Adriaens-Pannier Anne - Draguet, Michel : Cobra. Collection : Catalogues d’exposition. 320 pages, 230x287 mm, EAN : 9782754103725, 25 €.
(Hazan, Paris 2008)
 
Compte rendu par Annie Verger
 
Nombre de mots : 2367 mots
Publié en ligne le 2015-11-27
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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          Cobra - l’acronyme de Copenhague, Bruxelles, Amsterdam - est inventé par Christian Dotremont le 8 novembre 1948 lors d’une réunion au café-hôtel Notre-Dame à Paris, en compagnie de Joseph Noiret (belge), Asger Jorn (danois), Karel Appel, Constant et Corneille (hollandais) pendant laquelle ils expriment leur anti-parisianisme. Dans une déclaration-manifeste intitulée « La cause était entendue », le poète y formule son refus de l’abstraction lyrique, son hostilité à l’égard des peintres français qui ont déserté le terrain politique et sa critique de la position d’André Breton au retour des États-Unis.

 

         L’ouvrage présenté est le catalogue des expositions qui se sont tenues aux Musées royaux des Beaux-arts de Belgique, à Bruxelles, du 7 novembre 2008 au 15 février 2009 et au Palais des Beaux-arts, à Bruxelles, du 7 novembre 2008 au 4 janvier 2009, pour y fêter les soixante ans de Cobra. En introduction, l’esquisse chronologique de Michel Draguet permet de pénétrer dans « la préhistoire » de ce groupe d’artistes plasticiens et de poètes du Nord de l’Europe. Le rappel de deux expositions qui ont marqué l’immédiate après-guerre est particulièrement intéressant parce qu’il met en évidence la vitalité des jeunes créateurs. La première, intitulée « Exposition internationale d’art expérimental » ouvre le 3 novembre 1949 au Stedelijk Museum d’Amsterdam grâce à l’action du directeur Willem Sandberg qui invite trente artistes de dix nationalités exposant une centaine d’œuvres. La mise en scène est due à l’architecte Aldo van Eyck.

 

         La « IIe Exposition internationale d’art expérimental-Cobra » est organisée et financée par les collectionneurs d’art belges François Graindorge et Ernest van Zuylen au Palais des Beaux-arts de Liège, en octobre-novembre 1951. Elle est plus importante que la précédente : trente-trois artistes de onze pays exposent deux cents œuvres dont certaines viennent de la Galerie Maeght  mais elle marque, paradoxalement, la fin du groupe Cobra. Dotremont la ponctura d’un « mourir en beauté sera notre dernier slogan ».

 

         Le catalogue alterne de nombreuses planches d’œuvres de peintres, de sculpteurs ainsi que des photographies de groupes ou d’installations dans les musées, avec des textes plus spécialisés comme : « Derrière le primitivisme de Cobra » de Graham Birtwistle ; « Cobra : le drôle de totem d’une étrange tribu », de Pierre de Maret ; « Formes magiques. Jorn, Cobra et les dessins d’enfants » de Troels Andersen ; « Le geste Cobra » de Richard Miller et des réflexions sur les travaux collectifs, les peintures-mots à quatre mains, les estampes et imprimés.

 

         Il faut remonter aux années trente pour observer l’émergence d’un courant pictural dans les pays du Nord de l’Europe. La génération des peintres danois nés avant la Première Guerre mondiale (entre 1906 et 1914) a deux références esthétiques : celle du Bauhaus en Allemagne, notamment, à travers la réflexion théorique de Wassily Kandinsky exprimée dans son livre « Du spirituel dans l’art » et, en France, celle du « Manifeste du Surréalisme » d’André Breton publié en 1924. Il ne faut pas négliger le rôle de Freud puisque ses ouvrages comme « Totem et tabou » (1912), « Au-delà du principe de plaisir » in « Essais de psychanalyse » (1920) et « Le fétichisme » (1927) commencent à être connus et étudiés.

 

         La révélation de l’inconscient mêlée à la « nécessité intérieure » va se traduire au Danemark par « la libération de la forme plastique à l’écoute d’une pulsion intérieure ». Le peintre Vilhelm Bjerke-Petersen et le sculpteur Ejler Bille fondent le groupe Linien en janvier 1934. C’est au sein de la revue du même nom que s’expriment ces lignes de force et la volonté de faire un « art vivant ». Douze numéros sont publiés dans l’année. Comme dans tous les mouvements nés à cette époque, des désaccords apparaissent. Ils sont d’ordre divers. Les 38 biographies recensées de la page 297 à la page 301 permettent, entre autres, d’établir l’échelle des âges. 47,3% des artistes sont nés avant ou pendant la Première Guerre mondiale, si bien qu’à la création du groupe Cobra en 1948, ils forment le groupe des aînés (entre 41 et 44 ans) alors que huit participants adhèrent au groupe des peintres de moins de trente ans. Il ne s’agit pas d’opposer les générations entre elles mais de rappeler que les plus anciens ont traversé des événements historiques tragiques dans l’entre-deux-guerres : jeunes en 1918, ils sont majeurs en 1933 à l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Ils mesurent immédiatement les effets de sa politique puisque le Bauhaus est fermé et ses professeurs exilés en Europe ou aux États-Unis. En 1940, ils subissent l’invasion de l’armée allemande au Danemark, le 9 avril, en Belgique le 10 mai et le bombardement du port de Rotterdam le 14 mai. Le désenchantement les habite.

 

         Des dissensions apparaissent lorsqu’il s’agit d’aborder les problèmes esthétiques. Les précurseurs du groupe Cobra sont contre « l’abstraction froide et droite » de Mondrian et du néoplasticisme De Stijl en Hollande. Cependant, Richard Mortensen qui a adhéré à « L’Association des artistes surréalistes abstraits » à Copenhague en compagnie d’Egil Jacobsen, refuse en 1943 que le freudisme soit appliqué à l’art et préfère la non-figuration construite. Cette indépendance lui vaudra d’être contesté. En effet, les débats qui ont lieu autour de la fonction de l’œuvre poussent certains artistes à récuser un style qui s’affranchit des consignes. En 1949, Jorn, Appel, Constant et Corneille « repeignent » un tableau de Mortensen trouvé chez un ami, Erik Nyholm, pour marquer leur opposition à l’abstraction constructiviste. C’est : « Cobra modification » (1949, huile sur toile, 42 x 62 cm, p.271).

 

         Un autre facteur de tension apparaît en raison des positions esthétiques et politiques affichées par les artistes Cobra. Christian Dotremont découvre le surréalisme en 1940 à Bruxelles (il a 18 ans) en consultant la revue L’invention collective  créée par Raoul Ubac et René Magritte. Ceux-ci apprécient ses poèmes. Il arrive à Paris en 1941 juste après le départ d’André Breton pour les États-Unis et rejoint le groupe des fondateurs de la revue La Main à Plume qui a pour but de maintenir et de développer son héritage. Certains de ses membres seront déportés ou fusillés pendant la guerre. L’adhésion de Dotremont au parti communiste belge en 1945 et sa collaboration au journal Le Drapeau rouge  sont dans la suite logique de son engagement né de la résistance.

 

         Or, André Breton, rentré depuis peu des États-Unis, ne peut revenir sur sa rupture avec le parti communiste français. Il a adhéré en 1927 en compagnie d’Aragon, d’Éluard et de Péret dans l’espoir de « concilier le surréalisme comme mode de création d’un mythe collectif avec le mouvement beaucoup plus général de libération de l’homme », autrement dit, de rapprocher le freudisme du marxisme, d’accoler le « transformer le monde » de Marx au « changer la vie » de Rimbaud. Mais il est exclu en 1933 et rompt définitivement avec les instances dirigeantes deux ans plus tard en dénonçant les effets du stalinisme dans le texte « Du temps que les surréalistes avaient raison » (août 1935). À son retour en France après la guerre, il signe avec une cinquantaine de personnalités qui se désolidarisent du Parti communiste un tract de 14 pages intitulé « Rupture inaugurale ». Au même moment, Dotremont publie un texte fondamental dans le dernier numéro de la revue Les Deux Sœurs intitulé « Le surréalisme révolutionnaire » qui explicite les conditions d’une création surréaliste inféodée à la doctrine du matérialisme dialectique. En réponse à Breton qui a écrit une « Ode à Charles Fourier », il fait une « Ode à Karl Marx » et se rapproche alors d’Henri Lefebvre qui publie « Critique de la vie quotidienne ».

 

         En 1950, c’est Asger Jorn qui dévoile l’opposition grandissante entre le parti communiste aligné sur Moscou imposant les thèses de Jdanov et la conception libertaire de Cobra. Mais c’est Dotremont qui rompt avec éclat en publiant un pamphlet « Le réalisme socialiste contre la révolution ». Après quelques années d’adhésion à la cause communiste, il constate comme Breton, qu’il est impossible de concilier leur conception de la liberté avec les positions dogmatiques des instances dirigeantes.

 

         Après la Seconde Guerre mondiale, les bouleversements historiques ne sont pas moins dramatiques que ceux de l’entre-deux-guerres : En Europe, la Conférence de Yalta en 1945 signe la division de l’Allemagne en zones occupées ; la guerre froide entre l’URSS et les États-Unis débute en 1947 ; le Blocus de Berlin a lieu entre juin 1948 et mai 1949 et Staline meurt le 5 mars 1953. Aux États-Unis, le Maccarthysme qui sévit entre 1950 et 1954 barre la route aux artistes engagés à gauche tentés par l’Amérique. C’est dans ce contexte qu’est officiellement créé le groupe Cobra (1948-1951).

 

         Les artistes du Nord de l’Europe font de leur création une aventure collective. Pour eux, le creuset le plus efficace est la revue dans laquelle ils peuvent collaborer avec les poètes et les théoriciens de l’avant-garde. Ils désignent certains grands artistes de la première moitié du XXe siècle comme leurs maîtres (Van Gogh, Picasso, Miro, Arp, Tanguy, Giacometti, Kokoschka, Dubuffet) mais le Surréalisme est leur univers. Ils s’intéressent au bestiaire mythologique du Danemark, à l’art populaire, au primitivisme, au jaillissement vitaliste, aux dessins d’enfants et d’aliénés, à tout ce qui relève du hasard, de la spontanéité, de l’automatisme, de l’expérimentation, donc à tout ce qu’apportent les déchets rejetés par la mer, les rebuts assemblés, etc., et à tout ce qui lie le psychisme au corps et libère les pulsions.

 

         Cette action collective se manifeste au Danemark dans la mise en espace de peintures pour la maison de campagne d’une collectionneuse. Asger Jorn peint 14 portes, un mur dans la cuisine et un relief dans le jardin. Heerup et Jacobsen collaborent à ce projet. Ils interviennent ensuite dans une crèche de la banlieue de Copenhague. « Nous nous intéressons aux parois, aux murs, non pour y placer nos décors mais pour nous étendre au-delà des frontières que tracent les cadres, peu importe la direction dans laquelle nous sommes poussés » dit Jorn en 1944. L’expérience sera renouvelée dans la Maison des architectes à Bregnerod, en 1949. Les enfants des peintres seront associés à l’aventure.

 

         Cependant, la mise en commun des moyens de production n’est pas sans écueil. La plupart des artistes vivent difficilement. Ils se retrouvent dans des maisons prêtées par des amis ou dans des immeubles comme les Ateliers du Marais à Bruxelles en 1950, à la fois maison communautaire et point de ralliement des artistes belges (céramiste, sculpteur, graphiste, ethnologue, cinéaste, architecte, écrivain, etc.). Ils sont tiraillés entre le désir de faire carrière dans la capitale française qui détient, à l’époque, le monopole du marché de l’art (avec ses marchands, ses galeries, ses collectionneurs et ses critiques) et celui de dénoncer le confort d’une école de Paris toute acquise à l’abstraction lyrique.

 

         Quelques exemples d’œuvres Cobra résument l’esprit même du mouvement :

 

         La peinture d’Asger Jorn « ORNENS RET. DROIT D’AIGLE» ( 1951 74,5 x 60,5 cm sur isorel, p. 121) représente un aigle noir, bec grand ouvert, occupant la quasi la totalité de la surface ; la tête de mort qui remplit un vide à gauche n’est pas sans rappeler « Le cri » du norvégien Edvard Munch, dans sa forme comme dans sa technique picturale. Jorn est passionné par l’archéologie nordique et l’art populaire de la Scandinavie. La citation « le tracé doit être considéré sous le signe de ce continuum hyperlabyrinthique » peut s’appliquer à la plupart de ses œuvres.

 

         La peinture de Karel Appel intitulée « Chef tribal », (1951, huile sur toile, 120 x 56 cm, p. 175) est proche du totem. La découverte de grandes statues d’ancêtres de Nouvelle Guinée ainsi que la présence sur le sol hollandais de collectionneurs d’objets primitifs et de masques africains a incité l’artiste à produire des peintures aux couleurs primaires cernées de noir, de formats inhabituels, hiératiques. C’est « l’imagination qui déborde la fonction » comme dit Gaston Bachelard.

 

         Henry Heerup crée un « Assemblage » (1951, huile sur bois, assemblage de roues et de pièces de vélomoteur, 95,5 x 65,5 x 209 cm, p. 131) qui n’est pas éloigné des productions Dada et surréalistes.

 

         Pierre Alechinsky expérimente avec Christian Dotremont les dessins-mots, les logogrammes-dessins ou les logogrammes-peintures. Il s’agit de chassés-croisés entre les poèmes et les signes, des pratiques qui évoquent l’écriture chinoise ou japonaise.

 

         Pour résumer les recherches des artistes Cobra, il faut citer Joseph Noiret : « La peinture se fait dans la main/au niveau de la toile/dans la matière ».

 

         L’ouvrage présenté est désormais indispensable aux amateurs de ce courant artistique. La chronologie, détaillée au mois près, élargit considérablement l’espace parce qu’elle ouvre un vaste territoire – de la Scandinavie à la Belgique - en extériorisant la place de Paris. Non que les artistes abandonnent l’idée d’exposer là où le marché est dominant, mais, en constituant une sorte de front du refus des courants artistiques existants (surréalisme vieillissant, abstraction lyrique, post-bonnardisme, etc.), ils affirment leur identité. Le triangle constitué par les trois capitales, Copenhague– Bruxelles – Amsterdam – génère de nouvelles formes d’action. Le nomadisme des artistes d’un pays à l’autre, la vitalité des interventions dans des lieux improbables, la création de revues éphémères qui publient les analyses à chaud, les débats souvent houleux, les raisons de l’engagement politique, la tentative de concilier marxisme et freudisme, la reconnaissance des erreurs sont autant de caractéristiques de Cobra.

 

         L’appareil scientifique est considérable. À la chronologie détaillée s’ajoutent la biographie des participants les plus importants, la liste des œuvres exposées aux musées royaux des Beaux-arts de Belgique et celle des œuvres exposées au Palais des Beaux-arts de Bruxelles, les expositions Cobra entre 1948 et 1951 ainsi que la persistance de Cobra après 1951. Ce qui différencie ce catalogue de celui de l’exposition au Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 1982, c’est essentiellement le nombre de reproductions en couleur, le chapitre réservé aux estampes et imprimés et l’approche renouvelée des thèmes par les spécialistes. Le prolongement de Cobra est à chercher du côté des États-Unis avec l’action painting  (Jackson Pollock, Willem De Kooning, Robert Motherwell, etc.) dans les années cinquante ou en Allemagne et en Autriche avec Les Nouveaux fauves (Georg Baselitz, Jörg Immendorf, Jiri Georg Dokoupil, etc.) dans les années quatre-vingt.

 

 

 

SOMMAIRE

 

Préface

Anne Adriaens-Pannier et Michel Draguet, 8

 

Archive Cobra

Christian Dotremont, 12

 

Cobra : traces et instants. Esquisse de chronologie

Michel Draguet, 16

 

Les expositions Cobra d’Amsterdam et de Liège

Peter Shield, 98

 

Derrière le primitivisme de Cobra

Graham Birtwistle, 144

 

Cobra : le drôle de totem d’une étrange tribu

Pierre de Maret, 154

 

Formes magiques. Jorn, Cobra et les dessins d’enfants

Troels Andersen, 206

 

Le geste Cobra

Richard Miller, 236

 

Travaux à deux ou à trois

Pierre Alechinsky, 244

 

Les tribulations de l’écriture Cobra : « Peintures-mots » et quatre mains

Michel Draguet, 266

 

Cobra & Cie. Estampes et imprimés

Dominique Durinckx, 276

 

Biographies

Peter Shield et Anne Adriaens-Pannier, 297

 

Liste des œuvres exposées aux musées royaux des Beaux-arts de Bruxelles

Anne Adriaens-Pannier, 302

 

Liste des œuvres exposées au Palais des Beaux-arts de Bruxelles

Dominique Durinckx, 308

 

Expositions Cobra 1948-1951,

Christine Baldensperger, 311

 

Orientation bibliographique

Jennifer Beauloye, 317