Vibert-Guigue, Claude - Bisheh, Ghazi, avec une contribution de Frédéric Imbert: Les peintures de Qusayr ’Amra. Un bain d’époque omeyyade dans la bâdiya jordanienne (Bibliothèque archéologique et historique 179, Jordanian Archaeology 1), 226 pages dont 88 planches au trait, 25 en noir et blanc et 37 en couleurs, 80 euros
(Institut français du Proche-Orient [IFPO], Beyrouth 2007)
 
Reviewed by Amélie Le Bihan, Université Paris 1
 
Number of words : 1681 words
Published online 2008-07-07
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=260
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Cet ouvrage présente une documentation graphique et photographique élaborée entre 1989 et 1995 par la mission franco-jordanienne, sur les peintures en place et anciennement détachées, des bains de Qusayr ‘Amra. Il rassemble des mises au net de relevés archéologiques réalisés sur des vestiges d’époque omeyyade considérés dans leur état de conservation, ainsi que des essais de restitutions au trait ou en couleurs. Le texte est accompagné d’une riche documentation graphique de 88 planches au trait, 25 en noir et blanc et 37 en couleurs.

 

Une introduction trilingue (français/anglais/arabe) évoque les contextes historique, architectural et iconographique du monument, elle est suivie d’un récapitulatif des travaux archéologiques qui ont eu lieu sur le site. Un catalogue des décors et un exemple d’étude épigraphique arabe complète la partie rédigée de l’ouvrage.

 

Qusayr ‘Amra est une petite installation de bains construite pendant la première moitié du VIIIe siècle ap. J.-C. dans la steppe jordanienne, à l’écart de tout établissement antique visible. Elle est située à environ 85 km à l’est d’Amman et à 32 km au sud ouest de l’oasis d’Azraq. Le bâtiment est construit en blocs de calcaire, grossièrement taillés, excepté les montants de la porte d’entrée et son linteau qui sont en basalte. Le plan comprend trois éléments principaux : une « salle d’audience » rectangulaire, des installations de bains et des structures hydrauliques.

À l’époque omeyyade (661-750), un grand nombre d’édifices au décor raffiné de mosaïques, de peintures et de stucs furent construits dans la steppe ou dans des zones situées à la frontière entre la steppe et la campagne cultivée. On a d’abord considéré ces bâtiments comme des bâdiya, des refuges des princes omeyyades. Cette théorie fut contestée par Jean Sauvaget. Celui-ci considérait qu’ils s’agissaient de centres d’exploitation agricole. Bien que la théorie agricole s’accorde mieux avec les données archéologiques que celle de la bâdiya, elle ne suffit cependant pas à expliquer à elle seule toutes les constructions omeyyades du désert. Il faut sans doute penser qu’une combinaison de facteurs politiques, économiques et stratégiques a contribué au choix de leur emplacement.

La première impression qui frappe le visiteur des bains omeyyades de Qusayr ‘Amra est le contraste marqué entre l’aspect grossier des murs extérieurs et l’importance des peintures qui couvrent les surfaces inférieures. Le répertoire iconographique réunit des scènes de chasse et de baignade, des athlètes ou des acrobates, des lutteurs, des archers, des musiciens et des danseurs, ainsi qu’une série de scènes isolées inspirées de la vie pastorale, et des tableaux représentant divers métiers et activités liés à la construction (forgerons, charpentiers, maçons…). Ce qui surprend le plus dans ces peintures, c’est la présence d’un grand nombre de femmes nues ou demi nues. Ces images interrogent car elles sont contraires à ce qu’on pourrait attendre d’un commanditaire musulman de la première moitié du VIIIe siècle.

Ces peintures sont particulièrement importantes car elles offrent une profusion de thèmes iconographiques et illustrent historiquement une période clé, où l’art islamique en était encore au stade de formation. Après une observation soigneuse, deux remarques s’imposent. Tout d’abord bien que les peintures appartiennent à la tradition artistique gréco-syrienne, sous sa forme provinciale modifiée, les représentations figurées montrent que plusieurs peintres dotés de savoirs techniques différents ont travaillé à Qusayr ‘Amra, plusieurs styles ont été mis en œuvre. Outre la diversité des styles, il faut souligner une autre caractéristique : la richesse et la diversité du répertoire iconographique. Les thèmes sont très diversifiés sans qu’il y ait une unité ou un rapport entre eux. Comment expliquer la diversité des scènes ? Que signifiaient ces images pour le commanditaire de Qusayr ‘Amra ou pour son entourage immédiat ? Pourquoi a-t-on utilisé des inscriptions grecques pour désigner certains personnages ? Ces scènes représentent-elles des pratiques de la cour omeyyade ou des thèmes convenus pour la décoration des bains ? Voici quelques unes des questions que soulèvent ces peintures.

Diverses tentatives d’interprétation ont été avancées. La plus cohérente est celle du professeur Oleg Grabar, qui analyse les peintures à l’aide des sources littéraires. Il considère que les thèmes des danseuses, de la chasse et la musique reflètent les plaisirs et les loisirs royaux. En 2004, G. Fowden a proposé une étude très intéressante sur les peintures de Qusayr ‘Amra. Il a tenté d’identifier des personnages précis dans les représentations figurées des peintures des bains. L’auteur Claude Vibert-Guigue cite deux textes d’auteurs arabes, al-Ghuzûlî et Muhammad bin Zakariyyâ al-Râzi, qui permettent d’éclairer la signification du décor des bains.  Ces textes révèlent l’apport de la pensée grecque dans le décor des bains. On découvre aussi que ce type de décor n’était pas rare dans les bains. Ces textes expliquent aussi que le décor avait pour but de stimuler les sens et fortifier les facultés. Ainsi ces textes prouvent que les peintures de Qusayr ‘Amra n’étaient pas uniques en leur genre. Elles illustrent des motifs et des thèmes courants dans les bains omeyyades. On peut espérer que la documentation détaillée apportée par cet ouvrage aidera les chercheurs à proposer une interprétation d’ensemble du sens et de la signification de ces peintures.

 

L’auteur expose ensuite l’historique des activités de terrain entre 1907 et 1989. Il souligne qu’excepté le travail d’Alois Musil et d’Alphonse L. Mielich les travaux ne sont pas des enquêtes exhaustives. Aucune autre copie des peintures n’a eu lieu entre les relevés de Musil et le début de la mission franco-jordanienne en 1989.

Alois Musil fut le premier à travailler à Qusayr ‘Amra et à recueillir de nombreuses données archéologiques sur ce site repéré par des voyageurs dès le début du XIXe siècle. Il fit plusieurs voyages sur le site. Son troisième voyage en 1901, s’effectua en compagnie du peintre Alphons L. Mielich qui copia les peintures. Au cours de cette mission, la lecture des peintures recouvertes de couches de suie et de poussière fut très difficile. Mielich le dessinateur a donc essayé diverses solutions pour pouvoir observer les peintures : eau savonneuse, térébenthine, alcool etc. Durant cette mission, Musil et Mielich ont emporté un morceau de mosaïque de sol et des fragments de peinture. L’équipe a également réalisé des relevés architecturaux en plan et en élévation. À la suite de cette mission, la publication des données, composée d’un volume de planches et d’un volume de textes, a été préparée en Europe.

En 1909 et 1912, les pères Antonin Jaussen et Raphaël Savignac firent des visites répétées à Qusayr ‘Amra et prirent des photographies de bonne qualité. Leur travail fut publié en 1922 sous le titre de Mission archéologique en Arabie III. Les châteaux arabes de Qeseir ‘Amra, Haranêh et Tûba.

Depuis la redécouverte du site par Musil, les peintures ont subi des dommages causés par les fumées de feux de bédouins, par des infiltrations d’eau ou par des dégâts causés par les visiteurs qui gravaient leur nom. Conscient de la fragilité des peintures, le Département des Antiquités de Jordanie, chargea au début des années 70, une équipe espagnole de nettoyer les peintures et de consolider le bâtiment. Ainsi, une mission composée d’architectes, de restaurateurs, de topographe et de photographes s’est rendue sur place pour prospecter le site, faire des relevés architecturaux, nettoyer les peintures et les étudier. Cette mission a donné lieu à une publication parue en 1975 Qusayr ‘Amra. Residencia y banos en el deserto de Jordania qui comprend des plans détaillés des élévations et des photographies en couleur. L’ouvrage a été réédité en 2002, après l’intervention sur place d’une équipe de restauration pour de nouveaux nettoyages. En 1985, le site a été classé par l’Unesco sur la liste du Patrimoine mondial.

La mission franco-jordanienne de 1989 à 1995 avait pour but de réaliser un relevé des 350 m2 des peintures conservées. Elle a procédé à un relevé patient et exhaustif de l’ensemble des décors muraux. Le relevé s’organisa de façon méthodique en appliquant des feuilles de plastique transparent sur les parois. Les difficultés techniques ont été surmontées grâce à ce relevé à l’échelle grandeur nature, mis au net au fur et à mesure que le travail avançait de pièce en pièce. En complément à l’étude des peintures, un relevé des graffiti a été fait. Ces relevés ont été suivis d’une mise au net de la documentation. Deux techniques ont permis de reconstituer les couleurs : la méthode du tratteggio et la copie à la gouache. La mission franco-jordanienne a aussi contribué à améliorer la conservation et la présentation du site.

 

Le catalogue est introduit par une présentation et une explication de la numérotation des pièces, parois, registres et travaux qui permet de localiser les scènes peintes. Cette introduction est suivie d’une description des registres décorés salle par salle. À la fin de ce catalogue, se trouve une note épigraphique réalisée par Frédéric Imbert. Une introduction aux planches aide à la compréhension de celles-ci en exposant les conventions graphiques choisies. Les dessins en noir et blanc ont été réalisés au trait à l’échelle 1/10. L’ouvrage est complété par la liste des planches et une bibliographie.

 

Il s’agit d’une publication technique, rigoureusement présentée avec des propositions de restitutions fondées sur des données précises et fiables. Les commentaires ont été réduits au minimum, car le but de cet ouvrage était de rendre disponible l’ensemble des données et des relevés réunis par la mission franco-jordanienne de 1989 à 1995. Elle rassemble un corpus sur la documentation archéologique unique offerte par les bains de Qusayr ‘Amra. On peut souligner le travail remarquable des chercheurs et dessinateurs qui ont relevé avec précisions ces peintures. Les planches et leurs présentations sont très claires et permettront à de nombreux chercheurs d’accéder à cette riche documentation.

Nouvelle étape dans la connaissance non seulement des bains de Qusayr ‘Amra mais aussi de la peinture, de la culture et de l’art de la cour omeyyade, cet ouvrage offre aux spécialistes, aux étudiants et au grand public une image d’un art pictural aux multiples facettes, ainsi qu’un aperçu de l’art profane islamique dans sa phase de formation. Première phase du travail d’étude de ces peintures, nous espérons que cette publication donnera lieu à de nombreuses autres publications d’analyse du monument.

 

P.S. : On soulignera la part prise dans la rédaction par Ghazi Bisheh, co-auteur de l’ouvrage, qui fait référence à juste titre à deux auteurs arabes anciens.