Imbert, Anne-Laure : Regardeurs, flâneurs et voyageurs dans la peinture. 272 p., 16 x 24 cm, ISBN 978-2-85944-892-9, 30 €
(Publications De La Sorbonne, Paris 2015)
 
Rezension von Grégoire Besson, Université Pierre Mendès-France Grenoble II
 
Anzahl Wörter : 2123 Wörter
Online publiziert am 2015-09-08
Zitat: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2569
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          Cet ouvrage reprend les interventions présentées lors du colloque intitulé « Regardeurs, flâneurs et voyageurs dans la peinture de la Renaissance », organisé conjointement par Anne-Laure Imbert et par le CHAR (Centre d’histoire de l’art de la Renaissance de l’université Paris I, Panthéon-Sorbonne) les 5 et 6 juin 2009. Notons que trois interventions (sur les quatorze) présentées au colloque ne sont pas publiées ici et que le titre du volume abandonne la référence à la « Renaissance ». L’ouvrage est enrichi de reproductions en noir et blanc au format réduit, en regard du texte correspondant, procédé qui accroît la fluidité de la lecture. En fin de recueil, ces reproductions sont toutes reprises en couleurs et dans un format augmenté.

 

         L’ouvrage est divisé en quatre parties chrono-thématiques, qui couvrent la période du Moyen Âge chinois jusqu’au XIXe siècle avec Caspar David Friedrich ; la Renaissance italienne et plus largement européenne reçoit un traitement privilégié. Les onze contributions proposent un large tour d’horizon, tant sur le plan des contenus que celui des méthodes ; elles tentent de cerner les rôles assumés par les flâneurs et par les voyageurs, les modalités de leur représentation et leurs caractéristiques dans la peinture. Chaque contributeur s’est intéressé à un type particulier de peinture, à un artiste, à une œuvre ou encore à une particularité liée à un type d’œuvre ou d’artiste. Le résultat gagne en cohérence et en clarté, grâce à une articulation habile entre les différentes contributions, en particulier celles qui touchent à la Renaissance italienne.

 

         La première partie, intitulée « Regardeurs, flâneurs et voyageurs dans l’horizon d’une culture », place en parallèle deux communications présentant les regardeurs, flâneurs et voyageurs, dans deux cultures distinctes : la peinture shanshui chinoise et la peinture italienne de la pré-Renaissance. En guise d’exorde, Yolaine Escande propose une communication originale, quoiqu’un peu marginalisée dans un ouvrage très centré sur l’Europe. Cet essai porte sur la peinture shanshui entre les Xe et XVe siècles, c’est-à-dire sur la peinture de paysage traditionnelle chinoise de « montagne et d’eau ». Ce type de peinture figurative, placé au sommet de la hiérarchie picturale chinoise, thématise le voyage, la promenade ou la méditation par le biais de vues de divers paysages naturels puisés sur le territoire de l’empire chinois. L’auteur s’interroge sur les rôles et sur les fonctions des personnages insérés dans la composition de ces œuvres picturales. Après une explication et une description précise des différents types de peinture shanshui (peinture de cour, de commande ou peinture lettrée), Yolaine Escande explique que l’incorporation de figures vise à abolir la distance entre soi et le monde, et par ce biais, à gagner l’immortalité par le Dao (ou Tao).

 

         Dans la seconde communication de cette première partie, Anne-Laure Imbert nous place en Europe, dans l’Italie du Trecento. Elle étudie le cycle du Bon gouvernement, un ensemble célèbre de fresques exécutées par Ambrogio Lorenzetti pour le Palazzo Pubblico de Sienne. L’auteur prend le parti d’étudier chaque petit personnage, non pas comme un détail (dettaglio) inséré dans la composition pour des raisons purement optiques, mais comme un personnage particulier (particolare) dont l’enjeu est plus complexe. En établissant une comparaison avec la peinture flamande (Van Eyck, Weyden) et en se focalisant sur un personnage - « le rêveur » accoudé sur un mur devant un moulin - l’auteur confère une fonction précise à ces figures, qui rehaussent la dimension contemplative de l’œuvre et mettent en exergue sa fonction morale : allégoriser le paysage, ou constituer un mythe culturel.

 

         La seconde partie, « Paysage avec figures, figures dans un paysage », met l’accent sur la construction de ce type de peinture à partir des liens qui existent entre les figures ou les personnages et le paysage, ainsi que sur la réciprocité entre ces deux éléments constitutifs de l’image et du discours.

 

         Dans la première communication, Hervé Brunon étudie les sources antiques qui abordent la peinture de paysage, tels Vitruve et Ludius (connu de Pline l’Ancien) ainsi que leur réception à la Renaissance. Ces sources offrent un modèle révéré et une source d’inspiration majeure aux peintres de paysage à la Renaissance, aussi bien dans le domaine flamand qu’italien d’ailleurs.

 

         Joana Barreto étudie quant à elle la Tavola Strozzi, une peinture à tempera sur bois datant des environs de 1480, mais découverte en 1901 au Palazzo Strozzi de Florence. Cette œuvre constitue la première représentation complète de la ville de Naples connue à ce jour. Expliquant les différentes hypothèses  formulées sur cette œuvre et son contenu, Joana Barreto l’interprète comme un discours visuel sur le pouvoir monarchique de Ferdinand Ier d’Aragon ; le paysage légitime la puissance du souverain sur un territoire contesté, après une succession controversée. Les nombreux personnages animant l’image, et en particulier le port, remplissent une fonction centrale dans le dispositif énonciatif ; ils participent à la représentation de la royauté de Ferdinand d’Aragon. L’auteur reconnaît dans ce portrait de Naples, en filigrane, un portrait régalien.

 

         Cette partie s’achève avec une contribution de Matteo Gianeselli, qui travaille sur Domenico Ghirlandaio et sur la constitution du narratif dans ses œuvres à travers l’étude de plusieurs exemples concrets. L’auteur fait ressortir l’intérêt des « marges » dans ces peintures, en laissant provisoirement de côté le centre des compositions où se concentre l’effort  de l’artiste sur la construction compositionnelle et sur la narration. Réceptif aux théories de Leon Battista Alberti (De Pictura, 1435) sur la composition, un Ghirlandaio permet de mettre en évidence l’origine d’une construction visuelle et intellectuelle de l’image, et son contexte social et culturel ; cette construction est tout particulièrement mise en valeur dans les marges de l’œuvre construite par l’artiste.

 

         La troisième partie, intitulée « Invention du regard, invention du paysage », porte plus particulièrement sur le paysage et sur ses modes de création et d’animation. La communication de Lise Bek « Rhetorics to Aesthetics : Organization of Sight and Landscape as an Invention of Renaissance Humanism » - par ailleurs la seule rédigée en langue étrangère dans cet ouvrage - propose un aperçu des différentes réflexions humanistes sur le paysage. Lise Bek démontre comment le paysage moderne en Europe s’est construit entre les XIVe et XVIe siècles, à partir des bases héritées de l’Antiquité, et comment la peinture a assumé cet héritage.

 

         Jean-Marc Besse s’intéresse ensuite au voyage effectué conjointement par Abraham Ortelius et par Georg Hoefnagel, un géographe et un dessinateur flamands qui traversèrent l’Europe et l’Italie durant l’hiver 1577-1578 (« Le voyage, le témoignage de l’amitié : Abraham Ortelius et Georg Hoefnagel en Italie hiver 1577-1578 »). À la suite de leur périple, les deux hommes publièrent un recueil de gravures ; ils s’y représentent dans chaque illustration. Jean-Marc Besse s’interroge sur cette marque explicite des deux voyageurs, sur la manière dont ces deux figures animent et caractérisent les paysages ; elles mettent en scène une expérience commune du voyage effectué dans la perspective d’un loisir érudit et d’un partage d’amitié. L’auteur étudie également en grand détail la vision de l’espace caractéristique de l’homo viator, c’est-à-dire de la géographie construite à la première personne, à la différence d’une géographie qui repose sur un regard surplombant l’espace.

 

         À la fin de cette partie, Denis Ribouillault se penche sur Claude Lorrain dans sa communication « De la pratique au mythe : la figure du dessinateur dans les paysages de Claude Lorrain ». Il étudie dans ces œuvres « la perméabilité réciproque entre le processus de création artistique et la fiction construite par ce même processus » (p. 150). Il analyse les transformations à l’œuvre dans la peinture de Claude Lorrain, en les éclairant par une approche biographique. Denis Ribouillault envisage plusieurs exemples de représentations de l’artiste en dessinateur dans la nature. À ces types de figures se substitue progressivement le personnage du berger, à une époque où Claude Lorrain peint surtout dans son atelier, et non devant la nature. Denis Ribouillault observe également comment l’artiste insuffle une vie à son environnement par ses représentations du dessinateur ou du berger.

 

         La quatrième et dernière partie de l’ouvrage, « Au-delà du paradigme classique », porte sur les figures des regardeurs, flâneurs et voyageurs au XVIIIe et au XIXe siècle. S’intéressant à la littérature du XVIIIe siècle, Benoît Tane étudie ces figures dans les illustrations d’ouvrages (« Lecteur, spectateur, regardeur dans la fiction et l’illustration au XVIIIe siècle [Diderot et Rousseau] »). Par l’étude de plusieurs cas, en particulier du frontispice « au télescope » de Julie ou la Nouvelle Héloïse, Benoît Tane identifie une inspiration libertine dans ces figures. Au terme d’une sorte d’« effraction par la porte ouverte », l’œuvre construit la figure du « voyeur » ; les illustrations entraînent le lecteur à se soumettre à un dispositif de l’admiration (regarder) ou de la projection (le spectateur est invité à prendre la place du regardant représenté).

 

         Les deux dernières communications étudient Caspar David Friedrich et ses fameuses Rückenfiguren ou figures de dos. La première communication, « Perte du centre ? De l’ambiguïté des Rückenfiguren chez Caspar David Friedrich » par Julie Ramos, propose une réflexion sur l’intervention de l’historien de l’art autrichien Hans Sedlmayr aux premiers Entretiens de Darmstadt (Darmstädter Gespräche) en juillet 1950. Lors de ces Entretiens, Sedlmayr postule qu’à partir du XVIIIe siècle, une « perte du centre » se manifeste, qui se traduit dans l’art, en particulier dans l’art romantique - à témoin, il cite les figures vues de dos chez Friedrich. Cette ‘perte’ est caractérisée par une scission entre l’homme moderne et le monde. Julie Ramos critique la théorie de Sedlmayr en dépassant l’analyse iconographique de l’historien de l’art autrichien, pour comprendre le rapport sentimental qui lie les figures à la nature dans le paysage de Friedrich. Elle propose de saisir ce « centre perdu » comme le point de subjectivité caractéristique de l’époque romantique. Dans la dernière contribution de l’ouvrage, Baldine Saint-Girons s’intéresse aux figures de personnages vus de dos chez Friedrich, sous le titre : « Acte esthétique, sublime et figure de dos chez Friedrich ». Ici, les figures de dos sont interprétées d’un point de vue esthétique et non plus symbolique. Malgré leur succès éphémère - entre 1808 et 1820 - les figures vues de dos ont occupé une place considérable dans l’œuvre de Friedrich, en ce qu’elles illustrent le sublime kantien et schopenhauerien de « ce qui n’est pas tourné vers nous ». À partir de plusieurs exemples, en particulier le Moine au bord de la mer (1809-1810), étudié par Julie Ramos dans la communication précédente, Baldine Saint-Girons propose de considérer dans ces figures vues de dos la représentation de la puissance du monde. En effet, généralement égarées dans l’infini, ces figures vues de dos placent l’observateur dans une position nouvelle : ce n’est plus le regard qui est maître du monde mais le monde qui devient tout puissant, en forçant le spectateur à se soumettre à un point de vue aussi déterminé que désarçonnant.

 

        Finalement, cet ouvrage propose davantage qu’un simple aperçu du sujet.  Les études sont poussées sur les différents artistes ou œuvres incluant des figures de regardeurs, flâneurs et voyageurs. Les liens et reprises entre les différentes communications font de cet ouvrage un ensemble cohérent permettant d’embrasser un grand nombre de problématiques du sujet. Focalisé surtout sur la Renaissance, la première communication sur la peinture chinoise et les dernières sur Caspar David Friedrich permettent d’élargir les horizons d’étude et de comprendre ces figures dans une culture autre qu’européenne ou de percevoir leur héritage direct. 

 

 

 

Sommaire

 

• Introduction : Anne-Laure Imbert. P. 9.

Regardeurs, flâneurs et voyageurs dans l’horizon d’une culture

• Regardeurs et promeneurs dans la peinture chinoise (Yolaine Escande). P. 17.

• Regardeurs, flâneurs, voyageurs dans l’horizon d’une culture prémoderne du paysage : quelques réflexions à partir du Bon gouvernement d’Ambrogio Lorenzetti (Anne-Laure

Imbert). P. 31.

Paysage avec figures, figures dans un paysage

• Varias ibi obambulantium species : figures d’animation dans le paysage, ou la fortune d’un motif antique à la Renaissance (Hervé Brunon). P. 55.

• Point de vue et narration dans la Tavola Strozzi (Joana Barreto). P. 75.

• Domenico Ghirlandaio et les marges de l’historia : du figurant profane à l’acteur sacré (Matteo Gianeselli). P. 91.

Invention du regard, invention du paysage

• Rhetorics of Asthetics : Organization of Sight and Landscape as an Invention in Renaissance Humanism (Lise Bek). P. 113.

• Le voyage, le témoignage, l’amitié : Abraham Ortelius et Georg Hoefnagel en Italie (hiver 1577-1578) (Jean-Marc Besse). P. 129.

• De la pratique au mythe : la figure du dessinateur dans les paysages de Claude Lorrain (Denis Ribouillault). P. 147.

Au-delà du paradigme classique

• Lecteur, spectateur, regardeur dans la fiction et l’illustration au XVIIIe siècle (Diderot et Rousseau) (Benoît Tane). P. 171.

• Perte du centre ? De l’ambiguïté des Rückenfiguren chez Caspar David Friedrich (Julie Ramos). P. 189.

• Acte esthétique, sublime et figures de dos chez Friedrich (Baldine Saint Girons). P. 209.

 

 

 

          Grégoire Besson prépare une thèse de doctorat sur "Le temps du voyage : rythmes et perception de la durée dans les pratiques du voyage en Europe, entre Lumières et romantisme", sous la direction de Gilles Bertrand (Université Pierre Mendès France Grenoble 2).