Scheidl, Inge : Rolf Geyling (1884–1952). Der Architekt zwischen Kriegen und Kontinenten. 288 S., 119 s/w- u. 30 farb. Abb. Gb., ISBN 978-3-205-79585-8, 39,00€
(Böhlau Verlag, Köln 2014)
 
Compte rendu par Christine Mengin, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
 
Nombre de mots : 1785 mots
Publié en ligne le 2019-07-22
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2433
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          Cet ouvrage de 272 pages retrace la biographie de Rolf Geyling, architecte autrichien établi dans la Chine de l’entre-deux-guerres. Il est organisé chronologiquement en quatre chapitres : la jeunesse viennoise, la Première Guerre mondiale sur le front oriental, la captivité en Sibérie, l’exercice de sa profession à Tianjin – l’ancienne Tientsin des traités inégaux.

 

         Rolf Geyling naît d’une lignée de peintres et maîtres-verriers actifs à Vienne, dont l’atelier de vitrail est l’un des plus importants de la monarchie austro-hongroise. Il opte pour l’architecture et fait ses études à l’Université technique, et suit parallèlement l’enseignement d’Otto Wagner à l’Académie des Beaux-Arts. À peine diplômé, il se voit confier l’édification de plusieurs gares et logements de fonction par la Wiener Verkehrsbetrieb et construit un immeuble pour son club d’aviron Normannen à Klosterneuburg. Ces premières réalisations sont empreintes d’accents sécessionnistes tout en ne dédaignant pas des caractéristiques plus Heimatstil. En 1913, Geyling se marie et quitte Vienne pour Bucarest, où il rejoint l’entreprise de construction de son beau-père et fonde une affaire de pièces détachées pour bois-ciment et béton. L’une de ses réalisations marquantes est l’hôtel Impérial (détruit). En 1914, il est mobilisé dans l’armée impériale et envoyé sur le front de l’Est, où, commandant de division, il prend part à plusieurs batailles, dont celles de Lemberg, Limanowa et Gorlice-Tarnow. Fait prisonnier par les Russes, il est envoyé en Sibérie, et passe deux ans et demi au camp de Dauria avant d’être transféré dans celui d’Antipicha. Durant toute sa captivité, particulièrement bien documentée, il tient un journal, parfois illustré de photos, et réalise sur un carnet des dessins d’architecture, qui servent notamment de support aux cours qu’il improvise pour ses co-détenus. Ceux qu’il a confiés à la Croix-Rouge suédoise lors d’une visite du camp ont été remis à sa sœur à Vienne et sont conservés. Ils montrent que Geyling s’appuyait sur des exemples historiques mais aussi récents, relevant d’époques et de programmes différents. En 1918, il est transféré dans un camp à Vladivostok, où il contribue à la construction des locaux et édifie à proximité des habitations, de l’architecture funéraire ainsi que l’église polonaise.  En 1920, l’un des responsables du camp, dont il a construit la maison, lui procure les faux papiers qui lui permettent de fuir en Chine.

 

         Il atterrit dans la station balnéaire de Beidahe (à l’époque Peitaiho), où il parvient à faire reconnaître ses compétences professionnelles et se voit confier par le préfet de police la planification urbaine de la ville : dessin du réseau viaire, implantation et conception des bâtiments publics, des hôtels, des quartiers de villas. Avec un compère allemand, il participe à un concours pour un hôtel balnéaire et remporte le premier prix, mais n’obtient pas la commande, en raison des manœuvres du consul de France, aussi soucieux que ses homologues britanniques de freiner les intérêts économiques allemands – cette appartenance au camp des vaincus de la Première Guerre mondiale ne sera pas sans incidence sur les débuts de Geyling en Chine. Néanmoins, une grande partie de ses projets pour Beidahe sera effectivement réalisée – mais a été largement détruite par le tremblement de terre de 1976. De là, Geyling s’installe à Tientsin, le port de Pékin situé à 120 kilomètres de la capitale, où neuf puissances occidentales ont obtenu une concession. Cette ville commerciale et industrielle, qui joue un rôle-clé dans la modernisation de la Chine, est alors en plein essor. Avec deux associés allemands, Geyling y ouvre une agence d’architecture avant de retourner à Bucarest chercher son épouse, qui partagera sa vie à Tientsin jusqu’à sa mort en 1952. Il continue à recevoir des commandes pour Beidahe, pour d’autres villes (Mukden, Dairen), et développe une activité considérable à Tientsin. De plus, sa formation en génie civil reçue à l’université technique de Vienne le qualifie pour les aménagements de régulation des crues ou la construction de ponts. Geyling choisit de ne pas de s’installer dans la concession austro-hongroise, dont l’édification est entravée tout à la fois par le fait qu’elle ne constitue pas un enjeu pour un Empire dépourvu d’ambition coloniale et parce que les trois quarts de son territoire sont recouverts d’habitations vernaculaires. Rapidement, il s’installe dans l’ancienne concession allemande, qui conserve après sa rétrocession à la Chine un environnement linguistique germanophone, et où ses enfants, respectivement nés en 1924 et 1926, fréquenteront l’école allemande. L’ouvrage apporte un éclairage précieux sur différents aspects de la vie que menaient les expatriés au sein d’un microcosme – dont Hermine Geyling déplore au demeurant la futilité.

 

         En dépit de conditions politiques et économiques instables, l’activité constructive bat son plein à Tientsin. L’architecture s’y est progressivement détournée de l’historicisme si prégnant au cours des premières décennies de la présence occidentale, en y intégrant, au début du XXe siècle, des traits distinctifs de la tradition chinoise. Puis, dans les années 1920, elle développe de façon croissante les caractéristiques du modernisme qui se développe en Europe et aux États-Unis. L’auteur insiste sur la capacité de Geyling, familier de par ses études avec toutes les époques et tous les styles de l’histoire de l’architecture, à s’adapter à l’orientation éclectique si répandue dans cette ville où les diverses tentations nationalistes sont en contact avec les usages chinois. Elle insiste aussi sur l’adhésion de l’architecte aux méthodes modernes de construction, et notamment au béton armé, dont la rapidité de mise en œuvre est particulièrement adaptée au climat local, où les rudes hivers conduisent à l’interruption des chantiers, si bien que ce dernier fera venir d’Autriche des éléments de construction tels que du mâchefer pour le béton, des tubes en fer et des tôles. Dans une conférence sur le rôle de l’architecte qu’il donne au Rotary Club de Tientsin en 1933, Geyling le pragmatique insiste sur la variété des compétences nécessaires : financières, réglementaires, mais aussi techniques, car, tout en tenant compte des souhaits du maître d’ouvrage, il s’agit d’intégrer les dernières innovations en matière de chauffage, de climatisation, de téléphone, d’éclairage – sans oublier l’ascenseur. À sa mort en 1952, ses archives, qui auraient dû être confiées à l’École des hautes études industrielles fondée par les jésuites et où il avait enseigné, concernaient 250 projets. Toutefois, ce fonds documentaire n’a pas pu être sauvé, et seules les photos rapportées par sa veuve en Europe en donnent une idée. Si l’on excepte le plan d’urbanisme de Beidahe et son parc à l’anglaise, ses réalisations relèvent de trois types de programmes : les édifices publics et immeubles d’affaires, les villas et les immeubles d’habitation. Son édifice le plus monumental est l’université Dung Bei Da Hue à Mukden (Shenyang) en 1922. À Tientsin, l’opération la plus couronnée de succès de cette période est l’hôpital germano-américain construit en 1925-1926, qui répond aux standards médicaux et techniques les plus modernes, dont un toit-terrasse accessible aux malades. L’immeuble pour la filiale de Siemens est pour sa part d’une écriture plus traditionnelle, tandis que pour le colossal chantier de modernisation du système de prévention des crues, il doit mobiliser toutes ses compétences d’ingénieur des travaux publics. Mais le programme qu’il préfère, ainsi qu’en témoignent ses esquisses de captivité, est sans conteste la villa. Il en édifie d’innombrables, le plus souvent avec les traits régionalistes habituels en Autriche, de la villa familiale à Beidahe aux nombreuses résidences pour des clients chinois. Bien qu’aucun plan n’en soit conservé, Inge Scheidl note une allégeance au pittoresque du cottage anglais lorsque Geyling construit pour ses riches commanditaires chinois, du moins dans les premiers temps, tandis qu’il privilégie pour ses clients occidentaux un style plus sobre et moderne. Par la suite, ses clients chinois se convertissent à l’écriture moderniste, ce qui les libère du style européen. Cette orientation nouvelle se manifeste en particulier dans les immeubles locatifs, souvent construits pour des investisseurs chinois. Des nombreuses opérations menées à bien par Geyling, seuls les Cambridge flats, les Heracles mansions et le Min Yuan building sont documentés, les trois témoignant de la diffusion du fonctionnalisme architectural entre 1935 et 1937.

 

         Resté en Chine pendant la guerre puis pendant la Révolution, Geyling, qui voit toutes ses propriétés immobilières confisquées, se bat pour faire reconnaître ses droits de propriété par le nouveau régime. En vain, car ni son statut de consul d’Autriche, ni l’exploit qu’il accomplit pour le nouveau régime (son escalade de la cheminée d’une usine de papier pour la réparer lui vaut le surnom de Lao Gai Lin) ne lui permettent de recouvrer ses biens. Il meurt à 68 ans d’une crise cardiaque en 1952, après trois décennies de combat et de productivité dans la ville qui s’appelle désormais Tianjin.

 

         Cet ouvrage est particulièrement bienvenu car jusqu’ici, seule la notice biographique de l’Architekturzentrum viennois, rédigée par l’auteur de l’ouvrage, donnait quelques indications sur la fascinante trajectoire de cet architecte, acteur majeur de l’édification de la Tientsin républicaine, auquel un musée ouvert en 2002 dans sa ville d’adoption, « Modern Tianjin and World Museum », a consacré une section ; il est considéré aujourd’hui par les autorités municipales de cette métropole comme l’un des architectes les plus importants de la période concessionnaire. Le volume comble donc une lacune béante, et se fonde sur les archives conservées par la famille, et notamment aux États-Unis par son fils, décédé peu avant la parution du livre : carnets de bord rédigés par Geyling pendant les années de guerre et de captivité, lettres à ses proches, enregistrement audio des souvenirs de sa veuve. Centré sur l’homme et sa famille, ce récit est illustré par 119 petites photos en noir et blanc et 30 en couleur. Il est agréable à lire et l’auteur, historienne de l’art, fait œuvre de pédagogie aussi bien sur les aspects stylistiques de l’architecture que sur l’histoire de la Chine.

 

         Le sérieux de l’enquête, axée sur le parcours de Geyling, apporte donc une première pierre à l’édifice, à construire, de l’histoire architecturale et urbaine de Tianjin, très largement ignorée par les chercheurs occidentaux, à l’exception de quelques études concernant l’une ou l’autre des concessions. En ce qui concerne les acteurs de l’édification, le voile n’a récemment été levé que sur Gustave Volckaert, salarié du Crédit foncier d’Extrême-Orient, et sur l’ingénieur italien Daniele Ruffinoni. C’est peu, pour une ville bâtie à un rythme trépidant, et dont quelque 800 édifices bénéficient à l’heure actuelle d’une protection patrimoniale. À l’aune de cet enjeu, le lecteur reste quelque peu sur sa faim, car aucune indication spatiale ne permet de localiser les édifices mentionnés et l’ouvrage (au demeurant dépourvu d’index) ne propose pas de mise en perspective de l’œuvre de Geyling au sein de la scène architecturale tianjinoise des années 1920 aux années 1950. Il est à souhaiter que de nouvelles monographies viennent compléter ce premier portrait.