Crépin-Leblond, Thierry - Chatenet, Monique (dir.): Anne de France. Art et pouvoir en 1500. 17 x 24 cm, 224 pages, environ 110 ill. pour partie en couleurs, broché, ISBN 978.2.7084.0962.0, 39 €
(Éditions Picard, Paris 2014)
 
Compte rendu par Ilaria Andreoli, CNRS (Paris)-Fondazione Giorgio Cini (Venise)
 
Nombre de mots : 4192 mots
Publié en ligne le 2018-02-26
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2420
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          Art et pouvoir, ces deux termes résument bien ce que fut le rôle d’Anne de France à la charnière du XVe et du XVIe siècle. Pouvoir car, fille de Louis XI, épouse de Pierre de Beaujeu, Anne devint de fait régente du royaume à la mort de son père, situation inédite pour une femme d’exception qui sut gouverner à travers les hommes de son entourage : le roi Charles VIII son frère, le duc de Bourbon son époux et, dans une moindre mesure, le connétable Charles de Bourbon, son gendre. Art car, mécène à l’avant-garde de la Renaissance, elle parvint a faire venir à Moulins des artistes d’exception et présida à la création de nombreux chefs-d’œuvre, dont le triptyque du Maître de Moulins. Introduit par le sénateur Jean Cluzel, auteur d’une biographie d’Anne « aux trois noms » - et même quatre si l’on ajoute « Madame la Grant » car elle gouverna par deux fois la France, lors de la minorité de son frère, de 1483 à 1491, et lors de l’absence de celui-ci, en 1494-95 pendant la première guerre d’Italie – ce volume d’actes prolonge heureusement celui qui avait été consacré en 2000 au Duché de Bourbon, des origines au connétable, ainsi que les expositions France 1500 : Entre Moyen Âge et Renaissance, et Tours 1500, capitale des arts et, plus récemment, Lyon Renaissance. Arts et humanisme pour offrir un tableau très complet de l’action d’Anne de France.[1]  

 

         Née en 1461, elle mourut en 1522, ayant connu quatre rois : Louis XI, Charles VIII, Louis XII et Francois Ier. Initiée aux affaires par son père entre 1473, date de son mariage, et 1483, elle fit, comme lui, montre d’un caractère aussi souple que ferme, d’une ténacité à toute épreuve, et d’une aptitude au commandement qui lui permit de poursuivre l’œuvre de construction de l’État royal. Objet de la première partie du volume, le bilan politique de cette « maîtresse femme », selon le mot de Brantôme, est impressionnant. Elle sut éviter l’éclatement du royaume – et même sceller le rattachement de la Bretagne -, mater les grands feudataires, pacifier le pays, éloigner les menaces de guerre extérieure, rétablir les finances et assurer le bon fonctionnement de l’État. En même temps, à la manière italienne, Anne animait à Moulins une vie de cour brillante, y accueillant tout ce que le monde des arts et des lettres de l’époque comptait de talents. C’est aux différents aspects de son mécénat, dans le contexte du mécénat féminin contemporain, que sont consacrées les contributions de la seconde partie du livre.

 

         En ouverture de la première section, Josiane Teyssot s’attache au gouvernement du duché de Beaujeu par Anne et son époux après la régence. Comme leurs prédécesseurs, les nouveaux ducs laissèrent à l’Auvergne, au Beaujolais et au Bourbonnais une certaine autonomie et leur propre identité administrative, tout en veillant à la bonne administration de leur patrimoine. Dans leurs capitales ils pratiquèrent un mécénat vraiment princier, embellissant selon le goût du jour le château de Moulins et celui de Villefranche-sur-Saone et rénovant les jardins de celui de Riom. Anne réussit même à attirer le plus grand peintre de son époque, Jean Hey, le Maître de Moulins, qui produisit à la cour des Beaujeu ses œuvres majeures, dont le magnifique triptyque de la cathédrale Notre-Dame à Moulins. Mais la question de la succession, qui reposait complètement sur les frêles épaules de Suzanne, seule survivante de trois enfants, devint peu à peu omniprésente. À cet égard , les années 1513-1514 apparaissent cruciales, quand Anne, veuve depuis 1503, tenta en vain de profiter de l’agonie de Louis XII pour assurer l’avenir du duché, obsession des vingt dernières années de sa vie. Alors qu’elle avait été respectée et consultée à l’égal d’un roi, en France comme en Europe, et avait élevé plusieurs enfants princiers amenés à jouer un rôle de premier plan quelques décennies plus tard, la disparition des acteurs de sa jeunesse entraîna progressivement sa mise à l’écart. Quand Anne mourut, le 14 novembre 1522, toutes les précautions semblaient avoir été prises pour préserver l’autonomie du duché mais son gendre Charles de Bourbon, moins habile tacticien qu’elle, ruina l’œuvre de sa belle-mère quelques années plus tard en le laissant se rattacher au royaume.

 

         Aubrée David-Chapy étudie trois aspects de la pratique du pouvoir par Anne de France pendant la décennie 1480 où elle fut à la tête du royaume : la construction de la légitimité nécessaire à l’exercice d’un tel pouvoir ; les conflits qu’elle affronta en diplomate et en chef de guerre ; les éléments de son action politique qui peuvent être considérés comme spécifiquement « féminins », en particulier la négociation et la conclusion d’alliances matrimoniales (celles de Marguerite d’Autriche, puis d’Anne de Bretagne avec Charles VIII, de Gabrielle de Bourbon-Montpensier avec Louis II de la Trémoille, enfin de Louise de Savoie avec le comte Charles d’Angoulême). Les contemporains, les chroniqueurs notamment, sont unanimes à reconnaître l’étendue du pouvoir d’Anne de France, que certains n’hésitent pas à désigner comme régente, titre qu’elle ne porta jamais. Mais l’historien est confronté à une distorsion entre le pouvoir apparent et le pouvoir réellement exercé tel que les archives le font connaître. Le génie d’Anne fut d’inventer de toute pièce, pour la première fois, une régence qui ne disait pas son nom, et d’inaugurer un mode inédit de gouvernement au féminin, ouvrant la voie à Louise de Savoie, Catherine de Médicis et Marie de Médicis, toutes mères de rois, qui firent d’une situation exceptionnelle un mode de gouvernement.

 

         En complément des études sur son gouvernement réel, Murielle Gaude-Ferragu s’intéresse au gouvernement symbolique d’Anne de France à travers l’étude des cérémonies qu’elle organisa, à la mort de sa mère, Charlotte de Savoie, en 1483, et au décès de son époux, Pierre II, duc de Bourbon, en 1503, ce qui lui permit d’affirmer sa légitimité et son droit à la succession grâce à un cérémonial mûrement réfléchi. L’auteure évoque aussi l’habile politique des reliques d’Anne et Pierre de Beaujeu à la Sainte-Chapelle à Riom, qui faisaient d’eux les héritiers des rois Valois.

 

         Dans des Enseignements à sa fille Suzanne de Bourbon, rédigés entre 1503 et 1505, après la mort de Pierre de Bourbon et avant le mariage de Suzanne avec le connétable, Anne de France donna sa vision de la « grande cour des dames » qu’avec Anne de Bretagne elle contribua à créer, ou plutôt à recréer après trois-quarts de siècle dévastateurs pour la vie de cour. Il s’agit d’une cour à l’atmosphère austère, bien différente de celle de François Ier, que chanta Clément Marot et que raconta Marguerite de Navarre. C’est ce témoignage inestimable que commente Monique Châtenet. Les grandes dames du règne de Louis XII – Anne de France, Anne de Bretagne, Louise de Savoie -, « femmes de façon » « assurées en toutes choses », au « port haut et honorable » et à la « douce manière bien morigénée » préfèrent la « pesanteur » d’un christianisme rigoureux, à la « légèreté ». Elles répriment leurs gestes, mesurent leurs paroles, situent avec courtoisie chacun « selon son degré » et veillent à ce que la renommée de leur sagesse et de leur vertu soit « digne de perpétuelle mémoire ». Sous la « douceur, la grâce », et la « parfaite humilité » de leur « féminine et faible » condition, elles dissimulent leurs intentions, leurs ambitions, leur solide bon sens et leur volonté d’acier.

 

         Le statut juridique du Bourbonnais, dernier combat d’Anne de France, est le sujet de la contribution de Anne-Sophie Condette-Marcant. Devenue par mariage duchesse de Bourbon, Anne choisit au crépuscule de sa vie de défendre le duché pour sa fille et pour son gendre Charles III de Bourbon. En s’unissant à Pierre, elle avait épousé la cause de l’autonomie du duché, en danger à l’aube du XVIe siècle à cause d’une convention signée par Louis II de Bourbon en 1400. Le duché, apanage royal, devait revenir à la Couronne si le duc n’avait pas d’héritier mâle. Anne et Pierre n’ayant qu’une fille, la menace était réelle. Malgré son habileté, Anne ne put faire modifier le statut juridique du duché et, à la mort de Suzanne, un procès en succession s’ouvrit devant le Parlement de Paris au cours duquel fut allégué le statut des biens apanagés. La question de droit n’ayant pas été définitivement tranchée, l’unité si savamment sauvegardée par la duchesse ne pouvait plus perdurer. Trop puissant, trop riche : l’heure était venue de le rattacher au domaine royal.

 

         Le terme assez général de « rattachement » recouvre en fait différentes étapes et différents moyens d’intégration du duché au royaume, que Clarisse Siméant identifie et situe dans la politique générale d’union à la couronne des grandes principautés françaises.  Mariages, donations, successions, achats, échanges ou conquête militaire permirent un rattachement de facto avant que l’acte solennel d’union réalise le rattachement de jure. L’autorité du roi ne souffrait plus l’existence des principautés et leur union suivait dorénavant une procédure parfaitement maîtrisée.

 

         La seconde partie du volume, consacrée au mécénat féminin autour de 1500, s’ouvre avec l’essai de Benoît-Henry Papounaud sur le mécénat de Marguerite d’Autriche et la construction du monastère royal de Brou. Tour à tour reine de France, infante d’Espagne, duchesse de Savoie et régente des Pays-Bas, Marguerite d’Autriche eut pour neveux François Ier et Charles Quint qu’elle contribua à placer à la tête du Saint-Empire romain germanique et pour le compte duquel elle signa en 1529 la « paix des Dames ». Si son rôle politique fut de tout premier ordre, elle pratiqua aussi un mécénat au service de ses ambitions. Alors qu’elle pensait demeurer en Bresse pour veiller à l’édification du mausolée de Philibert II de Savoie, Marguerite se vit confier la régence des Pays-Bas. À partir de 1507 et jusqu’à sa mort en 1530, vivant dans son palais de Malines où elle s’établit avec sa cour, elle disposait d’un statut et d’une aisance financière lui permettant de multiplier les commandes dont celle du monastère de Brou peut-être considérée comme la plus ambitieuse. En Flandre, elle s’intéressa à la tapisserie, constituant, à la suite de son père, l’une des plus importantes collections d’Europe, connue par plusieurs inventaires (dont celui de 1524), mais achetant également des pièces dont elle dota des établissement religieux. Le vitrail, lui, devait lui fournir le moyen d’imposer l’image des Habsbourg et d’affirmer leur puissance en offrant des verrières représentant les membres de sa famille au nom de son père, Maximilien, ou de son neveu Charles Quint, le plus souvent à sa propre initiative en qualité de régente. Au-delà de son rôle dans le choix d’images, à la dimension politique ou dévotionnelle évidente – sa dévotion à Marie-Madelaine en est un exemple - Marguerite faisait preuve d’une grande exigence quant à la qualité technique et artistique de ses commandes. De l’église de Brou, elle fit un véritable manifeste politique, un mausolée célébrant les maisons de Savoie et de Habsbourg dont les devises et l’emblématique sont omniprésentes, un chef-d’œuvre d’art total miraculeusement préservé jusqu'à nos jours, où la symbolique, qui ne se limite pas aux seuls tombeaux, mêle politique et spiritualité.

 

         Les sources qui permettent de connaître les importantes collections d’Anne de Bretagne, en grande partie héritées de ses aïeux ou de son premier mari, le roi Charles VIII, sont abondantes. Caroline Vrand les examine pour établir d’abord les choix d’artistes de la duchesse – parfois partagés avec Anne de France, comme le peintre Jean Hey, les orfèvres Arnoul de Viviers et Guillaume Charrau, mais aussi Jean Perréal et, dans le domaine de la littérature, Jean Lemaire de Belge. Elle s’attache d’autre part au spectacle de la cour – en particulier aux naissances royales et aux réceptions de grands princes -,  quand les arts étaient au service du métier de souveraine.

 

         Fille de France et fondatrice de l’ordre de l’Annonciade, Jeanne de France est la deuxième des trois enfants du roi Louis XI parvenus à l’âge adulte. La princesse a fait l’objet de nombreux travaux sur son mariage malheureux avec le duc d’Orléans, et l’annulation de cette union, mais aussi sur son aventure spirituelle, Jeanne de France étant morte en odeur de sainteté et ayant tôt fait l’objet d’un culte qui aboutît à sa  canonisation en 1950 sous le nom de « Jeanne de Valois ». Béatrice de Chancel-Bardelot et Philippe Bardelot ont établi l’inventaire des objets ayant appartenu à leur fondatrice que les Annonciades du monastère de Bourges conservèrent et qui furent considérés comme des reliques, surtout après la disparition de ses restes corporels en 1562.

 

         Si, dans certains cas, le rôle de mécène d’Anne de France est documenté par les archives, notamment pour l’achat de terrains permettant la rénovation et l’agrandissement du palais ducal de Moulins, ce rôle ne peut le plus souvent qu’être déduit de l’inclusion du couple ducal, par exemple dans le retable du Louvre ou le Triptyque de la Vierge en Gloire de la cathédrale de Moulins, tous deux exécutés par Jean Hey, le maître de Moulins, peut-être assisté de son atelier. Martha Wolff s’intéresse plus particulièrement aux questions posées par un retable dont les fragments se trouvent à l’Art Institute de Chicago et à la National Gallery de Londres. Charlemagne et la Rencontre d’Anne et Joachim à la Porte Dorée et l’Annonciation ont depuis longtemps été mis en relation, d’abord par Max Friedländer. On a longtemps supposé que les peintures de Londres et de Chicago constituaient des volets mobiles avec, au revers, les figures votives du couple Bourbon. Pourtant, certains examens techniques nous donnent de nouveaux renseignements sur le retable originel.  La structure des planches de chêne a été étudiée par un biologiste qui a pu prouver sans aucun doute que les deux panneaux ont été découpés dans un seul et même retable, l’analyse rapprochée des cernes de croissance ayant établi que les mêmes planches couraient de façon continue au-delà de la partie centrale perdue du panneau. Après le démembrement du retable, sans doute au XIXe siècle, l’Annonciation de Chicago a été altérée pour lui donner l’aspect d’une peinture indépendante en effaçant un personnage debout qui faisait pendant à Charlemagne, sans doute saint Louis. Une partie centrale a également disparu. Elle contenait certainement les figures principales du retable, peut-être une Vierge à l’Enfant, l’éducation de la Vierge par sainte Anne, ou sainte Anne Trinitaire. Les peintures de Chicago et de Londres n’appartenaient donc pas à un triptyque aux volets mobiles mais à un retable d’un format assez intime centré sur l’Incarnation, l’Immaculée Conception et le rôle des parents de la Vierge. Le retable a certainement été peint pendant la décennie la plus productive du peintre, dans les années 1490, lorsque Pierre II était duc de Bourbon, et il représente un jalon significatif pour comprendre la personnalité artistique de Jean Hey. La présence de Charlemagne et de saint Louis, elle, amène à supposer que les commanditaires Bourbon se sont appropriés cette iconographie royale, à moins que le retable ait été destiné à Charles VIII lui-même et à son épouse Anne de Bretagne.

 

         Implanté à Moulins durant une quinzaine d’années, Jean Hey n’a semble-t-il, quitté qu’à de rares occasion le territoire des Bourbons. Cette sédentarité explique sans doute la diffusion relativement limitée de son style en France autour de 1500. La trace d’un modèle issu de son répertoire  apparaît pourtant sur un vitrail de Saint-Germain-l’Auxerrois, l’une des plus importantes églises paroissiales de la capitale, siège d’un chapitre collégial. Philippe Lorentz a reconnu, parmi certaines scènes historiées à partir de cartons du Maître des Très Petites Heures d’Anne de Bretagne, les représentations d’un saint Pierre en pied et de sainte Anne éduquant la Vierge, accompagnée d’une donatrice en prière, qui se distinguent stylistiquement des autres panneaux de la verrière. Sainte Anne retient tout particulièrement l’attention, en raison de sa parenté avec une autre image de la mère de Marie, celle qui présente la duchesse Anne de Bourbon et sa fille Suzanne sur le volet droit du Triptyque de la Vierge en gloire. Ce pourrait être l’indice d’une exigence spécifique du commanditaire de la verrière. En effet, l’église comptait parmi ses paroissiens les ducs de Bourbon, propriétaires d’un hôtel particulier situé à l’est du Louvre, le long de la Seine. De plus, en février 1505, les fiançailles de leur fille unique Suzanne avec Charles de Bourbon-Montpensier y avaient été célébrées. On peut donc supposer que les ducs ont voulu laisser une trace personnelle dans leur église paroissiale parisienne, où existait une chapellenie de la Conception Notre-Dame, dévotion qui leur était particulièrement chère.

 

         Béatrice Duclos-Damour revient brièvement sur sa restauration de la couche picturale et du cadre du triptyque de Moulins, à l’automne 2000, pour procéder au « refixage » des écailles fragilisées, effectuer un nettoyage superficiel destiné à éliminer poussière et crasse, déposer un ton de fond dans certaines lacunes ponctuelles perturbant à distance la lecture de l’œuvre, et ré-uniformiser la surface de l’ensemble du triptyque grâce à un revernissage savamment étudié pour ne pas en augmenter trop la brillance.

 

         Trois contributions portent, elles, sur des aspects architecturaux du mécénat d’Anne de France.

 

         Jean Guillaume a étudié le château d’Anne de France à Gien, que cette dernière reçut de son père en 1481. La reconstruction du château, qu’aucun texte ne permet de dater, se situe certainement à l’époque de la régence (1483-1488) ; le nouveau Gien, en tout cas, était achevé avant 1496 puisqu’on n’y trouve aucune trace de décor Renaissance alors que le style nouveau apparaît à ce moment-là de façon très précoce à Moulins. La dendrochronologie a confirmé ces datations : les bois analysés se situent entre 1482 et 1492. Malgré l’absence de documents, on peut estimer qu’Anne et Pierre ont alors construit un corps de logis neuf digne de leur rang près de l’église, qu’ils ont en même temps restaurée, à l’ouest des bâtiments déjà existants qu’ils ont sans doute habités lors de leurs rares séjours. Ils ont ensuite détruit ces bâtiments et édifié le grand pavillon destiné à des logements (et aux bains) ainsi que le corps de galeries qui n’avait pas été prévu au départ. Leurs exigences se sont progressivement accrues : après avoir élevé deux grands logis superposés formés d’une salle et trois chambres, ils ont étendu leurs espaces privés puis ajouté deux galeries, créant ainsi un ensemble exceptionnel sans équivalent en 1490. C’est ce dernier parti, inventé à Gien, qui aura un immense succès à la fin du XVe siècle et au début du XVIe dans les châteaux de brique comme dans ceux de pierre : le contraste des volumes octogonaux, carrés et circulaires, des toits coniques et en pavillon, allait enchanter les Français pendant une trentaine d’années.

 

         Annie Regond évoque quelques aspects des commandes des châteaux par les duchesses de Bourbon et de Savoie du XIVe au XVIe siècle, dressant une étude comparative, en particulier, des ensembles castraux de Chambéry avec sa Sainte-Chapelle, et de Moulins, avec la collégiale et les fontaines, et leur sort après le départ ou la disparition des ducs.

 

         Vincent Droguet reconstruit la migration de quelques formes architecturales entre Rome, Moulins et Fontainebleau. Le corps de bâtiment de l’ancien château de Moulins qu’il est convenu d’appeler « pavillon d’Anne de France » ou « portique » de Moulins a été considéré comme un témoignage singulièrement précoce de l’influence exercée par l’art italien sur les formes d’un édifice civil français. Cette appréciation paraît amplement justifiée par les dispositions inédites de cette construction (un portique en rez-de-chaussée doté d’arcades en pleine cintre aboutissant, à gauche, à une chapelle couverte d’une coupole) et par le langage architectural et ornemental utilisé sur la façade sur portique (pilastres cannelés ou pilastres à losanges, chambranles à fasces, ornements à l’antique tels que les oves, les feuilles d’acanthes ou les glyphes), dont la nouveauté a frappé les historiens de l’architecture. Pourtant c’est le parti général de l’édifice, si l’on s’autorise à le considérer comme un bâtiment autonome possédant une logique propre, qui peut lui-même apparaître comme une manifestation remarquable de l’influence exercée par des modèles italiens sur les réalisations d’Anne de France et de Pierre de Bourbon : en l’occurrence celui de la villa pontificale du Belvédère au Vatican, que Charles VIII avait visitée pendant son séjour à Rome, édifiée une dizaine d’années auparavant et décorée partiellement par Mantegna, l’artiste italien le plus célèbre en France à cette date. L’exemple le plus frappant de la présence d’un petit pavillon en hors d’œuvre, interrompant l’élévation d’un portique ou d’une galerie et contenant un cabinet à l’étage, c’est à Fontainebleau qu’on va le retrouver. Si il y eut migration de formes entre Moulins et Fontainebleau, dont les premiers travaux menés par François Ier furent réalisés du vivant de sa mère, Louise de Savoie, cela a pu se produire par le biais d’un ancien serviteur de Louise, qui était également concierge du château de Moulins et qui exerça des responsabilités importantes sur le premier chantier de Fontainebleau : l’énigmatique Pierre Paule, dit l’Italien « architecteur ».   

 

         Les conclusions et l’évocation des problèmes encore ouverts et des pistes de recherches à approfondir ont été confiées à Thierry Crépin-Leblond. S’il n’y a pas lieu de revenir sur le goût d’Anne de France pour les livres et sa bibliothèque, déjà amplement étudiés, son action dans d’autres domaines mérite d’être davantage appréciée et soulignée.[2] Ainsi, en matière d’architecture, son rôle personnel a été décisif dans les embellissements des châteaux de Gien et de Moulins, mais aussi a Beaumanoir et Chantelle, ses résidences de prédilection, aujourd’hui disparues, qui n’ont pas fait l’objet d’une monographie détaillée. Le vitrail, élément majeur de la commande artistique du couple ducal mais surtout de la duchesse, reste à remettre en perspective en reprenant l’ensemble des vitraux connus ou conservés, tout comme, au-delà des tableaux commandés à Jean Hey, les peintures de chevalet. Mais c’est par l’étude attentive des arts décoratifs et singulièrement de la joaillerie qu’on peut espérer approcher au plus près tant le statut de princesse royale, que revendiqua toujours Anne de France, que ses goûts personnels. Sans oublier les informations données par le compte de son argenterie pour 1500-1501, les inventaires des collections royales françaises et la description d’autres objets qui pourraient sans doute être identifiés, malgré l’absence d’armoiries, comme des joyaux des Bourbon entrés en possession de Louise de Savoie puis de François Ier.

 

         En complément de ce volume viennent s’ajouter les généalogies des ducs de Bourbonnais, de la famille de Savoie et de la dynastie des Valois.

 

 

 


[1] Jean Cluzel, Anne de France, fille de Louis XI, duchesse de Bourbon, Paris, Fayard, 2002; Le Duché de Bourbon, des origines au connétable. Actes du colloque des 5-6 octobre 2000 organisé par le musée Anne de Beaujeu, Saint-Pourçain-sur-Sioule, Éditions Bleu Autour, 2001; Geneviève Bresc-Bautier, Thierry Crépin-Leblond et Elisabeth Taburet-Delahaye (dir.), France 1500: entre Moyen Âge et Renaissance, Paris, Grand Palais, Réunion des Musées Nationaux, 2010; Béatrice de Chancel-Bardelot, Pascal Charron, Pierre-Gilles Girault, Jean-Marie Guikkouët (dir.), Tours 1500. Capitale des arts, Tours, MBA, 2012; Lyon Renaissance. Arts et humanisme, Paris-Lyon, Somogy-MBA Lyon, 2016

[2] Marie-Pierre Laffitte, “Les ducs de Bourbon et leur livres”, in Le Duché de Bourbon, cit., p. 167-178 et Elodie Lequain, “Anne de France et les livres: la tradition et le pouvoir”, in Patronnes et mécènes en France à la Renaissance, sous la dir. de Kathleen Wilson-Chevalier avec la collaboration d'Eugénie Pascal. Saint-Etienne, Publications de l'Université de Saint-Etienne, coll. "L'école du genre", Série Nouvelles recherches n°2, 2007, pp. 155-168.

 

 

 

 

Table des matières

 

Introduction

 

Jean Cluzel, Anne de France: Art et pouvoir en 1500, p. 9-12

 

Anne de France, femme de pouvoir

 

Josiane Teyssot, “Reine” et princesse, Anne de France en Auvergne et Bourbonnais, p. 15-26

 

Aubrée David-Chaby, Une femme à la tête du royaume, Anne de France et la pratique du pouvoir, p. 27-36

 

Murielle Gaude-Ferragu, Anne de France, la mort et les corps saints, p. 37-50

 

Monique Châtenet, Les enseignements d’Anne de France à sa fille Suzanne de Bourbon, p. 51-64

 

Anne-Sophie Condette-Marcant, Le dernier combat d’Anne de France: le statut juridique du Bourbonnais, p. 65-80

 

Clarisse Siméant, “Joindre et unir” à la Couronne de France à la fin du Moyen Âge, p. 81-90

 

Le mécénat féminin autour de 1500

 

Benoît-Henry Papounaud, Le mécénat de Marguerite d’Autriche et la construction du monastère royal de Brou, p. 93-102

 

Caroline Vrand, Anne de Bretagne et les arts: expression et mise en scène du pouvoir, p. 103-114

 

Béatrice de Chancel-Bardelot et Philippe Bardelot, Les reliques de sainte Jeanne de France (1464-1505), fondatrice de l’Annonciade, p. 115-132

 

Martha Wolff, Anne de France et les artistes, princesse et commanditaire, p. 133-145

 

Philippe Lorentz, Jean Hey à Paris ? Un vitrail de Saint-Germain l’Auxerrois, paroisse des ducs de Bourbon, p. 145-158

 

Béatrice Duclos-Damour, Émotion maximale pour une intervention minimale, p. 159-164

 

Jean Guillaume, Anne de France à Gien: le château d’une fille de roi, p. 165-176

 

Annie Regond, Les duchesses de Bourbon et de Savoie en leurs châteaux. Quelques aspects de commandes des duchesses du XIVe au XVIe siècle à Chambéry et Moulins, p. 177-194

 

Vincent Droguet, Rome-Moulins-Fontainebleau, À propos de la migration de quelques formes architecturales, p. 194-208

 

Conclusion

 

Thierry Crépin-Leblond, Anne de France et la commande artistique: pistes de recherche, p. 209-218

 

Généalogies, p. 219