Milovanovic, Nicolas - Szanto, Mickaël (dir.): Poussin et Dieu. (Collection : Catalogues d’exposition). 290 x 250 cm, 488 p., 300 ill. EAN : 9782754108263, 45  €
(Hazan, Paris 2015)
 
Compte rendu par Lucile Roche, Université Paris I-Sorbonne
 
Nombre de mots : 2084 mots
Publié en ligne le 2016-03-11
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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          Accompagnant l'exposition éponyme qui se tenait au musée du Louvre du 30 mars au 29 juin 2015, le catalogue Poussin et Dieu est un dense et remarquable ouvrage ; une contribution notable à la vaste historiographie dont le peintre bénéficie déjà. L'angle adopté, à savoir les rapports de Poussin à la religion judéo-chrétienne, a cela d'audacieux qu'il s'agit de l'un des contentieux majeurs de la biographie de l'artiste. Malgré l'abondance de peintures religieuses qui nourrissent son œuvre peint,  les paganismes de Poussin, ainsi que la discrétion sur le sujet religieux dont il fait preuve dans sa correspondance, ont contribué à la formation et la diffusion de l'image d'un peintre peu dévot, que certains iront jusqu'à qualifier de « libertin ». Cependant, loin de chercher à résoudre les débats et doutes relatifs à la dévotion du peintre, le présent catalogue s'emploie d'avantage à mettre en lumière la multiplicité de ses sources d'inspiration et notamment les harmonieuses sympathies que ce dernier, à la fois «  peintre chrétien » et « dévot de Jupiter », parvient à créer entre le profane et le sacré.

 

         L'ouvrage débute avec une dizaine d'essais, signés par quelques uns des plus grands spécialistes de Poussin que l'on compte à ce jour. Ces contributions viennent compléter l'approche thématique de l'exposition, reprise fidèlement par le catalogue à proprement parlé (p. 150 – 447). Sans s'y restreindre, les essais font généralement écho aux thèmes de l'exposition : les amitiés chrétiennes (p. 56 puis p. 224 cat. 23 à 42 dans le catalogue), certains motifs iconographiques tels que les Vierge à l'Enfant (p. 132 puis p. 198) ou encore des thèmes récurrents tels que les dieux antiques (p. 142 puis p. 416). L'essai introductif, signé par les deux commissaires –  Nicolas Milovanovic et Mickaël Szanto – dresse un bilan hagiographique de l'artiste très contrasté. Nombre de désaccords régissent depuis longtemps les positions des monographes au sujet de la religion du peintre et de sa foi. Le débat le plus fécond fut sans doute celui inauguré en 1994 par l'article « Poussin et Dieu » de J. Thuillier et auquel l'exposition et le catalogue, en reprenant son titre, rendent hommage. J. Thuillier se demandait dans ce dernier si Poussin était véritablement croyant, arguant notamment d'un manque de sincérité dans son œuvre et de grâce dans sa ferveur. M. Fumaroli, qui lui répondit dans les colonnes du Figaro, relevait au contraire la forte ascendance religieuse de son art. La religion de Poussin est une problématique rencontrée dès les premières monographies consacrées à l'artiste. L'image du peintre chrétien, défendue par Gault de Saint-Germain dans sa monographie de 1804, est contestée par Chateaubriand mais reprise par Victor Cousin, au nom de l'enseignement chrétien de son art, et soutenue par Antony Blunt qui, dans sa monographie de 1967, dressait le portrait d'un fervent augustinien. Quelles que soient les positions tenues, le bilan historiographique permet de saisir la dimension centrale de Dieu dans l’œuvre du peintre. Dans l'essai suivant, « Un goût gallican ? Poussin, Richelieu et la réforme des arts français », M. Fumaroli ne déroge pas à la position qu'il tenait, quelques vingt ans plus tôt, lorsqu'il vantait dans les colonnes du Figaro les mérites du grand « peintre chrétien ». Dans ce riche et dense essai, il insiste sur le succès de sa peinture en France, valorisée par la politique artistique menée par Richelieu dans un contexte artistique en pleine réforme (p. 32-43). La religion de Poussin, saisie par le prisme de ses relations, est un angle également étudié par Mickael Szanto dans son essai sur les amitiés chrétiennes de l'artiste (p. 44). Que savons-nous du petit cercle social que Poussin fréquentait et qui se trouve à l'origine d'une importante part de l’œuvre peint de l'artiste ? En effet, quatre-vingt peintures, parmi lesquelles de grands chef-d’œuvres, furent destinées à cinq collectionneurs, cinq amis. En dépit de leur hétérogénéité, du Paysage de tempête de Pyrame et Thisbé au cycle des Quatre saisons, ces œuvres témoignent selon Szanto d'une même réflexion sur le salut de l'homme et la toute-puissance divine (p. 50). Les emprunts et ascendants littéraires que l'on rencontre dans l’œuvre de Poussin, qu'ils soient chrétiens ou païens, sont au centre de l'heuristique adoptée dans ces essais. En effet, l'auteur d'une profonde réflexion sur le sens des Écritures est également celui qui peuple d'intrusions païennes certains de ses tableaux consacrés à l'Ancien Testament, remarque Milovanovic (p. 56). Ces associations, ou « ensembles flous » comme les qualifie Keazor (p. 66) seraient sans doute à rapprocher des « correspondances » que Mérot reconnaît au « peintre poète » (p. 76). La subtilité de son art, ainsi que l'admet la majorité des auteurs, tient en partie à sa capacité à illuminer une tradition par l'autre au sein d'une polyphonie iconographique que seul celui qui rapproche Moïse de Bacchus, Pan du Christ, parvint au XVIIe siècle à créer sans désaccorder. On pense à cet égard au motif de la Fortuna, traité par Szanto et Buttay (p. 84), ou à la proximité entre le Christ du Miracle de Saint François-Xavier et le Jupiter tonnant, relevée par F. Cousinié (p. 102) mais aussi par O. Bonfait (p. 112-119). Dans l’œuvre de Poussin, rares sont les scènes bibliques dénuées de formule antique et peu de motifs mythologiques sont véritablement libres de toute allusion aux Écritures. Cette prégnance de la mythologie ne doit pas faire oublier la très forte ascendance judéo-chrétienne de son œuvre. En témoignent les remarquables tableaux d'autel relevés par Cojannot-Le Blanc (p. 94), mais aussi son traitement des sujets plus canoniques tels que saint Pierre et saint Paul (Unglaub p. 120) ou les mères à l'enfant (Stanic p. 132). Le trait commun de la plupart des contributions serait la tentative de relever la polyphonie des inspirations de l'artiste. L'érudition religieuse de Poussin côtoie sans contradiction les sujets païens, rappelle à nouveau C. Nau qui signe le dernier essai. Le peintre des Sept Sacrements est également celui à l'origine de paysages païens investis d'une unique poésie, celle de la mélancolie des dieux antiques. Le meilleur exemple, rappelé dans l'exposition, est sans doute le cycle des Quatre saisons dans lequel les cycles naturels fusionnent avec le paradigme eschatologique chrétien. Sans la résoudre, c'est la tension entre l'immanence de la natura naturans et la transcendance chrétienne qui est symbolisée.

 

         Le rapport de l'artiste à la religion est abordé avec d'avantage de systématicité dans le catalogue des œuvres présentées lors de l'exposition. Ce dernier constitue la seconde partie de l'ouvrage. Les sections qui le découpent sont davantage orientées sur la vocation chrétienne de l’œuvre de l'artiste : Poussin et le catholicisme romain (p. 150), la Sainte Famille (p. 198), Poussin et ses amitiés chrétiennes (p. 224), Poussin et Moïse (p. 332), Poussin et le Christ (p. 370). Les œuvres convoquées par ces thèmes, du Saint Denis l'Aréopagite aux nombreuses Saintes familles, en passant par les tableaux de martyres ne laissent que peu de doute sur la spiritualité qui animait le pinceau de l'artiste. La Vierge, les Saints, les Martyres, la vie du Christ, peints à de nombreuses reprises, sont autant de sujets conformes aux attentes iconographiques de la Réforme catholique. Les deux séries des Sept Sacrements, réalisées entre 1636 et 1648, sont non seulement adaptées à la piété romaine mais, également, les relais d'un émouvant investissement spirituel. On pense à l'émoi mystique de Chantelou qui le fit s'agenouiller devant l'Extrême-Onction (p. 152 - 3). Cependant, le désir énoncé par Poussin de réaliser, en pendant aux Sept Sacrements, une série sur les tours de la Fortune est exemplaire de la continuité qu'il envisage entre les exempla chrétiens et les péripéties temporelles et, de manière générale entre l'Antiquité et la religion ; ces « deux faces d'une même médaille » pour reprendre l'expression de Keazor (p. 75). Les œuvres convoquées dans les sections Fortune, destin et Providence (p. 298) et Paysages sacrés (p. 416) mettent en évidence les affinités conceptuelles entre compositions catholiques et mythologiques. La mort d'Eurydice, la condamnation de Phocion comme l'infortune du roi Midas sont autant d'expressions d'un fatum stoïcien, une loi implicite de l'ordre des choses que l'on rencontre également dans l'économie providentielle des figures de l'Histoire Sainte tels que Moïse, Rebecca ou David. Livre des chrétiens et des païens, la nature devient chez Poussin un sujet en tant que tel, mais sert également une réflexion sur le Fatum. Les vastes dimensions dans lesquelles le paysage se déploie éclipsent l'historia qui se joue pourtant en son cœur.  Le grandiose du paysage incite en effet à détourner le regard des péripéties dramatiques du monde temporel, qu'il s'agisse d'Ève tentant Adam ou d'Eurydice mordue par le serpent. Une défocalisation qui relativise les passions humaines devant le grandiose d'une nature dont le spectateur suit le cycle, observe l'ordre et l'imperturbable harmonie.

 

         Sans tenter de résoudre les débats et divisions que le sujet a pu provoquer, la visée du catalogue, comme de l'exposition, serait plutôt de mettre en évidence la richesse de l’œuvre de Poussin, en vertu justement des nombreuses interconnexions entre sujets sacrés ou profanes qu'établit ce dernier. Les intrusions païennes dans les œuvres chrétiennes, les sources apocryphes, mises en évidence par les choix des thèmes ou dans les essais, confirment la singularité de l'artiste et justifient les doutes que son œuvre a pu susciter. L'écueil qui aurait consisté à établir une relation de continuité entre la production picturale de Poussin et ses croyances est donc soigneusement évité. Notamment car, ainsi que le rappelle Keazor (p. 67), il n'existe aucune affirmation fondée quant au rapport personnel de Poussin à Dieu mais également au nom de l'hermétisme qui peut exister entre le sentiment religieux et l'expression artistique. On pense à Lucas Cranach l'Ancien qui, ainsi que Keazor le rappelle, « sympathisa avec les idées luthériennes pour des raisons personnelles et professionnelles et continua néanmoins à travailler pour des clients catholiques », ou encore, plus proche de Poussin, le peintre protestant Sébastien Bourdon, connu pour ses nombreuses commandes catholiques. Tout comme il ne faut pas nécessairement être chrétien pour peindre des tableaux religieux, les tableaux ne disent pas nécessairement quelque chose de la religion de leur auteur. Dès lors, l'ascendant païen de certaines toiles, « cette volonté de ressusciter l'antique » ainsi que la qualifie M. Fumaroli mais également les emprunts multiples seraient davantage l'expression d'un certain « libéralisme philosophique et poétique » ; fait peu étonnant si on se rappelle que l'antique est, alors, le « patrimoine commun de toute l'Europe cultivée ». L'utilisation de ces motifs par les peintres « ne fait pas pour autant de ces [derniers] des athées » remarque Fumaroli.

 

         Le catalogue « Poussin et Dieu » est une admirable contribution à l'historiographie de l'artiste qui permet d'apprécier la richesse des rapports du peintre à la religion. Loin de se contenter de faire la somme des motifs religieux rencontrés dans son œuvre, le catalogue met l'accent sur les œuvres problématiques et les motifs qui posent questions. Il permet au lecteur d'apprécier la complexité de la peinture de Poussin et espérer alors faire partie de ces quelques élus auxquels, comme le notait Mérot (p. 75), seuls elle se livre.

 

 

Sommaire

 

p. 17 Poussin et Dieu ? (Nicolas Milovanovic et Mickaël Szanto)

p. 32 Un goût gallican ? Poussin, Richelieu et la réforme des arts français (Marc Fumaroli)

p. 44 Poussin et ses amitiés chrétiennes (Mickaël Szanto)

p. 56 Poussin et l'exégèse  (Nicolas Milovanovic)

p. 66 "Ensembles flous". Relations et interactions entre Antiquité et christianisme chez Poussin (Henry Keazor )

p. 76 Des grâces visibles aux grâces secrètes (Alain Mérot)

p. 84  L'éclair de la Providence. Poussin et Fortuna  (Mickaël Szanto et Florence Buttay)

p. 94 Poussin et l'art du tableau d'autel (Marianne Cojannot-Leblanc)

p. 102 Surgissement et dynamogénie. Le Miracle de saint François Xavier (1641) de Nicolas Poussin (Frédéric Cousinié)

p. 112 Le Dieu masque (Olivier Bonfait)

p. 120 Poussin, saint Pierre et saint Paul (Jonathan Unglaub)

p. 132 Poussin et le temps des mères à l'enfant (Milovan Stanic)

p. 142 Poussin et les dieux antiques (Clélia Nau)

 

Catalogue

p. 150 Poussin et le catholicisme romain cat. 1 à 14

p. 198 La Sainte Famille cat. 15à 22

p. 224 Poussin et ses amitiés chrétiennes cat. 23à 52

p. 298 Fortune, destin et Providence cat. 53à 61

p. 332 Poussin et Moïse cat. 62à 73

p. 370 Poussin et le Christ cat. 74 à 89

p. 416 Paysages sacrés cat. 90 à 98

 

p. 448 Étude technique des deux Saintes Familles du musée du Louvre

p. 455 Poussin et la Création

p. 462 La restauration des Aveugles de Jéricho : reprise de transposition

p. 484 Repères chronologiques

 

 


N.B. : Lucile Roche prépare actuellement une thèse de doctorat en histoire de l'art à l'université Paris I-Sorbonne sous la direction du Pr. Etienne Jollet. Sa thèse porte sur les représentations artistiques de la création du monde aux XVIIe et XVIIIe siècles.