une interprétation fondée des scènes figurées et de procéder à des comparaisons directes entre les productions concernées (l’apulienne étant celle qui propose la plus grande variété de solutions), en mettant ainsi en évidence un certain nombre de différences de région à région (synthétisées aux p. 506-507 et 523-525). Dans le cas de vases décorés sur leurs deux faces, la conviction que les scènes stéréotypées étaient en fait riches de sens incite l’auteur à inverser la position classique (p. 30, 491), en proposant de donner la priorité, dans la lecture du vase, à ce que les descriptions traditionnelles désignent comme la « face B » avant d’aborder la scène complexe figurée sur l’autre face, qui pourrait n’en constituer que le développement et l’illustration.

 

          Deux tableaux récapitulatifs peuvent donner une bonne idée générale des accessoires et des thèmes retenus, ainsi que de leur distribution.

 

 

Accessoires

Lucanie

Apulie

Sicile

Campanie

Paestum

Eau

X

 

 

X

X

Rocher

X

X

X

X

X

Oiseaux

X

X

 

 

 

Oeuf

X

X

 

X

 

Miroir

X

X

X

X

 

Eventail

 

X

 

 

 

Strigile

X

X

 

 

 

Balle

X

X

 

 

 

Tétragone/pilier

X

X

 

 

 

 

 

Thèmes

Lucanie

Apulie

Sicile

Campanie

Paestum

Scènes mythologiques

X

X

 

 

 

Offrandes/culte

X

X

X

X

 

Épiphanies d’Éros

X

X

X

X

X

Couronnement d’Éros

X

X

 

 

 

Éros acteur de culte

 

 

 

 

X

Éros archer

X

X

 

X

 

Éros au concours

 

X

 

 

 

Éros au banquet

 

 

X

 

 

Éros cavalier

 

 

X

 

 

Éros et Orphée

 

X

 

 

 

Éros et Aphrodite

X

X

 

X

X

Éros et Niké

 

X

X

 

 

Éros et les femmes

 

 

X

X

X

Noces

 

 

X

 

 

Éros et Dionysos

 

 

 

 

X

Contexte dionysiaque

X

X

X

X

X

Éros chez les Bienheureux

 

 

 

 

X

Éros à torche cruciforme

 

X

 

 

 

Contexte funéraire

X

X

 

X

 

Poursuites

X

X

 

 

 

Rencontres

X

X

 

X

X

Rites indéterminés

 

 

 

 

X

Indéterminés

X

X

 

X

 

 

 

          Si le but de l’auteur est incontestablement atteint – souligner des différences significatives de région à région, mettre en valeur un certain nombre de caractéristiques de l’Éros italiote, comme sa proximité du thiase dionysiaque ou du monde funéraire, sa participation à des rituels -, il manque sans doute à l’ouvrage une bonne présentation, fût-elle succincte, de l’iconographie des vases attiques du IVe siècle av. J.-C. En son absence, peut-on véritablement affirmer que « tout est différent dans le fond » (p. 483), de la Grèce à la Grande Grèce, où se serait développé un « Éros autonome » (p. 12), avec une « destination à des populations non grecques », italiques (p. 12, 44)[3] ? L’ouvrage classique d’H. Metzger sur la céramique attique du IVe siècle av. J.-C. s’ouvre par un chapitre consacré au « cycle d’Éros »[4], déjà en partie séparé du « cycle d’Aphrodite », qui distingue un certain nombre de contextes ou de fonctions (gynécée, médiation, enfance, scènes dionysiaques) qui ne me semblent pas fondamentalement différents d’une grande partie de ceux attestés dans le monde italiote.

 

          Il aurait été évidemment intéressant, sans nécessairement la soumettre pour autant à la même grille d'analyse, de faire le rapprochement entre ces représentations et celles de la céramique étrusque contemporaine[5], qui n'est convoquée ici qu'épisodiquement (p. ex. p. 45, 121, 238, 497). En Étrurie, comme en Grande Grèce, la question fondamentale de la destination de ces vases fait encore débat : l’auteur retient parfois un lien avec des commémorations ou des célébrations (p. 28), tout en privilégiant ailleurs l’hypothèse funéraire (p. 47, 483-484).  Dans ces deux régions, ni la très grande majorité des découvertes faites en contexte funéraire (compte tenu du retard des fouilles d’habitat), ni l’iconographie de ces vases (il n’est pas dit qu’une représentation de l’Au-Delà implique un usage exclusivement funéraire), ni même le fait que certains d’entre eux n’aient manifestement pas été destinés à un usage pratique (fonds percés) ne peut permettre de conclure, en l’état actuel du dossier, à une destination funéraire de l’ensemble de la production des vases à figures rouges : la poser en prémisse de l’étude iconographique soulève donc un problème, et l’auteur a certainement raison de retenir plus loin (p. 489) une double destination pour ces objets, « simples contenants utilitaires, et/ou objets nécessaires au rituel » - funéraire ou non, pourrait-on ajouter. De même, considérer d’emblée (p. 7), l’ensemble de la céramique à figures noires et à figures rouges comme « non domestique » soulève un autre problème qui réapparaît au fil de l’ouvrage, par exemple lorsque l’auteur souligne que « la popularité des cratères témoigne de celle du vin, de son utilisation, de son importance dans les rites » (p. 233) : faut-il en conclure que ces cratères n’étaient pas utilisés au banquet des mortels, ou que le banquet s’inscrit nécessairement dans les rites ?

 

          L’ouvrage est complété par un inventaire des sources, par une riche bibliographie (p. 531-551), par un index général relatif aux motifs, aux divinités et aux auteurs anciens (p. 553-555), ainsi que par un tableau des vases présentés par région et par série (p. 560-583). L’illustration comporte un total de 62 figures (correspondant parfois à plusieurs clichés), dont le quart en couleurs – il aurait été utile d’indiquer l’atelier de production dans la légende des figures, d’autant plus qu’aucun renvoi ne permet malheureusement de remonter directement de l’image au texte.

 

          Rédigé avec une très grande clarté, fourmillant d’interrogations fécondes, cet ouvrage fondé sur un corpus exceptionnellement abondant n’est pas exempt de redites et de retours en arrière, voire de contradictions, et semble parfois un peu déroutant dans ses méandres, laissant le lecteur aussi perplexe que le superbe Éros de la péliké lucanienne de Sydney (fig. 6). Mais sa richesse et sa complexité permettront à chacun d’y puiser avec profit à de multiples niveaux, comme source d’inspiration méthodologique, pour ses analyses parfois très développées, et éclairantes, de vases déterminés, ou encore pour ses conclusions sur les attributs et les contours du dieu dans les différentes régions de l’Italie du Sud. La flèche a atteint sa cible.

 

 


[1] H. Cassimatis, Éros en Italie méridionale. Approche iconographique à travers les représentations italiotes, Pallas 76, 2008, p. 51-65.

[2] Cette opération comporte évidemment une part d’arbitraire : ainsi, sur le skyphos de Sydney reproduit en couverture de l’ouvrage, le miroir élevé par Éros est-il considéré comme un accessoire significatif, alors que le bâton qu’il tient de l’autre main ne le serait pas.

[3] Mais l’auteur inclut ailleurs (p. 13) « Grecs et Italiques dans la fabrication comme dans la consommation ».

[4] Les représentations dans la céramique attique du IVe siècle, Paris, 1951 (BÉFAR 172), p. 41-58, qui souligne l’omniprésence du dieu dans la production attique. Publication récente d’un nouveau corpus de ces vases, conservé dans les réserves du musée de Kertch, dans O. Jaeggi, Attisch-rotfigurige Vasen des 4. Jhs v. Chr., Kiev, 2012.

[5] On trouvera de nombreux exemples de représentations de l’Éros étrusque, p. ex., dans M. A. Del Chiaro, Etruscan Red-Figured Vase-Painting at Caere, Berkeley, 1974.