Modesti, Adelina: Elisabetta Sirani ’Virtuosa’. Women’s Cultural Production in Early Modern Bologna. (Late Medieval and Early Modern Studies, 22). XLIV+449 p., 180 b/w ill. + 32 colour ill., 216 x 280 mm, ISBN: 978-2-503-53584-5, 150 €
(Brepols Publishers, Turnhout 2014)
 
Compte rendu par Adriana van de Lindt
 
Nombre de mots : 1822 mots
Publié en ligne le 2018-10-30
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2495
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          Elisabetta Sirani naquit à Bologne en 1638 et était la fille aînée du peintre Giovanni Andrea Sirani (1610-1670), qui fut lui-même élève et collaborateur de Guido Reni ( 1575-1642). Le comte Carlo Cesare Malvasia reconnut très tôt, comme il l’écrit dans sa Felsina pittrice, vite de’ pittori bolognesi (éd pr. Bologne 1678), le talent artistique de la jeune fille et pressa son père de lui faire suivre une éducation artistique. Elle se montra douée et lorsque son père tomba malade, elle dirigea son atelier à seulement seize ans et assura la survie économique de sa famille. Reconnue pour ses talents, en étant notamment admise en 1660 à l’Académie de Saint-Luc à Rome, dirigeant une école de peinture pour jeunes femmes, elle était admirée pour sa manière de peindre, rapide et enlevée. Cela lui valut des visiteurs hauts placés de toute l’Europe dans son atelier. Cependant, « la gemme de l’Italie » ou « le soleil de l’Europe » (Malvasia) mourut très jeune, en 1665, laissant derrière elle presque 200 œuvres, souvent signées et décrites dans un petit carnet, ainsi que des dessins et des gravures. Bien qu’elle reçût les honneurs d’un enterrement officiel, de nombreux éloges funèbres et d’un repos dans la tombe même de Guido Reni, et bien qu’elle suscitât un certain intérêt de la part des collectionneurs bolonais au XVIIIe siècle, on ne se souvenait plus guère d’elle au XIXe et au début du XXe siècle que pour sa mort soudaine et douloureuse à seulement 27 ans . La servante, qui avait été à l’époque accusée de l’avoir empoisonnée, fut traduite en justice et bannie de la ville avant d’être pardonnée par le père d’Elisabetta, Giovanni Andrea. Les docteurs ayant pratiqué l’autopsie de la jeune peintre hésitaient entre un empoisonnement et des ulcères d’estomac. Quant à l’auteur Gioacchino Pepoli dans sa tragédie en trois actes, Elisabetta Sirani (1851), il pencha pour un suicide par amour.

 

         La réputation d’Elisabetta Sirani suivait celle de l’École bolonaise du fin du XVIIe siècle, et la critique de Rudolf Wittkower dans son Art et Architecture en italie : 1600-1750 (éd. pr. en anglais en 1958, depuis rééditée de nombreuses fois en anglais et en français) se trouve souvent reprise : Giovani Andrea Sirani et sa fille Elisabetta ainsi que d’autres peintres, sauf quelques rares exceptions, sont des « talents médiocres » qui peignent avec une « pédanterie ennuyeuse » et « sentimentalité » (éd. anglaise, 1978, p. 342).

 

         L’œuvre de l’artiste est relativement bien connue : d’une part parce qu’elle signait la majorité de ses œuvres, d’autre part par le petit carnet dans lequel elle consignait soigneusement ses tableaux, en détaillant les sujets, patrons et acheteurs. Ainsi, pour une dizaine d’années d’activité, environ 190 œuvres furent décrites. Sa façon rapide et facile de peindre fut admirée par les nombreux visiteurs qu’elle recevait dans son atelier. On peut dire que par la documentation de son travail, la signature de la plupart de ses œuvres et l’exécution de ses tableaux devant ses visiteurs, Elisabetta tenait à s’imposer comme peintre à part entière.

 

         La professeure australienne Adelina Modesti (La Trobe University à Melbourne) s’intéresse plus particulièrement aux femmes-artistes italiennes de la Renaissance et du Baroque ainsi qu’aux réseaux de patronages féminins. Elle a publié de nombreux articles et études sur Elisabetta Sirani.  Le livre publié ici par les éditions Brepols, est une version nettement augmentée (entre autres par un catalogue d’œuvres) de son livre paru à Bologne en italien en 2004 (Elisabetta Sirani.Una virtuosa del Seicento Bolgnese). En France, la peintre a été surtout étudiée par Émilie Hamon-Louhours, notamment dans sa thèse soutenue en 2010.

 

         L’intérêt pour les études genrées d’Adelina Modesti se retrouve tout naturellement dans cet essai. Elle veut étudier le succès de la peintre, sa place dans l’histoire et se concentre sur Elisabetta Sirani comme un « sujet genré », « un.e producteur.e culturel.le et éducateur.e » féminin, tout en mettant en contexte son identité professionnelle et sociale dans le discours idéologique et artistique du XVIIe siècle (p. 4).

 

         Dans l’introduction (« Elisabetta Sirani of Bologna : a Portrait of the Artist as a Fashionable Young Woman »), l’auteure décrit la vie, la famille, les commissions, les sujets principaux de l’artiste. Le livre est alors divisé en deux parties. La première se concentre sur le contexte et la position d’Elisabetta Sirani dans la tradition artistique et intellectuelle, mais aussi dans la vie publique de la ville de Bologna (« E.S. and Her World : Matronage, Gendered Knowledge and Female Literacy in Early Modern Bologna », p. 25-98). La deuxième partie se concentre principalement sur la vie professionnelle (« Professional Life. Theory and Practice », pp. 99-212). Chaque partie du livre est ensuite divisée en trois chapitres.

 

         Dans le premier chapitre (« The Illustrious Women of Bologna : Elisabetta Sirani Exemplum », pp. 25-37), Modesti rappelle la tradition littéraire de l’éloge des femmes illustres et les particularités de la ville de Bologne, où il y a eu par exemple une jeune femme professeur de droit à l’université, Bettisia Gozzadini (1209-1261), et où l’éducation des filles a été promue par le cardinal et archevèque Gabriele Paleotti (1522-1597). Ainsi on voit, au XVIIe siècle, qu’une autre voie s’ouvrait aux femmes en dehors du mariage, du cloître ou de la domesticité : celle d’une femme célibataire qui choisit volontairement de le rester et qui exerce une profession. Si on peut observer une situation analogue à Venise, la possibilité d’un choix délibéré de rester nubile et avoir une profession, reste exceptionnelle dans l’Italie posttridentine. Pour Adeline Modesti, Elisabetta Sirani aurait fait consciemment ce choix-là.

 

         Le deuxième chapitre (« Public Life, Women’s Patronage, and female Education in Post- tridentine Bologna », pp. 39-62) traite de la position des femmes dans la vie publique de Bologne au XVIIe siècle : en effet, elles y  tenaient une place très active dans toutes les manifestations religieuses ou civiques et elles jouaient également un rôle important dans la commande d’œuvres d’art (le « matronage »), tout comme dans l’éducation de jeunes filles. Adeline Modesti montre comment des nobles dames ont soutenu Elisabetta Sirani par des commandes ou comment, après la mort de l’artiste, elles affluèrent à la maison de l’artiste pour participer aux rites et coutumes funéraires.

 

         Dans le troisième chapitre (« E.S. ‘Maestra Perfetta’ : Education, Cultural Formation, and Teaching », pp. 63-96), l’Académie de dessin pour jeunes filles qu’Elisabetta avait fondé est étudiée. Certaines de ses élèves, comme sa sœur Barbara (1641-1692), Ginevra Cantolfoli (1618-1672) ou Veronica Fontana (1651-1690), menèrent une carrière professionnelle et, pour les plus jeunes, s’amorça une carrière après un passage dans l’atelier d’un autre peintre, suite à la mort inattendue d’Elisabetta. Les recherches dans les archives ont apporté beaucoup de nouvelles informations sur ces peintres féminines. D’autres élèves d’Elisabetta venaient de familles nobles et n’ambitionnaient pas une carrière artistique. Dans ce même chapitre, Adeline Modesti examine la formation culturelle d’Elisabetta, son accès à la bibliothèque professionnelle de son père ainsi que sa position de femme érudite, qui transparaît dans ses peintures, tant par le choix des sujets, que par le nombre de livres représentés dans ses tableaux.

 

         Après cette première partie, Adelina Modesti présente la vie professionnelle de l’artiste, quelques aspects de son iconographie et sa fortune. Sa formation est étudiée dans le chapitre 4 (« In the Father’s Workshop ; E.E.’s Artistic Formation an Training », pp. 99- 130). L’atelier de son père, Giovanni Andrea, est assez important, mais ne semble pas se distinguer des autres ateliers artistiques pour la formation des apprentis. Ainsi, il était interdit aux quelques femmes apprenties de dessiner d’après nature des hommes nus. C’est cet atelier important qu’Elisabetta va diriger pendant la maladie de son père.

 

         Le chapitre 5 (« The Virile Woman : Femal Power and Wisdom in E.S.’s Representations of Heroic Women », pp. 131-170) est certainement, avec le sixième, le plus important du livre et celui dans lequel l’auteure montre son plus vif intérêt pour les études de genre. C’est ici que Modesti pose la question suivante : dans quelle mesure Elisabetta Sirani, après avoir défié la place traditionnelle de la femme dans la société, en tant que célibataire et peintre professionnelle respectée, invente-t-elle une nouvelle iconographie et construit-elle « des images alternatives de ‘femme’ et ‘féminité’ » (p. 131) ? Si les femmes (Madonne, Sybilles, saintes, héroïnes classiques et bibliques) constituent la grande majorité de l’œuvre d’Elisabetta, Adelina Modesti choisit d’étudier plus particulièrement comment elle a peint certaines « femmes fortes » comme Thimoclée, Judith, Portia et Iole. L’auteure voit un parallèle entre ces femme « viriles » et Elisabetta comme Virtuosà ; entre ces femmes peintes « masculinisées » et la manière très « virile » de peindre d’Elisabetta, comme l’ont noté ses contemporains. Modesti souligne l’importance des nouveautés iconographiques introduites par Elisabetta, comme par exemple dans son tableau Judith triumphans (1658) (planche 10 du livre), au sein duquel l’accent est mis sur la signification morale et les conséquences politiques plutôt que sur la décapitation violente d’Holopherne. Son interprétation est conforme au récit biblique, mais Modesti démontre également l’importance de la traduction italienne de Flos Sanctorum d’Alfonso de Villega, livre présent dans la bibliothèque paternelle (p. 137-8). L’iconographie de Timoclée de Thèbes jetant le général de l’armée d’Alexandre dans un puit, (1659, planche 13) est également novatrice et conforme aux textes littéraires. Dans l’iconographie traditionnelle (des peintres masculins), Timoclée était représentée devant Alexandre attendant passivement son châtiment, tandis que Elisabetta montre Thimoclée en train de précipiter le général dans un puits, ne cachant en rien la violence de l’acte (142ff).

 

         Dans le chapitre 6 (« The Phallic Paintbrush : Gender and Genius in the Art of E.S. », pp. 171-197), l’auteure rappelle que dans l’histoire de l’art occidental, l’ « Artiste » est considéré comme masculin, et une femme-artiste est une anomalie, une « merveille ». En examinant la langue genrée et la terminologie artistique utilisées pour décrire l’œuvre et les méthodes de travail d’Elisabetta, Adelina Modesti veut montrer que, pour la première fois, le style et les pratiques artistiques d’une femme-artiste sont genrés comme « masculin » (p. 172).

 

         L’épilogue (« In Memoriam », p. 199-211) envisage les différentes commémorations de l’artiste après sa mort précoce et le rôle de Malavasia, qui va utiliser l’artiste pour mettre en avant l’École bolonaise et créer une identité bolonaise pour défier le modèle tusco-romain développé par Vasari (p. 211).

 

         Enfin, un catalogue abondement illustré, avec une documentation précise et complète, ainsi que du matériel visuel supplémentaire clôturent cette étude.

 

         Le livre d’Adelina Modesti constitue une recherche exhaustive et stimulante sur la peintre Elisabetta Sirani ; les notes révèlent un examen soigneux des archives et de la littérature disponible, et représentent une mine de renseignements, tant pour les personnes attirées par les études genrées que par celles intéressées par les écrits sur la peinture du XVIIe siècle italien.