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Compte rendu par Florian Besson, Université Paris-Sorbonne Nombre de mots : 2144 mots Publié en ligne le 2016-03-20 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2417 Lien pour commander ce livre
Issu d’un colloque tenu à Saint-Pétersbourg et à Caen en 2009, ce gros ouvrage rassemble près d’une trentaine de contributions, en anglais et en français. Contrairement à ce que le titre, très dense et pas forcément très clair, pourrait laisser entendre, ce livre ne se penche pas seulement sur les transferts culturels vers la Rous ancienne, mais propose au contraire une vision très large, englobante, qui interroge à la fois la Normandie et l’Irlande, la Scandinavie et les pays baltes, l’Angleterre et ce qui deviendra la Russie, pour mieux resituer le phénomène viking. De nombreux articles, ceci étant dit, se centrent sur le sud de la mer Baltique, et en particulier sur la ville de Novgorod, carrefour des migrations et des échanges économiques et culturels.
Cet ouvrage devrait faire date. Sur le plan formel, il est extrêmement complet : la grande majorité des articles incluent des cartes, des tableaux et des photographies, parfois en couleurs, de mobilier archéologique, quelquefois inédit – en sorte que le livre lui-même se présente comme un musée virtuel, répondant au « musée souterrain » qu’évoque Anatolik Kirpichnikov au sujet du site de Staraya Lodaga (p. 230). L’appareil critique inclut des résumés en trois langues – français, anglais et russe – de chaque contribution, un index très complet et une table des illustrations. Un glossaire aurait été utile et on aurait également pu souhaiter une bibliographie générale, rassemblant au moins quelques-uns des ouvrages les plus importants ; mais les notes de bas de page sont extrêmement nombreuses et bien faites et suffisent donc pour se repérer dans la masse bibliographique. Les articles, tous remarquablement bien écrits, ne sont jamais trop longs – même si certains restent plus difficiles d’accès au vu de la précision des sujets étudiés ou la quantité d’ouvrages balayés en quelques pages. Les auteurs s’attachent généralement à remettre leurs articles en contexte, en rappelant les grands débats historiographiques ou en faisant l’historique des fouilles archéologiques dans telle ou telle région. L’une des grandes forces de cet ouvrage reste la capacité des auteurs à mobiliser toutes les sources, qu’elles soient littéraires, iconographiques ou archéologiques.
Sur le fond, le livre se découpe en trois parties : la première partie, intitulée « Des hommes entre l’Orient et l’Occident », s’intéresse aux acteurs des transferts culturels. Qui étaient ces hommes qui voyageaient entre les mondes et entre les cultures ? Comment repérer des Scandinaves dans des chantiers archéologiques en Russie ou en Europe de l’Ouest ? Plusieurs chapitres interrogent ici les pratiques funéraires (Felix Biermann, Dawn M. Hadley), la poterie (Valentina Goryunova, Alexej Plokhov) ou encore l’habillement (Sarah Croix, Lyubov’ Pokrovskaya). Les auteurs savent rester prudents : souvent critiques vis-à-vis des travaux de leurs prédécesseurs, ils indiquent à juste titre qu’il est difficile de faire la différence, face à un riche mobilier funéraire, entre des catégories sociales et des catégories ethniques. Trouver des objets en métal précieux dans une tombe peut donc être un signe de l’identité scandinave du défunt, ou de son appartenance à l’élite de la ville. Stéphane Lebecq propose quant à lui d’inverser la perspective en se penchant sur les Occidentaux, en particulier les Frisons, présents dans l’espace scandinave au Haut Moyen Âge. Cet article est d’autant plus intéressant qu’il est l’un des rares à travailler sur les navires, conditions premières des échanges marchands et culturels : Stéphane Lebecq souligne ici que les langskip vikings étaient plus souples, grâce à la technique de la construction à clin, leur permettant d’affronter les tempêtes plus facilement. De plus, les Vikings surent adopter une évolution technique décisive, le gréement, qui leur permit d’évincer les Frisons sur les grandes routes commerciales, puis de pousser leurs explorations plus loin que jamais.
La deuxième partie se penche sur « les lieux et espaces d’échanges et de contacts ». Plusieurs chapitres interrogent les découvertes archéologiques faites notamment autour du lac Ladoga, tout près de la frontière finlandaise aujourd’hui. Travailler sur les découvertes archéologiques, c’est aussi analyser l’absence de découverte : comme le pointe Jens Mooesgard, on n’a retrouvé que très peu de pièces normandes en Scandinavie, les rares trouvailles renvoyant probablement à des contacts entre individus, alors que les pièces germaniques, anglaises et islamiques sont extrêmement nombreuses, preuve de flux commerciaux importants. Vincent Carpentier propose quant à lui deux chapitres passionnants dans lesquels il se penche sur la Neustrie puis sur l’estuaire de la Dives pour recréer le contexte – climatique, agricole, environnemental – dans lequel les Vikings se sont implantés en Europe de l’Ouest. Søren Sindbaek analyse les ports de la côte baltique comme des points nodaux dans un réseau commercial et culturel. Y aurait-il un lien entre le dynamisme de ces sites et leur position périphérique ? Les processus d’assimilation culturelle, en tout cas, jouent à plein sur les marges et les espaces d’entre-deux, et ce n’est évidemment pas un hasard.
La troisième partie, enfin, interroge les « changements culturels, nouvelles identités et construction d’une mémoire ». C’est la partie la plus problématisée, celle, aussi, qui se penche le plus sur l’historiographie, à l’image de cet excellent chapitre de Leo S. Klejn, qui revient sur son rôle dans le débat entre « normanistes » et « anti-normanistes » en Russie, et le réinscrit avec une grande finesse dans les enjeux de l’identité nationale russe au cours du XXe siècle. Les travaux de Patrick Geary sur l’ethnogenèse sont constamment mobilisés ici[1], en particulier lorsque Elisabeth Ridel ou Elena Mel’nikova étudient la langue et ce qu’elle peut dire de l’identité scandinave – chapitres passionnants dans lesquels les auteurs retrouvent une langue disparue à travers quelques toponymes, une poignée de noms propres, des bijoux gravés, une stèle funéraire. Cette partie interroge donc l’identité des Vikings, et on y trouve logiquement deux chapitres sur la conversion des Scandinaves au christianisme – Lesley Abrams, travaillant sur la Grande-Bretagne et l’Irlande, souligne notamment que cette conversion a souvent été le fait d’individus isolés, et pas forcément un processus global impulsé par tel ou tel pouvoir. Et Alexander Musin, dans un chapitre qui compte parmi les plus stimulants de l’ouvrage, étudie le subtil mélange entre christianisme et paganisme dans la Rous des IX-Xe siècles ; son utilisation du concept de « middle class » pour qualifier les Vikings qui se convertissent au christianisme et affichent leur nouvelle identité est cependant trop rapide et aurait dû être davantage explicitée.
Il est impossible de rendre justice en quelques lignes à tous ces articles qui, redisons-le, sont tous extrêmement intéressants. L’ouvrage sera apprécié par les médiévistes, évidemment, notamment parce qu’il met l’accent sur une région relativement peu connue des médiévistes français, mais aussi parce qu’il montre comment dépasser le schéma, forcément réducteur, des « invasions vikings ». Les archéologues y trouveront également leur compte, puisque le livre démontre bien les différences de méthode entre archéologues français et russes, ceux-ci travaillant beaucoup sur la culture matérielle, à partir de typologies et de descriptions d’objets, tandis que les premiers sont plus axés, en tout cas depuis quelques années, sur les structures spatiales et les modes d’occupation de l’espace. Ce livre apparaît dès lors comme un beau dialogue entre ces deux méthodes de travail.
Plus généralement, tous les chercheurs en sciences humaines seront intéressés par cet ouvrage, qui propose une très belle lecture des échanges et des transferts culturels. À la pointe de l’historiographie récente, le livre balaye tous les modes d’articulations des peuples : certains sont critiqués – ainsi les concepts de langue créole, de colonisation, d’acculturation –, d’autres réactualisés, comme l’assimilation, l’entre-deux, l’hybridation, d’autres, enfin, proposés. Alexander Musin avance ainsi l’idée d’une « double acculturation », les Scandinaves s’assimilant d’abord au milieu multiethnique de la Baltique pour former les Rous, et ceux-ci s’assimilant ensuite avec les Slaves. Dans sa conclusion, Geneviève Bührer-Thierry utilise quant à elle le concept de « middle ground » forgé par Richard White[2] : les Scandinaves, « guerriers-marchands », seraient des médiateurs dans un monde partagé où tous les peuples ont besoin les uns des autres, sans qu’aucun ne soit assez fort pour imposer sa loi. L’idée est extrêmement intéressante, mais elle aurait gagné à être travaillée en profondeur plutôt que simplement effleurée en conclusion. Quel que soit le cadre interprétatif, l’ouvrage se focalise avec grand intérêt sur les rencontres, travaillant au plus près des acteurs individuels. Les chapitres soulignent la vitalité de ces interactions, capables de produire souvent des formes de mixité culturelle. Ces assimilations culturelles ne sont pas qu’un processus passif et indirect : Dawn Hadley montre bien par exemple que les Vikings choisissent les emplacements de leurs tombes pour s’inscrire dans des pratiques de l’espace et des codes du pouvoir anglo-saxons, ce qui les aide à construire une nouvelle identité et à s’approprier des territoires. Les auteurs savent également souligner l’ambiguïté de ces identités mixtes, à mi-chemin entre les traditions et les religions : comme ce Richard mentionné par Elisabeth Ridel qui a un prénom normand, s’exprime en moyen anglais, mais écrit en runes scandinaves...
Une belle image à retenir pour finir, puisqu’elle rappelle à la fois la complexité et la richesse de ces interactions culturelles, qui, en mettant en contact les mondes, produisent du neuf. La brûlante actualité de ces réflexions sur les migrations, les intégrations, les identités, à l’heure où ces notions sont au cœur du débat politique européen, achève de rendre obligatoire la lecture de cet ouvrage pour tous ceux qui s’intéressent à ces thèmes.
[1] Voir en particulier Patrick J Geary, Quand les nations refont l’histoire : l’invention des origines médiévales de l’Europe, Paris, Aubier, 2004. [2] Richard White, Le Middle Ground. Indiens, Empires et Républiques dans la région des Grands Lacs, 1650-1815, Toulouse, Anacharsis, 2009.
Table of Contents
P. Bauduin, A. Musin Avant-propos 11 S. Lebecq Les Occidentaux en Baltique aux VIIIe-IXe siècles : Qui ? Pourquoi ? Comment ? 29 M. Hardt Danish Fleet-operations at the Southern Shores of the Baltic Sea and along the Elbe River during the 9th Century 39 T. Jackson Icelandic Skalds and Garðar 45 J. Jesch Christian Vikings: Norsemen in Western Europe in the Twelfth Century 55 F. Biermann Early medieval richly furnished burials in the south of the Baltic – symbols of ethnic identity or expressions of social élites under pressure? 61 D. Hadley Creating identity in Viking-Age England: archaeological perspectives on funerary practices 71 S. Croix De l’art de paraître : costume et identité entre Scandinavie et ancienne Rous 85 L. Pokrovskaya Female costume from Early Novgorod and its ethno-cultural background: an essay of the reconstruction 101 A. Peskova Byzantine and Scandinavian Elements in Christian Devotional Metalwork Objects of Early Rus’ of the 10th – 11th Centuries 113 V. Goryunova, A. Plokhov Contacts of the population of Lake Il’men’ and the Volkhov River areas with peoples of the Baltic region in the 9th – 10th centuries on the evidence of pottery 133 P. Lajoye Les Rous d'Ibn Fadlân : Slaves ou Scandinaves ? Une approche critique 155
2- Lieux et espaces d’échanges et de contacts S. M. Sindbæk Scandinavian settlement south of the Baltic 167 J. C. Moesgaard Les échanges entre la Normandie et la Baltique aux Xe-XIe siècles – la documentation numismatique et ses limites 177 V. Carpentier Dans quel contexte les Scandinaves se sont-ils implantés en Normandie ? Ce que nous dit l’archéologie de l’habitat rural en Neustrie, du VIIIe au Xe siècle 189 V. Carpentier Du mythe colonisateur à l’histoire environnementale des côtes de la Normandie à l’époque viking : l’exemple de l’estuaire de la Dives (France, Calvados), IXe-XIe siècles 199 A Kirpichnikov Early Ladoga during the Viking Age 215 E. Nosov New archaeological discoveries at Ryurikovo Gorodishche 231 E. Rybina, N. Khvoshchinskaya Scandinavian objects from the Excavations of Novgorod 245 S. Toropov Stray Finds of the Scandinavian Origin and the Viking Hoards in the Lake Ilmen Area near Novgorod the Great: Topography and Composition 257 E. Toropova Staraya Russa at the end of the Viking Age and later: a review of archaeological investigations 281 O. Boguslavskij The region south of Lake Ladoga during the Viking Age (8th - 11th centuries AD) 297
3- Religions, langues et la construction d’une mémoire A. Musin Les Scandinaves en Rous entre paganisme et christianisme 311 L. Abrams The Conversion of Scandinavians in Britain and Ireland: an Overview 327 S. Bagge National Identity and Memory of the Origins : the example of Norway 339 E. Ridel Langues et identités dans les établissements vikings d’Europe de l’Ouest 349 E. Mel’nikova The Acculturation of Scandinavians in Ancient Rus’ as Reflected by Language and Literacy 363 F. Uspenskij What’s in a Name? Dynastic Power and Anthroponymics in Medieval Scandinavia and Rus’ (the case of Swyatoslav and Swyatoslava) 377 A. Gippius A Scandinavian Trace in the History of the Novgorod Boyardom 383 A. Selin "Invitation of the Varangians" and “Invitation of the Swedes” in the Russian history: Ideas of the Early Historiography among Russian late Medieval Society 397 L. Klejn Normanism and Antinormanism in Russia: an eyewitness account 407
Conclusions G. Bührer-Thierry Conclusions de la session française. Affrontement, accommodation, médiation : mémoire de Vikings et construction des identités à l’Est et à l’Ouest de l’Europe 417 A. Musin Conclusions de la session russe. L’adieu aux mythes, ou quelques réflexions sur les voyages vers l’Orient et vers l’Occident à l’époque viking et aujourd’hui 423
N.B. : Florian Besson est actuellement doctorant en histoire médiévale à l'université Paris-Sorbonne sous la direction d’Elisabeth Crouzet-Pavan. Sa thèse porte sur les croisades et les Etats latins d’Orient.
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Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |