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Compte rendu par Christophe Henry Nombre de mots : 5465 mots Publié en ligne le 2015-10-20 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2602 Lien pour commander ce livre Cet ouvrage rassemble les actes d'un colloque qui s'est tenu à l'Institut National d'Histoire de l'Art et au Collège de France les 29, 30 novembre et 1er décembre 2012. Contrairement à ce qu'indique le revers de couverture, cette manifestation ne concluait pas une année d'hommages à André Chastel. Elle venait simplement s'inscrire entre, d'une part, l'Hommage à André Chastel organisé à l'auditorium du Louvre le 1er février 2012 et l'exposition André Chastel (1912-1990). Histoire de l'art et action publique, organisée à l'INHA du 8 février au 6 avril 2013, effective clôture de la commémoration du centenaire de sa naissance en 2012. Entre-temps avaient eu lieu le colloque L’historien de l’art, savant et politique. Le rôle des historiens de l’art dans les politiques culturelles françaises et italiennes organisé par l’Académie de France à Rome et l’Accademia Nazionale dei Lincei, ainsi que la soirée André Chastel, le plaisir de l'histoire de l'art, organisée le lundi 17 décembre 2012 à la Galerie des Gobelins. Celle-ci a donné lieu à la publication en ligne d'un florilège de textes écrits par les proches, élèves et lecteurs d'André Chastel (http://www.ghamu.org/spip.php?article386) et l'exposition de l'INHA à un petit catalogue (collection de l'INHA, 2013). Quant à l'excellent colloque romain, il vient d'être publié sous un titre qui ne rend guère compte de l'amplitude de la réflexion qu'il propose : Argan et Chastel. L'historien de l'art, savant et politique, sous la direction de C. Gamba, A. Lemoine, J.-M. Pire, Mare et Martin, 2014. On trouve enfin un nécessaire complément à cet ensemble dans la conférence prononcée par Roland Recht à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en 2012 (http://www.aibl.fr/seances-et-manifestations/coupoles-312/coupole-2012/article/l-image-et-le-mot-andre-chastel), qui appartenait originellement au programme du colloque dont nous recensons ici les actes et qu'elle aurait sans conteste enrichis.
Une hagiographie critique ? L'ensemble donne une impression d'éparpillement des efforts et des informations, ce qui est sans doute dû au fait que l'année d'hommages n'a été programmée qu'en 2011 et ne s'est vraiment concrétisée que par la volonté de Frédéric Mitterrand. Les historiens de l'art avaient-il préparé l’événement ? Il est en tout cas regrettable que l'ensemble des textes et des documents mis au jour n'ait pas permis d'élaborer une plus ambitieuse publication. Fondée sur une documentation croisée et une iconographie rassemblée, celle-ci aurait vraiment rendu hommage à celui qui a su donner à l'histoire de l'art française une existence publique et une fonction culturelle incontournable. Il faut le souligner – car cela n'est mentionné nulle part : c'est bien au crédit scientifique d'André Chastel que l'on doit le triplement du nombre de chaires universitaires et de postes d'enseignants-chercheurs entre 1967 et 1995, ainsi que la reconnaissance de l'histoire de l'art comme une discipline de recherche à part entière, disposant de ses champs propres d'investigation, et en aucun cas « auxiliaire » de quelque discipline plus élevée dans l'ordre des savoirs que ce soit. Cette remarque justifie-t-elle que l'on élève régulièrement un templum doloris aux personnalités qui ont participé de façon même déterminante à la reconnaissance d'un champ disciplinaire ? Et quelle est la fonction de ce type de publication ? En parcourant les différentes contributions, on passe en effet du témoignage d'amitié et de l'hommage professionnel des anciens élèves ou collaborateurs à un positionnement plus historiographique, qui interroge le rôle d'André Chastel dans l'évolution récente de la discipline. Ce mélange, qui pourrait paraître complémentaire, n'est pas toujours cohérent. Le témoignage des proches est souvent partial et orienté, parfois narcissique, tandis que l'historiographie de l'art, qui n'en est qu'à ses débuts, distingue difficilement l'anecdote de la source, la position de la méthode.
Sans même évoquer les grands absents de l'index, dont la brièveté paraît étrange pour un ouvrage consacré à pareille personnalité, il aurait paru logique, quitte à fragmenter les publications, d'en consacrer une à l'ensemble des témoignages, une autre au positionnement historiographique et une troisième à l'œuvre d'historien de l'art d'André Chastel, très peu étudiée. Le plan du présent ouvrage – [1] L'action publique ; [2] Chastel, ses maîtres et ses contemporains. Modèles et méthodes ; [3] Chastel historien – implique en fait que le témoignage d'un proche dispose du même statut documentaire qu'une archive du fonds Chastel étudiée de manière critique et sérielle – chacune des parties se composant en fait de témoignages, d'études plus distanciées et de bilans pas toujours impartiaux. On aurait ici gagné à s'inspirer du plan du catalogue de l'exposition de l'INHA (Études ; Évocations ; Sources), qui discrimine les contributions par le statut du locuteur et évite de dénier la spécificité disciplinaire de l'histoire de l'art au sein même d'un titre de partie.
L'objectivité reste pourtant de mise chez un certain nombre de contributeurs, qui s'appuient sur l'étude critique des archives André Chastel déposées à la bibliothèque de l'INHA ou sur des fonds documentaires revisités, comme les premiers travaux de Chastel ou les articles qu'il publia dans les colonnes du Monde. Ces études, qui apportent toutes des éclairages inédits sur Chastel, sont dues à Dominique Hervier (état de la question relatif aux relations Chastel-Malraux), Adrien Goetz (approche volontairement distanciée des comptes rendus livrés au journal Le Monde, d'une redoutable pertinence quand est posée la question du style), Michel Hochmann (qui applique avec bonheur sa méthode micro-documentaire à un versant méconnu de Chastel, ses relations avec le Warburg Institut réfugié à Londres, cf. infra), Thierry Dufrêne (analyse méticuleuse des passes d'armes Chastel/Francastel), Sara Longo (commentaire pénétrant de la rupture Chastel/Arasse) et Françoise Levaillant (ou comment le second surréalisme participe au renouveau de l'histoire de l'art moderne entre 1930 et 1950) – on se reportera au sommaire reproduit infra. Ces auteurs ont eu à cœur de bousculer la statue du Commandeur, non pas gratuitement mais afin de mettre en évidence les passionnantes discordances et les fertiles incohérences – les échecs aussi – qui accompagnent toute volonté obstinée de réforme disciplinaire. Méthodiques et rigoureuses, ces contributions permettent aussi de comprendre pourquoi la problématique soixante-huitarde du mandarinat est inapplicable à André Chastel : professeur de l'enseignement secondaire de 1938 à 1951 (au lycée du Havre en 1938, au lycée Voltaire à Paris en 1942, au lycée Marceau à Chartres en 1944, au lycée Marcelin-Berthelot à Saint-Maur-des-Fossés en 1948 et au lycée Carnot à Paris en 1949), Chastel n'intègre la direction de recherches universitaires qu'en 1951, et par la petite porte de l'École Pratique des Hautes Études.
Nommé professeur d'histoire de l'art moderne et contemporain à la Sorbonne en 1955, il ne bénéficiera pas du soutien de son prédécesseur Pierre Lavedan, qui incarne à ses yeux la médiocrité universitaire et le goût français des prébendes. Or, pour Chastel, le prestige universitaire n'est qu'un outil, c'est-à-dire le moyen d'une action publique, et non une fin en soi. Sa carrière se construit donc à l'encontre de ce modèle, certes en cours magistral et en séminaire, mais surtout dans les antichambres ministérielles – notamment celle de Malraux (voir le texte de D. Hervier, p. 11-28) –, dans les associations et dans les comités, dans les colloques internationaux et les grandes fondations dédiées à l'histoire de l'art, qu'il contribue à renforcer ou à inventer.
Comme le montrent ces contributions, ainsi que la synthèse qu'Isabelle Balsamo consacre à l'aventure de l'inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France (p. 29-38), la carrière intellectuelle de Chastel met l'hybridation méthodique et l'inventaire documentaire au service d'une construction disciplinaire, dont les limites ne sont en aucun cas universitaires. L'E.P.H.E. puis la Sorbonne permettent la transmission des principes d'une action qui se développe hors les murs, puisque rien ne serait plus absurde que de concevoir l'université comme le champ d'application de l'histoire de l'art. Produit intellectuel des millions d'œuvres disséminées sur les territoires nationaux, dans les collections privées, les musées et sur le marché de l'art, l'histoire de l'art de conception chastélienne fédère les innombrables idées et conceptions qu'ont engendrées lesœuvres d'art et qu'elles continuent d'inspirer, dans un flux à la fois populaire et savant.
L'action de l'historien de l'art ne prend un sens qu'à partir du moment où il contribue à la sauvegarde de ces œuvres – qui se sont conservées bon an mal an ou qui ont disparu, jusqu'à ce que l'on prenne conscience de leur importance au cours du XVIIIe siècle. Peu importent d'ailleurs les formes de cette sauvegarde (répertoire, essai, monographie, exposition, interprétations plus ou moins spectaculaires, interventions télévisuelles, citation par l'art contemporain), à partir du moment où l'historien de l'art garde à l'esprit que son entière légitimité repose sur l'exercice du rôle de passeur de témoins, aussi modeste que déterminant. Le catalogue raisonné d'un artiste oublié n'a de sens qu'au titre de la préservation des chaînons de la généalogie des maîtres, laquelle participe de façon déterminante à la compréhension de l'œuvre des phares, sans que cela implique forcément une réhabilitation esthétique de toute la chaîne.
Retours d'affection Un second profil de contributions rassemble des témoignages plus affectifs et même affectueux, bien qu'ils soient convoqués sur le mode de la réflexion institutionnelle. La synthèse de Jean-Pierre Babelon (« André Chastel et le patrimoine », p. 39-44) est un peu courte pour le sujet, mais présente l'avantage de rappeler aux néophytes quel échec fut pour Chastel la destruction programmée des Halles de Baltard, décidée en 1969 et mise en œuvre en 1971, à l'encontre d'une demande de préservation pour le moins unanime. Sans doute aurait-il été intéressant de s'interroger sur ces trois années, lors desquelles la carrière du professeur d'histoire de la Sorbonne bascule. Nommé professeur au Collège de France en 1970, membre du conseil d'administration de la Villa Médicis en 1972 et d'ores et déjà pressenti pour sa direction (qu'il refusera), André Chastel a compris, à travers l'impossible sauvetage des Halles, qu'une partie du sentiment national et du patriotisme ancestral s'était réfugiée dans cette idée de patrimoine, qui fit l'objet de l'éditorial du numéro 49 de la Revue de l'Art (1980, p. 5-32) puis du petit volume paru la même année aux éditions Liana Lévi, cosignés avec Jean-Pierre Babelon.
Drame patrimonial, la destruction des Halles lance aussi, paradoxalement, la troisième carrière d'André Chastel, celle de l'homme célèbre apparaissant dans les tribunes télévisuelles les plus regardées, non loin de Georges Duby, Claude Lévi-Strauss ou Georges Dumézil, et qui incarnera pour le grand public français une histoire de l'art pleine d'entrain, élégante, éloquente et combative – paradoxalement aussi moderne que le désirait l'appareil d'État pompidolien qui détruisit les Halles. Entre 1971 et 1984, de jeunes administrateurs civils, des journalistes aussi bien que des étudiants en histoire de l'art fréquentent ses cours du Collège de France. Cette mixité favorisa amplement les grands chantiers patrimoniaux lancés à partir de 1974, ainsi que le mûrissement de la conception historique élargie qu'élaborèrent durant les cinq années suivantes André Chastel et Jean-Pierre Babelon. Ce contexte aurait sans doute mérité d'être rappelé.
Ce type de problématisation manque aussi à la contribution de Jean Guillaume (« André Chastel à Vicence et à Tours. Une vision européenne de l'architecture de la Renaissance », p. 45-50), qui revient notamment sur le soutien que Chastel procura au Centro internazionale di studi di architettura Andrea Palladio, créé à Vicence en 1958 à l'initiative de Renato Cevese, et au Centre d'Études Supérieures de la Renaissance, créé par Gaston Berger en 1956. Que J. Guillaume ait été le premier maître-assistant du centre vicentin et maître d'œuvre des journées tourangelles d'études sur l'architecture française moderne est intéressant, mais on regrette que l'évocation de ces deux chantiers chastéliens ne permette pas de cerner les grands traits de la méthode Chastel en termes de promotion de la recherche scientifique.
En effet, à Vicence ou à Tours comme dans bien d'autres cas, à l'obtention d'une responsabilité majeure dans l'orientation scientifique du projet s'adjoint l'organisation de rencontres internationales systématiquement suivies d'une publication prestigieuse des travaux (transformation du Bolletino vicentin en Annali di architectura pour le Centro, remarquable collection De Architectura chez Picard pour les colloques de Tours). Dans le cas de Vicence, Chastel et Cevese conçoivent même un accueil des boursiers internationaux qui s'inscrit dans l'esprit de la réforme de l'Académie de France à Rome inspirée par André Malraux (1971), qui adjoignait à la mission, dite Colbert, d'accueil des artistes une mission de promotion de la culture française, portée alors par de jeunes historiens de l'art, universitaires, conservateurs et restaurateurs.
À cet égard, la réforme de 1971 présente une anatomie chastélienne que documente bien la contribution de Michel Laclotte (« André Chastel et les musées français », p. 51-54). Celle-ci renseigne avec la neutralité qui s'impose la relation complexe mais très équilibrée que Chastel entretenait respectivement « avec les deux corps, celui des universitaires et celui des musées et du patrimoine ». C'est cette bipolarité qui avait présidé, selon Laclotte, à la fondation de la Revue de l'Art et qu'il paraît difficile de ne pas sentir à l'œuvre dans l'Institut National d'Histoire de l'Art, conçu (?) à partir du projet chastélien. P. Rosenberg et L. De Fuccia (« Chastel bâtisseur », p. 55-62) reviennent eux-aussi sur le bilan institutionnel de Chastel, non sans mettre en balance les « réussites » – celles de la Revue de l'Art et de l'INHA – avec « l'échec » que constituerait l'absence de l'histoire de l'art dans l'enseignement secondaire.
Cette position bien légitime, mais un peu amère, échappe toutefois à la responsabilité d'André Chastel. En outre, elle découle d'une interprétation qui ne tient guère compte des efforts qui ont été menés par l'État et le ministère de l'Éducation nationale et de la recherche pour organiser un enseignement de l'histoire des arts de l'École primaire au Lycée au cours des trois décennies qui ont suivi la disparition d'André Chastel. Il est d'ailleurs erroné d'affirmer qu'en France, contrairement à l'Italie, l'histoire de l'art n'est pas enseignée à l'école. La discipline n'est pas sans faire l'objet d'une épreuve obligatoire au Diplôme National du Brevet, d'une certification spécifique et dispose de sa propre inspection générale. La vraie question, posée du vivant de Chastel, est celle de la formation de ceux qui l'enseignent, généralement issus des concours de recrutement des disciplines générales : Histoire-Géographie, Français, Langues, Arts plastiques. Les proches d'André Chastel, d'ailleurs rarement d'accord entre eux sur ses positions, peuvent-ils vraiment savoir ce qu'il aurait pensé de cette situation ? Bien sûr qu'il n'apprécia pas que la création de l'agrégation d'Arts plastiques fit avorter tout projet d'agrégation d'histoire de l'art, en rendant toutefois obligatoire la préparation d'un programme d'histoire de l'art ancien (avant 1900) et d'une question portant sur le XXe siècle, dont l'épreuve a toujours été corrigée par des professeurs d'histoire de l'art des universités, bien souvent ses élèves.
Chastel n'avait-il pas conscience, aussi, de la concurrence radicale qu'une agrégation d'histoire de l'art aurait créée, d'un point de vue universitaire et politique, avec l'agrégation d'Histoire-Géographie, qu'avaient obtenue certains des élèves qu'il appréciait le plus, ou celle de Lettres qu'il avait lui-même obtenue en 1937 ? N'est-ce pas son point de vue d'un combat, tout bien considéré un peu inutile, que relaie Antoine Schnapper en 1991 dans la revue Le Débat (1991/3, n° 65), en restaurant le principe d'une science auxiliaire de l'Histoire, conçue comme la « discipline locomotive » de l'histoire de l'art ? On peut rêver d'un Chastel qui serait resté fidèle à l'approche formaliste et spirituelle de ses premières études sur la reine de Saba, mais les méditations historiographiques des vingt dernières années – le film d'Edgardo Cozarinsky en témoigne – rendent plutôt compte d'un historien acquis à la raison méthodique de la série, que n'effleure plus guère le goût fétiche de l'archive ou la considération de l'œuvre d'art en soi, fût-elle stylistique.
Pensionnaire en tant qu’historien de l'art de la Villa Médicis de 1983 à 1985, Philippe Morel signe une contribution tout aussi polémique, qui, contrairement à ce qu'indique son titre, concerne moins « André Chastel, l'Académie de France à Rome et le film d'Edgar Cozarinski [Un sentiment de bonheur, 1990] » (p. 75-86) qu'il ne vise à mettre en cause le projet de réforme de l'Académie de France à Rome porté par son actuel directeur, Éric de Chassey. Ses objectifs sont comparés avec ceux de Jean-Marie Drot, directeur de 1985 à 1994, qui mena une politique inédite de festivals de musique, danse et cinéma, en collaboration artistique et culturelle avec la ville de Rome. À l'époque, celle-ci aurait peut-être été appréciée si elle n'avait pas détourné l'institution de ses missions dédiées, c'est-à-dire l'accueil des artistes et des historiens de l'art, ainsi que l'organisation des expositions prestigieuses que Malraux avait souhaitée et que Chastel avait soutenue avec une passion sans pareille. La direction de Jean-Marie Drot ne manqua donc pas de susciter l'opposition radicale d'André Chastel, qui suspendit sa participation au conseil d'administration en juin 1987, à grands renforts d'articles de presse.
L'épisode renseigne bien le fonctionnement des grandes institutions culturelles françaises, mais nous ne sommes pas sûrs que le lecteur dispose de toutes les clés pour le comprendre. Au-delà du fait que Ph. Morel pourrait indiquer qu'il n'en aurait jamais été ainsi si son maître avait accepté la direction de l'institution avant qu'elle ne soit proposée à Jean-Marie-Drot, il serait nécessaire d'expliciter le fonctionnement de l'Académie, en indiquant le caractère discrétionnaire du pouvoir du directeur, la fonction consultative du conseil d'administration, traditionnellement conçu comme un petit exécutif à l'anglaise, dont on ne peut ignorer l'avis. Quant à la comparaison Drot/de Chassey, elle paraît un peu déplacée ici et mériterait sans doute d'être développée dans une tribune plus élargie que les actes confidentiels d'un colloque spécialisé. Au demeurant, on peut douter de sa pertinence, dans la mesure où le contexte dans lequel s'inscrit l'action d'un directeur de la Villa Médicis a bien changé depuis 1987. L'enjeu du projet de réforme d'Éric de Chassey est moins celui de l'ouverture culturelle sur la ville de Rome et son show-business que la mise de l'académie aux normes de la grande résidence de scholars internationaux et l'effacement consécutif des missions propres de l'Académie de France à Rome, clairement dévorée par le prestige petit-bourgeois de la « Villa Médicis ».
Lors de l'Hommage à André Chastel organisé à l'auditorium du Louvre le 1er février 2012, Claude Mignot, ancien pensionnaire lui aussi (1971-1973), avait proposé une première contribution dédiée à André Chastel et l’architecture, ici amplifiée et réintitulée « André Chastel, un regard sur l'architecture » (p. 173-184). Faisant état d'un constat un peu partial, selon lequel André Chastel n'aurait accordé à l'architecture qu'une « place liminaire ou excentrée » dans ses écrits, C. Mignot joue de quelques images et métaphores sans lien direct avec son sujet (« L'architecte du renouveau de l'histoire de l'art », « Poser les pierres angulaires d'une politique collective ») avant d'expliquer que cette distance est largement compensée par l'omniprésence de l'architecture dans les notes de cours, les articles de presse, les préfaces, les éditoriaux et les interviews. La généralité du propos dénote une difficulté à évaluer de façon critique – et autrement que sur un mode affectif – le bilan effectif du maître en matière d'histoire de l'architecture. Pourtant, l'article de S. Frommel publié dans le catalogue de l'exposition de l'INHA (p. 34-43) démontre bien que Chastel entretenait un rapport très construit et même obstiné avec l'architecture, susceptible d'une cartographie que fonde, à tout moment et sans appel, sa relation organique avec le territoire.
De très nombreuses notes destinées à l'introduction de l'ouvrage dit Histoire de l'art français renvoient à cette géographie historique de l'architecture dont rêvait l'historien de l'art après la lecture de la Géographie historique de la France de Xavier de Planhol (1988). On regrette qu'il ne soit pas fait mention ici de cet ouvrage qui comptait beaucoup pour Chastel. De même, le propos de C. Mignot aurait profité d'une évocation de la relation particulière que Chastel entretenait avec deux de ses derniers élèves, Daniel Rabreau et Monique Mosser – dont l'absence est ici stupéfiante. C'est pourtant par leurs travaux sur l'architecture, le théâtre et les jardins du siècle des Lumières que Chastel a eu la satisfaction de voir fusionner l'histoire de l'art la plus technique avec l'action associative et patrimoniale concertée et la terminologie raisonnée. Bref, le lecteur, qui aurait aimé que la subtilité analytique de Claude Mignot donne toute sa mesure en s'appliquant, par exemple, à la « Leçon terminale » de Chastel au Collège de France, dédiée à l'escalier de Chambord (Bibliothèque d'Humanisme et de Renaissance, t. XLVIII, 1986, p. 310 sq.), reste sur sa faim.
Un troisième ordre de contributions, qui s'inscrit dans la lignée du numéro spécial que la Revue de l'Art a consacré à l'historien (Hommage à André Chastel, numéro spécial de la Revue de l’Art, n° 93, 1991), s'efforce d'extraire d'une fréquentation quotidienne de l'historien des enseignements à caractère exemplaire et pérenne. Il s'agit en premier lieu des textes de Monique Chatenet, Alain Mérot et Enrico Castelnuovo, qui livrent quelques faits bien connus, que leur caractère désormais posthume rend assez touchants (« Quelques souvenirs d'André Chastel », p. 267-276). Dans le cas de Monique Chatenet (« André Chastel enseignant », p. 205-208), qui délivre un témoignage ému, il est vraiment dommage que les éditeurs du volume n'aient pas consulté (et ils en avaient le temps) le Florilège Chastel publié à la suite de la soirée André Chastel, le plaisir de l'histoire de l'art organisé le 17 décembre 2012 à la Galerie des Gobelins. Ils y auraient trouvé l'une des plus délicates évocations de l'appartement des Chastel rue de Lübeck, due à Charlotte Chastel-Rousseau (« Les bêtes savantes », p. 40-42), qui est aussi l'un des textes les mieux renseignés quant à l'intimité accessible de l'historien. Alors pourquoi s'en passer ? Concernant Alain Mérot, qui avait proposé une approche percutante de la relation qu'André Chastel entretenait avec les journaux et les revues lors de la soirée-hommage organisée le 1er février 2012 au musée du Louvre, on est aussi assez surpris qu'un témoin direct de la publication par Flammarion des quatre tomes de L'art français fournisse si peu d'informations sur l'édition posthume d'un texte que l'on sait tout à fait inachevé en 1990 et amplement complété par des plumes apocryphes entre 1991 et 1993.
Nouveautés anecdotiques et révélations conditionnelles Quant au positionnement historiographique, il donne lieu à des synthèses bien renseignées mais pas toujours convaincantes. Maurizio Ghelardi explore de manière un peu générale la relation Chastel-Burckhardt quand on aurait désiré une étude véritable de l'édition et de l'illustration par Robert Klein de la Civilisation de la Renaissance en Italie (1958), chef-d'œuvre de collaboration amicale en même temps qu'exemple notable de grande réalisation warburgienne sur le sol français. Quant au sujet traité, il est dommage qu'il se passe sans façon de certaines références incontournables comme le collectif Postérité de la Renaissance (dir. F. Mcintosh-Varjabedian & V. Gély, 2007). De ce point de vue généalogique fort intéressant, l'étude de la relation que Chastel est supposé entretenir avec Focillon, livrée par M. Passini et M. Tchernia-Blanchard, ne permet pas de comprendre entièrement sa nature : Chastel a-t-il fait le constat d'une grande valeur inspiratrice de son premier maître en même temps que de son faible apport méthodique ? Focillon formait-il le chaînon indispensable mais nécessairement dépassable entre Paul Valéry et Augustin Renaudet ?
Le problème méthodologique lié à Focillon ne pose-t-il pas la question – évidente mais absente ici – d'une histoire des formes artistiques qui ne serait capable de se soutenir épistémologiquement qu'à l'aide du truchement de l'histoire des théories de l'art ? N'est-ce pas l'aveu que porte avec elle la thèse dédiée à Marsile Ficin et l'art ? La contribution de S. Frommel (« André Chastel et l'architecture à Florence au temps de Laurent le Magnifique », p. 185-204), qui interroge l'œuvre doctoral d'André Chastel, est passionnante à cet égard, mais elle reste difficile d'accès dans la mesure où le point de départ de la recherche chastélienne n'est ni problématisé ni contextualisé. N'était-ce pas à une iconologie culturelle et politique que devait donner lieu l'engouement de Chastel pour Marcel Ficin et l'art florentin dans l'immédiat après-guerre ? De ce point de vue, la contribution de Stéphanne Toussaint (« Ars Platonica : le Ficin de Chastel. Entre Kristeller et Garin », p. 209-228), plus historiographique et contextuelle, apporte des éléments qui sont aussi plus tangibles.
La trop courte contribution d'Eva Renzulli (« Les affinités italiennes d'André Chastel », p. 159-171) soutient l'hypothèse d'une conscience chastélienne de l'impossible verbalisation scientifique de ce qui fait le fonds propre et l'apport de l'historien de l'art. Faut-il identifier cette particularité disciplinaire avec l'empirisme très élaboré en lequel un Roberto Longhi était passé maître, fondé sur une connaissance intime de la matérialité des œuvres, et profondément irréductible aux simplifications lexicales que constituent les notions de connoisseurship et d'attributionnisme ? Ou bien la particularité de la démarche de l'historien de l'art revient-elle à construire un positionnement heuristique qui tente d'intégrer au positivisme français, coûte que coûte, l'universalisme d'Ernst Gombrich (fascinant alter ego) tout en conservant une distance aussi respectueuse que conséquente avec la liberté anthropologique d'Aby Warburg.
À force de pratiquer une interprétation contextuelle des œuvres d'art tenant compte de tous les paramètres qui en conditionnent la genèse et la vie, n'a-t-on pas oublié que Chastel en fut l'inventeur en France ? Ce qui lui fut vertement reproché d'ailleurs – on songe à la position d'un Bertrand Jestaz, qui aurait pu apporter un peu de controverse à ce volume bien unanime. Laura de Fuccia (« Formes matérielles et genèse de la pensée dans les archives d'André Chastel : l'histoire de l'art comme "un exercice indispensable" », p. 249-266) s'attelle précisément au passionnant sujet de la formation des idées d'André Chastel, retournant le gant de la recherche pour faire de l'historien une sorte d'œuvre que l'on étudie avec une pénétration méthodique – sa contribution, au titre un peu abscons, dénote une connaissance éprouvée du fonds Chastel et livre en annexe une perle inédite : l'une des premières études – iconologiques bien sûr ! – de Chastel, La reine de Saba et la Tentation de saint Antoine, datable de 1949 pour le manuscrit reproduit ici (fig. 5, p. 255).
À l'autre extrémité du parcours chastélien, on trouve un inédit tout aussi suprenant qu'étudie Jérémie Koering (« André Chastel face au structuralisme. Linguistique, sémiologie et anthropologie structurale », p. 107-122), soit un manuscrit intitulé « Histoire de l'art et longue durée » destiné à être lu en conférence à la fondation Cini en septembre 1980. Composé de deux interventions, « Les signifiants » et « Les signifiés », ce texte aux accents a priori barthiens incite J. Koering à envisager la possibilité d'un rapprochement entre la pensée de Chastel et les options méthodologiques des sciences humaines, en tout premier lieu le structuralisme. Face à un argumentaire plus construit et volontaire que convaincant, il y a de quoi demeurer sceptique. Adolescent nietzschéen, jeune homme sensible à un surréalisme qui avait liquidé les options marxistes et communistes – et politiques en général (voir le texte très instructif de Daniel Rabreau dans le Florilège cité plus haut) –, Chastel n'a jamais été vraiment disposé à l'application de préceptes idéologiques ou même terminologiques. Attiré par des objets complexes, il entend les traiter sur le mode d'un empirisme scientifique qui est le véritale héritier de la littérature fin de siècle, auquel la laïcité de son enfance attribuait les réussites les plus incontestées. Comme le remarque M. Hochmann dans le catalogue de l'exposition INHA (p. 5-13), les textes attestant d'un supposé rapprochement avec la pensée structurale datent en fait des années où l'historien de l'art doit composer avec ses collègues du Collège de France puis de l'Institut, dont la position exige l'ouverture aux idées nouvelles. Il faut donc envisager que Chastel n'a pas été séduit par les postulats structuralistes. En septembre 1980, il est bien conscient du terrorisme intellectuel qu'ils entendaient imposer d'un point de vue lexical et mental (relire G. Deleuze, « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? » in F. Châtelet, Histoire de la philosophie, t. VIII, Paris, 1973). Aussi a-t-il plutôt proposé de replacer deux de ses concepts les plus ronflants (signifiants et signifiés) dans la perspective méthodologique de l'École des Annales (notion de longue durée), à laquelle il rendit hommage jusqu'à sa mort comme à la seule et véritable révolution qu'aient connu les sciences humaines au XXe siècle. Chastel savait bien qu'en recourant à la longue durée, le pouvoir dialectique du binôme s'annulerait et que la légitimité du plus traditionnel clivage forme/signification serait pleinement restaurée.
Apport de la publication Quelle idée nouvelle se fait-on d'André Chastel après la lecture de cet ouvrage collectif ? Soulignons tout d'abord qu'une illustration beaucoup plus riche (ici moins de 30 illustrations dont 20 photographies d'archives manuscrites) aurait servi le roman d'une vie et rendu plus accessible la carrière exceptionnelle de Chastel. Pourquoi avoir choisi de limiter au maximum les illustrations, dans la mesure où tous les clichés étaient libres de droit ? D'ailleurs, une collaboration ordinaire avec la famille Chastel aurait permis l'exploitation du fonds des photographies de Laurent Chastel – ce qu'il a autorisé pour le Florilège André Chastel. Au-delà de ces aspects, que d'aucuns tiendront pour cosmétiques, une liste des élèves et collaborateurs français ainsi qu'une bibliographie des travaux présentée au sein d'une chronologie sommaire, existant dans le catalogue de l'INHA, auraient correspondu aux attentes les plus ordinaires. Pour les souhaits particuliers, on est par exemple très surpris que le fonds de reproductions d'œuvres qu'utilisait André Chastel n'ait fait l'objet d'aucune recherche ni contribution, alors que plusieurs auteurs rappellent la tension vive chez l'historien entre fascination iconologique, documentation historique et impératif de la connaissance matérielle de l'œuvre d'art.
Cette remarque introduit un des apports essentiels de la publication : le détournement de l'orientation méthodique et scientifique dont la carrière d'André Chastel est le théâtre. On consultera à ce propos le complément nécessaire que constitue le catalogue de l'exposition. En effet, la relation d'élection que le jeune André Chastel entretenait avec les membres de l'Institut Warburg réfugiés à Londres avant la guerre et le positionnement iconologique qu'elle détermina chez lui jusqu'à la fin des années 1940 dresse le portrait d'un chercheur bien différent du professeur de la Sorbonne et du Collège de France, tenté par l'interprétation culturelle des œuvres d'art, qu'il concilie difficilement avec l'éloge convenu de la recherche d'archives que requiert la fonction enseignante. Cinquante ans séparent ces deux Chastel, de nombreux combats institutionnels et patrimoniaux dont beaucoup ont échoué, ainsi qu'une responsabilité collective : celle de transmettre à trois générations d'élèves une idée précise des problématiques propres de l'histoire de l'art. Trois d'entre elles vont retenir son attention : le caractère prégnant de la matérialité pour toute analyse, l'emprise du contexte et des circonstances les plus accessoires dans l'approche de la représentation, et la complexité difficilement cernable de la forme artistique, qu'il demeure impossible à ses yeux de séparer des choix effectués par « l'opérateur » – ainsi dénomme-t-il l'artiste pour se moquer un peu des collègues sémiotisants.
Ces questions essentielles, qui fondent à ses yeux la spécificité de la discipline Histoire de l'art, s'avèrent encore plus délicates pour un esprit marqué par les démonstrations stupéfiantes de l'École des Annales, en particulier de Fernand Braudel et de Jean Delumeau – démonstrations qui sont certainement à l'origine de l'abandon de la recherche iconologique en tant que champ privilégié d'investigation. Mais cet abandon – et c'est un des points forts de cette publication – n'est pas propre à André Chastel. L'étudier à travers la trajectoire chastélienne permet de comprendre que le corps méthodique commun des membres de l'Institut Warburg et de leurs émules n'est pas l'iconologie mais l'étude sérielle des manifestations poétiques, théoriques et plastiques, laquelle distille toute sa puissance lorsqu'on applique ses fruits à l'étude d'une seule œuvre : Melencolia I de Dürer (Panofksy, Saxl, Klibansky) ou le Palazzo del Té de Mantoue (Gombrich). C'est la raison pour laquelle on retrouve toujours, dans les notes pour l'Introduction à l'Histoire de l'art français, cette fertile tension intellectuelle entre temps long et principe formel – tension heuristique dont cette publication permet de comprendre les enjeux avec un certain bonheur.
SOMMAIRE
Avant-propos [p. 7]
L'action publique André Chastel et André Malraux. D'une admiration réservée à une amicale déférence par Dominique Hervier [p. 11] André Chastel et la France. Science et poésie de l'Inventaire général par Isabelle Balsamo [p. 29] André Chastel et le patrimoine par Jean-Pierre Babelon [p. 39] André Chastel à Vicence et à Tours. Une vision européenne de l'architecture de la Renaissance par Jean Guillaume [p. 45] André Chastel et les musées français par Michel Laclotte [p. 51] Chastel bâtisseur par Pierre Rosenberg et Laura de Fuccia [p. 55] André Chastel au miroir des journaux par Adrien Goetz [p. 63] André Chastel, l'Académie de France à Rome et le film d'Edgar Cozarinski par Philippe Morel [p. 73]
Chastel, ses maîtres et ses contemporains. Modèles et méthodes André Chastel, Jacob Burckhardt et l'idée de Renaissance par Maurizio Ghelardi [p. 87] André Chastel et Henri Focillon, ou la construction d'une mémoire disciplinaire par Michela Passini et Marie Tchernia-Blanchard [p. 97] André Chastel face au structuralisme. Linguistique, sémiologie et anthropologie structurale par Jérémie Koering [p. 107] Chastel, Warburg et ses héritiers par Michel Hochmann [p. 123] Chastel et Francastel par Thierry Dufrêne [p. 137] Daniel Arasse élève d'André Chastel. Regards et dialogue par Sara Longo [p. 151] Les affinités italiennes d'André Chastel par Eva Renzulli [p. 159]
Chastel historien André Chastel, un regard sur l'architecture par Claude Mignot [p. 173] André Chastel et l'architecture à Florence au temps de Laurent le Magnifique par Sabine Frommel [p. 185] André Chastel enseignant par Monique Chatenet [p. 205] Ars Platonica : le Ficin de Chastel. Entre Kristeller et Garin par Stéphane Toussaint [p. 209] L'art français selon André Chastel par Alain Mérot [p. 229] Mythe pour mythe... Dans le sillage du surréalisme par Françoise Levaillant [p. 239] Formes matérielles et genèse de la pensée dans les archives d'André Chastel : l'histoire de l'art comme « un exercice indispensable par Laura de Fuccia [p. 249] Quelques souvenirs d'André Chastel par Enrico Castelnuovo [p. 267] Index [p. 277]
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Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |