| Brucculeri, Antonio: Du dessein historique à l’action publique. Louis Hautecœur et l’architecture classique en France. Préface de Dominique Poulot, 448 p., 83 ill., 17 x 24 cm, ISBN 978-2-7084-0802-9, 69 euros (éditions Picard, Paris 2007)
| Rezension von Guy Lambert, Ecole nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville Anzahl Wörter : 2346 Wörter Online publiziert am 2010-10-25 Zitat: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=243
En matière d’historiographie, l’histoire de l’architecture
du XXe siècle témoigne de disparités notables : sensiblement
moins développée qu’en histoire de l’art, cette approche a longtemps peiné à se
dégager du discours et des représentations des acteurs eux-mêmes. Ainsi, par
confrontation avec les nombreuses pages consacrées au « mouvement
moderne », à ses lieux de légitimation ou à ses historiens (depuis ses
« généalogistes » jusqu’aux promoteurs d’une
« réévaluation », de Sigfried Giedion à Reyner Banham), la défense de
l’architecture classique qui s’élabore à la même époque a suscité jusqu’à
récemment un intérêt bien moindre. L’impression de disparité est encore
accentuée dans une perspective internationale, où le regard historiographique
sur la période récente apparaît moins développé en France qu’à l’étranger, mis
en œuvre par des chercheurs anglophones ou italiens en particulier.
L’ouvrage d’Antonio Brucculeri sur Louis Hautecœur, issu
d’une thèse de doctorat soutenue en 2002 à l’Université Paris VIII, vient
répondre à ces manques. Centré sur une personnalité dont le nom reste attaché à
son entreprise éditoriale la plus emblématique, la monumentale Histoire de l’architecture classique en
France en 7 tomes (soit 9 volumes) parus entre 1943 et 1957, il se
distingue toutefois d’une stricte biographie intellectuelle. Certains épisodes
restent à approfondir, quand d’autres ont déjà cristallisé les passions, comme
ses attributions à la tête des Beaux-arts sous le régime de Vichy (directeur en
1940 puis secrétaire général des Beaux-arts de 1941 à 1944) auxquelles ont déjà
été consacrés plusieurs travaux. En marge de toute réhabilitation, l’auteur
envisage ici le projet culturel de l’homme de lettres conjointement avec son
parcours professionnel, où ses nombreuses attributions font écho à ses
engagements. En cela, le propos privilégie une double approche : d’une
part, l’étude des interactions entre l’écriture collective d’une histoire de
l’architecture classique française et la part qu’y prend Louis Hautecœur et,
d’autre part, une analyse fine des rapports entre les activités culturelles de
ce dernier et sa conception spécifique de l’histoire, à la fois attentive au
débat contemporain tout en ambitionnant de l’alimenter. Cette lecture marque
d’ailleurs la structure de l’ouvrage en deux parties, la première consacrée à
la construction culturelle de la pensée de Hautecœur, la seconde, à son action
publique.
Dans la première partie, les années de formation de Hautecœur
sont analysées selon cette double perspective. Plus que les premiers pas d’un
historien, qualifiés par Charles Seignobos de « littéraires, vagues pas
toujours clairs », l’évocation de sa trajectoire individuelle au Lycée
Henri IV, à l’École normale supérieure, à la faculté de lettres de Paris et à
l’École française de Rome est surtout l’occasion de restituer un climat
intellectuel auquel prennent part enseignants et étudiants. Si la formation de
Louis Hautecœur est analysée en toute connaissance de ses orientations
ultérieures, l’enjeu est de confronter la formalisation progressive de ses
idées avec les postures culturelles des maîtres qu’il côtoie. Ainsi, sa
conception de l’histoire trouve-t-elle des parentés évidentes avec l’attitude
d’Ernest Lavisse ou de Charles Seignobos, en particulier la conscience d’une
identité nationale lisible dans la culture française ou la conviction d’un rôle
pédagogique de l’histoire, consacrant l’existence de corrélation entre
l’interprétation du passé et le présent de l’auteur. L’articulation entre
recherche et enseignement, qui sous-tend le projet intellectuel de Hautecœur,
se nourrit précisément d’expériences concomitantes avec l’écriture de ses
premiers textes. Sa thèse sur Rome et la Renaissance de
l’Antiquité à la fin du XVIIIe siècle témoigne déjà d’une
volonté de considérer l’architecture classique sur la longue durée. Sa thèse
complémentaire sur L’Architecture
classique à Saint-Pétersbourg à la fin du XVIIIe siècle, dont le
sujet tient à son passage comme maître de conférences à l’Institut français de
Saint-Pétersbourg (1911-1913), fait plus précisément apparaître son intérêt
pour le rayonnement de l’art et de la culture française. Cette thèse
complémentaire est en outre son premier travail exclusivement centré sur
l’histoire de l’architecture. La dualité de ces travaux universitaires inaugure
pour ainsi dire la posture que Hautecœur tient durant les décennies suivantes. C’est
à partir de ce moment que les liens existants dans son esprit entre la notion
d’identité culturelle et le dialogue réciproque entre actualité et histoire
s’expriment plus explicitement : à Saint-Pétersbourg, son analyse
historique se nourrit de l’observation du paysage urbain contemporain, puis le
contexte de la Première
guerre mondiale et de l’après-guerre détermine un engagement dans des entreprises
de propagande culturelle française à l’étranger. Mais de tels enjeux culturels
et politiques encouragent également son ambition à construire un cycle
historique concernant l’architecture française entre le XVIe et le
XIXe siècle, entreprise qui traverse toute sa production
intellectuelle à venir. S’il s’agit pour lui de prendre ses distances avec les
travaux d’auteurs étrangers, anglais et allemands notamment, l’important
panorama historiographique que dresse ici Antonio Brucculeri des ouvrages préexistants
en France et hors de ses frontières, émanant d’historiens comme d’architectes,
permet de saisir l’apport de Louis Hautecœur. Ses écrits répondent à plusieurs
orientations : conjointement à son œuvre majeure, citée plus haut, initiée
en 1928 et dont les volumes paraissent sur plus d’une décennie, et à côté
d’articles approfondissant des points d’érudition, il se consacre à des
ouvrages de synthèse. Une telle amplitude reflète sans doute celle des
activités de l’auteur, enseignant à la faculté de lettres de l’Université de
Caen, à l’École du Louvre, mais également conservateur au Louvre (dès 1920)
puis au Musée du Luxembourg. Parmi ses publications, le registre de la
vulgarisation, représenté par des livres embrassant généralement l’histoire de
l’architecture de la
Renaissance « à nos jours », est sans doute le plus
révélateur de ses intentions. Le propos, destiné autant à un large public
qu’aux spécialistes, valorise explicitement l’idée d’une continuité de
l’architecture nationale jusque dans le présent, où il convient d’en saisir
l’expression par-delà l’émergence de programmes nouveaux et de matériaux
modernes, comme le fer et le béton armé.
Les attributions publiques et institutionnelles de
Hautecœur, auxquelles est consacrée la deuxième partie de cet ouvrage, sont
sans doute les atouts qui lui permettent le mieux de donner corps à ses
desseins culturels. La lecture de son parcours, allant d’entreprises
éditoriales et curatoriales jusqu’à des responsabilités institutionnelles et
politiques – dont les incidences se mesurent sur l’organisation de
l’enseignement et de la profession – permet même de mesurer dans quelle
mesure les évolutions et la concrétisation de son projet vont de pair. Les
publications et la conception d’expositions, coutumières au métier d’historien,
deviennent pour Hautecœur porteuses d’ambitions multiples où connaissance
historique et stratégie de persuasion culturelle sont étroitement liées.
L’exposition sur « l’œuvre des grands architectes français »
présentée à Strasbourg en 1922, accompagnant l’ouverture de la nouvelle école
régionale d’architecture, en constitue la manifestation la plus politiquement
marquée dans cette Alsace d’après-guerre. Son rôle de directeur de collection
pour les éditions Van Oest au cours des années 1920 en illustre un versant
davantage placé sous le signe d’une érudition « élitiste ». C’est
précisément sur le terrain de ces activités que les interactions entre
l’écriture de l’histoire et l’attention à la production contemporaine prennent
un nouveau sens en présence des enjeux du débat sur la « modernité »
architecturale. Si le renouvellement des programmes fonctionnels et des
matériaux s’accompagne indéniablement d’un renouvellement formel, il encourage
également Hautecœur à défendre une conception « transhistorique » du
classicisme, ne consistant pas en « l’observation de formes
stéréotypées », mais tenant plutôt « à l’emploi rationnel et
harmonieux des matériaux et des formes », comme il l’exprime en 1933. Dans
cette perspective, la promotion des frères Perret et de leur
« architecture du béton armé » par la monographie de Paul Jamot parue
chez Van Oest en 1927 fait ressortir la concordance entre les aspirations de
l’historien et celles de ces architectes-constructeurs engagés dans la
définition de ce que l’on nomme aujourd’hui « classicisme
structurel ». Mais c’est sans doute une entreprise comme l’exposition de
l’architecture française, organisée en 1933 sous l’égide de la Société des architectes
diplômés par le gouvernement et réunissant des réalisations des deux décennies
précédentes, qui illustre le mieux les desseins de Hautecœur pour la production
architecturale de son temps. À travers la diversité des expériences ainsi
réunies sur les cimaises, il s’agit de démontrer les ressorts de cette
modernité de l’architecture française, n’excluant ni le régionalisme ni la
synthèse des arts, pour mieux pouvoir les opposer à une autre vision de la
modernité, portée par le Corbusier et plus « internationale ».
Par son implication dans plusieurs institutions architecturales
majeures, Hautecœur dispose des moyens et de l’autorité propres à ancrer son
projet « culturel » dans la pratique des architectes, tant en ce qui
concerne leur « outillage » intellectuel et professionnel qu’en
termes de doctrines et de modèles. Tout d’abord, son poste de rédacteur en chef
de L’Architecture – la revue de la Société centrale qui joue
un rôle prééminent dans la représentation de la profession – de 1922 à
1939 en fait un protagoniste à part entière des débats sur l’architecture contemporaine,
où sous son impulsion les édifices du passés deviennent des exemples à étudier.
Puis, nommé à la chaire d’histoire générale de l’architecture de l’École des
beaux-arts en 1925, il en renouvelle l’enseignement et les exercices. Le rôle
qu’il accorde à l’histoire dans la culture productive des architectes trouve
sans doute là ses meilleurs terrains d’application, mais ses attributions le
conduisent également à repenser la conception opératoire de sa discipline
au-delà de la posture qu’il revendique pour lui-même. Recommander aux
praticiens une conception de l’histoire toute de rigueur scientifique implique
en effet de leur en démontrer l’utilité, ce que Hautecœur envisage désormais
dans plusieurs perspectives. D’une part, l’ambition de la faire concourir à la
pratique contemporaine du projet appelle un renouvellement de regard sur son
objet : il ne s’agit pas de la voir comme une collection d’exemples à
imiter – ce que bien des professeurs et des élèves assimilent à de
l’« archéologie » et traitent avec dédain – mais au contraire
comme un mode de compréhension de l’évolution des formes, apte à rendre
intelligibles les mutations d’aujourd’hui. D’autre part, suivant une doctrine
qui se précise depuis la fin du XIXe siècle, le développement de
l’histoire comme méthode d’analyse du patrimoine architectural a convaincu
qu’elle méritait de figurer parmi les outils nécessaires à la pratique de la
restauration. Ce qui dans l’action de Hautecœur relève encore du projet
intellectuel et culturel prend une tout autre ampleur avec son arrivée à la
direction des Beaux-arts, comme en témoigne son implication dans la
réglementation de la profession et dans la création d’un Ordre des architectes
en décembre 1940. Si le régime de Vichy vient en réalité concrétiser une organisation
désirée et préparée durant tout l’entre-deux-guerres comme cela a déjà été
montré, Antonio Brucculeri met toutefois en lumière l’importance du rôle que
joue Hautecœur dans le processus. L’expérience acquise au cours des décennies
précédentes fait pour ainsi dire de lui « l’homme de la situation »,
à l’interface des institutions de l’État et des sociétés corporatives
d’architectes, apte à concilier les attentes des uns et des autres tout en
disposant du pouvoir d’action nécessaire. Il n’obtient en revanche pas le même
succès avec la réforme de l’enseignement, encouragée par
l’institutionnalisation du diplôme qui est désormais requis pour exercer le
métier d’architecte. La tradition pédagogique de l’École des beaux-arts, portée
par les professeurs et les élèves, s’avère au fond plus prégnante – du
moins jusqu’en 1968 ! – que toute tentative de refonte complète des
études, fut-elle comme ici pensée en réponse aux ambigüités du système existant
et aux défis de l’époque. Si cet échec tient en partie à la complexité du
contexte, il est surtout très révélateur de la situation ambigüe de Hautecœur
dans le milieu des architectes, où il fait somme toute figure d’étranger en
dépit de la familiarité qu’il y a acquise.
L’ouvrage d’Antonio Brucculeri livre assurément un propos
foisonnant qui tient directement à la perspective globalisante adoptée par
l’auteur. Si l’horizon embrassé dépasse ce que le lecteur attend peut-être
d’une biographie intellectuelle, il reflète néanmoins les réflexions actuelles
sur le sens de l’approche biographique. La trajectoire de cet historien est ici
l’occasion d’aborder un monde plus vaste avec lequel il entretient des liens
directs ou plus « immatériels », comme en témoigne la multitude
d’institutions, d’acteurs et d’auteurs évoqués dans ces pages au gré des contacts
personnels de Hautecœur ou de confrontations par écrits interposés. Ce dernier est ainsi replacé aux côtés
d’autres figures françaises de l’histoire de l’art, de l’architecture et de la
ville, comme Pierre Francastel, Henri Focillon, Louis Réau, Pierre Lavedan,
Paul Léon, Marcel Aubert André Michel, Paul Jamot et Marie Dormoy, les uns
ayant déjà fait l’objet d’études monographiques approfondies quand d’autres le
mériteraient. Une telle contextualisation est utile pour appréhender
l’ambivalence du projet disciplinaire de Hautecœur, visant à construire
historiquement la cohérence de l’architecture classique française tout en en
défendant une interprétation transhistorique propre à en souligner la
modernité. Dès lors, le rapprochement avec d’autres personnalités témoignant de
postures voisines est désormais possible. On peut en particulier penser à
l’historien britannique John Summerson, étudié par Michela Rosso (Un tel
parallèle, allusif ici, apparaît
davantage sous la plume de cette dernière dans le catalogue de l’exposition
« Louis Hautecœur et la tradition classique », également organisée
par Antonio Brucculeri et présentée à l’INHA de janvier à avril 2008).
Mais la mise en perspective de Hautecœur aide également à
évaluer sa contribution à l’histoire de l’architecture. De ce point de vue, en
marge de sa fortune critique – ou de la relative infortune critique de son
ouvrage majeur, abordée dans la préface de Dominique Poulot –, deux
aspects méritent d’être soulignés. Le premier concerne l’hétérogénéité de son
approche. Toujours enclin à invoquer les renouvellements techniques à propos de
la production contemporaine, il n’accorde au fond qu’un intérêt secondaire à la
construction dans ses ouvrages historiques. Le second aspect est d’ordre
méthodologique et conduit à souligner l’importance des sources autographes que
Hautecœur revendique pour l’écriture de l’histoire.
Inscrit dans le champ de l’histoire de l’art et de
l’architecture par son objet, l’ouvrage est également placé sous le signe d’une
histoire culturelle – à plusieurs sens du terme – où l’étude des
institutions artistiques et de leurs protagonistes se combine avec l’attention
portée aux représentations et à leurs facteurs d’évolution et de transmission.
L’impression d’« omniprésence » de Hautecœur qui se dégage parfois
est sans doute trompeuse, il est toutefois indéniable que l’ouvrage contribue
ainsi à alimenter des questions historiques multiples et s’avère instructif
pour bien d’autres objets de recherche (comme le confirme d’ailleurs la lecture
de l’index et de la bibliographie). Ainsi, prolongeant les perspectives
ouvertes il y a quelques années dans le domaine des médiations architecturales
(par Hélène Lipstadt et Béatriz Colomina par exemple), l’intérêt ici accordé
aux expositions d’architecture atteste d’une lecture originale de ce genre de
manifestations, dont les enjeux intellectuels ne sont pas détachés du caractère
événementiel et des objectifs idéologiques qui les sous-tendent. De même, à
travers l’évocation des projets de livres de Hautecœur et de ses rapports avec
les éditeurs (Picard et Van Oest) se dessine une intéressante contribution à
l’histoire matérielle des publications architecturales. Conjointement à
l’analyse des stratégies éditoriales et des logiques de constitution de
collection, l’attention portée au processus de genèse des ouvrages est très
précieuse, soulignant par exemple le rôle moteur des choix iconographiques dans
la rédaction du texte. Cela dit en passant, ces remarques font ironiquement
déplorer la qualité de certaines images, en particulier celles provenant de
revues d’architecture qui auraient mérité d’être mieux reproduites.
Par les questions qu’il met en lumière, cet ouvrage invite
sans doute à réfléchir sur la manière dont se pense aujourd’hui l’histoire de
l’architecture, tant en termes de méthodes, de vecteurs que d’objectifs
intellectuels et, disons-le, idéologiques.
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