Badoud, Nathan: Le Temps de Rhodes. Une chronologie des inscriptions de la cité fondée sur l’étude de ses institutions (Vestigia 63). XVIII+542 pages. 210 x 297 mm. Nombreuses illustrations. ISBN 978 3 406 64035 3, 134.90 FR
(C.H. Beck, Munich 2015)
 
Reviewed by Thibaut Castelli, Université de Nanterre Paris Ouest La Défense
 
Number of words : 2607 words
Published online 2016-03-31
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2603
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          Cet imposant ouvrage de Nathan Badoud se propose de mettre au jour les règles d'organisation du calendrier rhodien et, à partir de là, de suggérer une nouvelle chronologie pour les différents catalogues de prêtres et quelques listes synchroniques de noms. Cela permet de dater plus d'un millier d'inscriptions rhodiennes (sur 5000) et plusieurs milliers d'individus. C'est une question qui a fait l’objet de nombreuses études depuis la fin du XIXe s., notamment par Hiller von Gaertringen, Christian Blinkenberg, Jakob Benediktsson et Giovanni Pugliese Caratelli. Les données épigraphiques sont également confrontées à la chronologie amphorique proposée par Gérald Finkielsztejn1, car les amphores rhodiennes sont elles-mêmes datées par le prêtre d'Halios. L'auteur, tout au long de son ouvrage, rappelle les travaux de ses prédécesseurs pour en donner une évaluation critique et établir ses propres propositions.

 

         L'auteur précise d'abord le fonctionnement du calendrier rhodien, avec la succession des mois et l'emplacement du mois intercalaire Πάναμος δεύτερος. Il montre ensuite l'existence de deux années, l’une « civile » qui commence au mois d’automne de Καρνεῖος et l’autre « éponymique » qui débute deux mois plus tôt en Δάλιος avec l'entrée en charge des prêtres. L'année « civile » aurait été introduite avec le synœcisme et ne concerne que les institutions politiques (Conseil et Assemblée) de la cité de Rhodes, tandis que l'année « éponymique » est l'ancienne année des trois communautés Lindos, Camiros et Ialysos. Pour Nathan Badoud, le calendrier rhodien n'a pas connu de réforme depuis le synœcisme, daté par l’auteur de Καρνεῖος 408, jusqu'à la fin du IVe siècle ap. J.-C. L'étude de la fréquence des différents mois rhodiens qui apparaissent sur les timbres amphoriques permet de confirmer la succession des mois dans le calendrier et notamment l'emplacement du mois intercalaire. Sa réflexion sur la fréquence de ce mois intercalaire relatif aux timbres, qui sont parfois mal imprimés et mal conservés sur les anses, permet de revenir sur une hypothèse concernant les timbres secondaires retrouvés sur une partie des anses. Il rejette l'idée de Marek Palaczyk selon laquelle l'ensemble de ces timbres témoigne de l'emploi de potiers intérimaires par de grands ateliers lors de besoins accrus en amphores.

 

         Le premier catalogue étudié est celui des prêtres d'Athana Lindia. Il nous est parvenu en douze fragments pour lesquels Nathan Badoud propose une nouvelle chronologie de la partie incomplète entre 406 et 171. Il commence par mettre en évidence des points communs avec les autres catalogues. Les prêtres sont ainsi choisis successivement selon un cycle de trois ans dans les trois tribus de Lindos. Ces tribus regroupent douze dèmes, sans base territoriale, qui subissent en 242 une réforme de leur répartition entre les tribus, pour des raisons démographiques selon l'auteur. Le phénomène de l'adoption peut permettre de changer de tribu et même de communauté. Cela implique le fait d'être magistrat dans sa nouvelle communauté et d'hériter également du patrimoine matériel et symbolique de l'adoptant. Nathan Badoud identifie leur mode de désignation ἐπὶ δειράδος à une élection à laquelle participe toute la communauté sur un grand plateau vide à l'ouest de Lindos. Le changement dans la titulature permet de dater vers 310 l'introduction du culte de Zeus Polieus à côté de celui d'Athana Lindia. Par des relations notamment prosopographiques entre différentes inscriptions, l'auteur propose un ordre chronologique pour les différents fragments et fixe le début de l'ère de Lindos en 406. Il apporte un complément au catalogue des prêtres d'Athana Lindia en replaçant des prêtres connus par ailleurs dans les intervalles chronologiques entre des fragments non jointifs. Il reste 18 prêtres difficiles à placer dans ces intervalles. Un appendice lui permet de montrer que 33 ans s'écoulent en moyenne entre deux générations de prêtres d'Athana.

 

         Le troisième chapitre porte sur deux listes synchroniques de noms de Lindos : une souscription pour restituer la parure de la statue d'Athana et des vases à boire (IG XII, 1, 761) et un décret concernant l'exclusion des magistratures communautaires pour les Lindiens des territoires intégrés (Lindos 51). En s'appuyant sur la prosopographie et le contexte, l'auteur date ces deux inscriptions de la fin du siège de Rhodes par Démétrios Poliorcète en 304. En effet, dans le contexte d'un siège, il est utile de faire fondre l'or de la statue, comme ce qui était prévu pour la statue d'Athéna chryséléphantine du Parthénon. C'est aussi à cette époque qu'il faudrait placer l'intégration de la Pérée à la cité et donc l'exclusion des Lindiens de ces territoires des magistratures.

 

         Le chapitre suivant s'intéresse au catalogue des prêtres de Poséidon Hippios, dont il ne reste que quelques fragments et une copie partielle de 1840. Pour la première fois, une édition d'ensemble est proposée. Jusqu'en 315, se succèdent quatre prêtres, chacun pour plusieurs années. Après cette date, c'est un sacerdoce annuel électif, changement probablement autorisé par l'enrichissement de la communauté, qui permet le développement d'une élite plus large. Cette prêtrise est occupée plus de deux ans avant celle d'Athana, ce qui empêche de lier les deux de manière ferme dans les carrières des Lindiens.

 

         Les quatre catalogues (damiurges, prêtres d'Athana Polias, prêtres d'Apollon et archiéristai) de Camiros constituent l'objet du cinquième chapitre. Ils sont étudiés de manière successive. Les dédicaces communes aux différents détenteurs de ces sacerdoces et magistratures permettent de les dater et de les synchroniser. Le catalogue des damiurges, inscrit sur les piliers d'une fontaine et sur une stèle d'époque impériale, comprend des noms qui s'étalent sur plus de cinq siècles, de 283 au IIIe s. apr. J.-C. C'est la magistrature politique principale de Camiros, dont le détenteur cumule également le sacerdoce d'Hestia et de Zeus Téléios. Les représentants des trois tribus s'y succèdent selon la règle triennale, malgré quelques exceptions attribuées par l'auteur à des défauts de candidature. À partir de 12 av. J.-C., la magistrature est ouverte à des non-Camiréens. Le catalogue des prêtres d'Athana Polias est une stèle dédiée par le onzième prêtre de la liste vers 334. Des prêtres sont connus grâce à d'autres inscriptions, même s'ils ne figurent pas dans ce catalogue à cause de trois interruptions de la gravure jusqu'en 223, année à partir de laquelle le catalogue n'est plus mis à jour. Trois prêtres plus tardifs ont ajouté leurs noms au catalogue. L'auteur met en évidence une nouvelle tribu Πρεσβυτίς et fait l'hypothèse que ces tribus se succèdent de manière triennale pour le sacerdoce. Le catalogue des prêtres d'Apollon comporte cinq noms datés vers 195-191. L'auteur propose, grâce à plusieurs inscriptions, une reconstitution de l'évolution des sacerdoces. Jusqu'en 224, il y aurait trois prêtres d'Apollon, chacun étant préposé à une épiclèse du dieu (Πύθιος, Καρνεῖος et Μυλάντιος). À partir de cette date, ces trois sacerdoces fusionnent, sans que la règle triennale s'applique. Le catalogue des archiéristai, daté entre 254 et 185, comporte 21 noms, mais il semble en manquer près de 150. Il s'agit du président du collège des hiéropes. En appendice, l'auteur se propose de dater en 74 un relief archaïsant dédié sous le damiurge Διονύσιος Ἀρχιδάμου.

 

         Le sixième chapitre est consacré aux catalogues annotés et à une grande liste des πρεσβύτεροι provenant de la ville de Rhodes. Ces catalogues, qui associent aux détenteurs de différents sacerdoces le nom des différentes fêtes qui se déroulent chaque année, permettent de reconstituer le rythme de ces fêtes. Le catalogue des prêtres d’Apollon Éréthimios de Ialysos comporte vingt-huit noms et cinq fêtes pour les années 62-35. Le catalogue des prophètes de Rhodes, daté du Ier s., comporte dix-sept noms et cinq mentions de fête. Il est possible d'y rattacher deux fragments de catalogue. L'auteur démontre que cette fonction, en l'absence à Rhodes d'oracle comme à Argos, est occupée par le suppléant du prêtre d'Halios à Rhodes. Un timbre de Zénodotos, daté de 78, témoigne ainsi d'une correction apportée à sa matrice pour inscrire le nom de ce personnage, mentionné comme prophète, sur le catalogue. Le catalogue des prêtres d’Asklapios de Rhodes mentionne sept noms et quatre fêtes pour la période 30-21. Une grande liste des πρεσβύτεροι, datée de 64, concerne le don d'une statue par 446 πρεσβύτεροι. Ce sont des adultes d'âges divers, représentatifs des élites rhodiennes. L'auteur revient par la suite sur les fêtes non annuelles et établit leur périodicité à partir du catalogue des prophètes. Les fêtes en l'honneur de Rome et d'Halios ont lieu tous les quatre ans et sont séparées l'une de l'autre par deux années. La Τριετηρίς est célébrée les mêmes années que les fêtes précédentes. Les Διπανάμια sont organisés selon deux rythmes : une fois tous les huit ans et une fois tous les quatre ans. Le catalogue des prêtres d’Asklapios semble montrer un autre rythme pour ces différentes fêtes. L'auteur l'explique par la situation de crise de l'époque du catalogue. Le nom de tous les prêtres n'a ainsi pas été gravé ou bien la charge est restée vacante. Ceci est cohérent avec le remploi d'une base de statue pour graver ce catalogue. Le catalogue des prêtres d’Apollon Éréthimios témoigne quant à lui d'une période de guerres, les Guerres civiles, qui a provoqué l'absence de célébration de la fête des Éréthimia pendant une quinzaine d'années puis le décalage d'une année de cette célébration lors du rétablissement de la paix. Ce catalogue permet aussi à l'auteur de montrer que les magistrats des trois communautés entraient en fonction peu après les magistrats rhodiens, probablement le temps de se rendre à Rhodes.

 

         Le septième chapitre présente le cycle du mois intercalaire. Les Διπανάμια sont célébrés lors du mois intercalaire Πάναμος δεύτερος. Les prêtres d'Halios se succèdent en suivant la règle triennale. L'auteur considère qu'il existe un cycle de 24 ans qui permet aux trois communautés d'être équitablement représentées dans l'exercice du sacerdoce durant les années intercalaires. Pour les périodes II à V du timbrage de 234 à 108, il devrait y avoir en théorie 48 éponymes avec la mention Πάναμος δεύτερος. Il y en a 43 attestées de manière sûre par les timbres. Cinq autres éponymes sont associés à ce mois dans des publications anciennes ou peu précises de timbres. Une photo de timbre pour chaque éponyme lié à ce mois est publiée. La détermination du rythme des années intercalaires ouvre de nouvelles perspectives de recherches pour dater de manière plus précise les prêtres d'Halios associés sur les timbres au mois intercalaire. Ces nouvelles études permettront également d'expliquer (ou de corriger) cette divergence entre le nombre théorique d'éponymes attestés avec le mois intercalaire et le nombre observé.

 

         Le dernier chapitre étudie la chronologie des prêtres d'Halios qui est connue grâce à un catalogue incomplet, diverses inscriptions et les timbres amphoriques. Ce sacerdoce respecte pour son attribution la règle triennale. Il n'y a pas de lien entre le fait d'être éponyme de Rhodes et éponyme d'une des trois communautés : l'un peut aller sans l'autre, le précéder ou le suivre. Le catalogue présente 76 noms lisibles datés entre 407 et 298. Sa mise à jour aurait été arrêtée après la construction du Colosse et un probable changement d'emplacement du temple. L'auteur confronte les inscriptions et les timbres pour essayer de préciser la datation de chacun des 90 magistrats non attestés sur le catalogue ainsi que de 41 éponymes connus par les timbres et par des inscriptions sans mention de leur sacerdoce. Entre autres faits, cela lui permet de mettre en évidence une interruption du timbrage amphorique lors de l'occupation romaine de Rhodes de 168 à 164 et un contrôle de la ligue des Nésiotes par Rhodes jusqu'à cette époque.

 

         Après une conclusion, qui reprend les points forts de l'ouvrage, l'auteur présente différents tableaux et catalogues. Parmi eux, on relèvera une très pratique table synoptique des catalogues, un tableau chronologique de plus d'un millier d'inscriptions rhodiennes et d'une cinquantaine d'inscriptions du reste du monde grec, une liste des sculpteurs, 14 arbres généalogiques, un catalogue de 72 inscriptions souvent commentées dans l'ouvrage, les plus complexes étant traduites, et de très nombreux index. Ce sont des outils indispensables à l'étude des élites rhodiennes, aussi bien pour la reconstitution de leurs stratégies familiales, que pour les modalités de leur représentation.

 

         Le tableau le plus important, pour l'ensemble des archéologues concernés par le monde hellénistique, est une chronologie des éponymes de la cité de Rhodes ainsi que de Camiros et Lindos, qui permet d'avoir accès facilement et de manière synthétique aux données présentées tout au long de l'ouvrage. Avec les deux derniers chapitres, c'est le point fort du volume, puisque l’ensemble concerne non seulement la datation de plusieurs centaines d'inscriptions rhodiennes, mais aussi celle de plusieurs dizaines de milliers de timbres présents dans de très nombreux complexes hellénistiques de tout le monde antique. L'auteur, en s'appuyant sur l'épigraphie, valide dans ses grandes lignes la chronologie basse des timbres rhodiens proposée en 2001 par Gérald Finkielsztejn. On peut retenir notamment la datation de quelques éponymes par Nathan Badoud tels que Ἀριστωνίδας en 208, Θευφάνης 2 en 199, Ἀγλούμβροτος en 197, Δαμοκλῆς 2 en 173 qui coïncident parfaitement ou à quelques années près avec les propositions de Gérald Finkielsztejn.

 

         Dans les détails, cependant, comme on peut le constater dans le tableau des éponymes, il y a un certain nombre de différences entre la chronologie incomplète proposée par l’auteur à partir des inscriptions et la chronologie amphorique complète de 270 à 108. La juxtaposition montre bien les différences. Ainsi, les huit éponymes présents dans les fouilles de l'atelier de Villanova qui, pour Virginia Grace et Gérald Finkielsztejn, se succèdent sans interruption au sein de la période IIIb du début du IIIe s. sont-ils placés par Nathan Badoud sur une période de 11 ans (13 ans par erreur dans le tableau). Faut-il introduire des années d'interruption de l'usage de cet atelier ou bien rejeter certains liens prosopographiques établis par l'auteur sur des homonymies entre membres des élites rhodiennes ? La datation des éponymes de ce contexte entraîne l'auteur à dater l'ensemble des catalogues de Camiros grâce à une inscription présentant un synchronisme entre un prêtre d'Halios et un démiurge de Camiros. La chronologie des catalogues de Camiros proposée par l'auteur est donc susceptible d'évoluer. On voit ainsi que dans les détails, il reste de nombreux points à préciser à l'avenir. Dans la forme, ce tableau peut induire en erreur un lecteur trop rapide : les concordances attestées entre la chronologie amphorique et la chronologie épigraphique ne reposent parfois que sur une indication peu précise tirée des inscriptions qui permet de les faire coïncider avec une datation proposée par Gérald Finkielsztejn. Or, cette dernière chronologie n'est pas fixée par son auteur à l'année près pour certaines périodes. Ce tableau indique heureusement les références au corps du texte qui permettent d'en savoir plus sur la datation proposée par Nathan Badoud ainsi que ses hésitations.

 

         Cet ouvrage très précieux constitue donc un appel à une relance des études amphoriques pour régler les points de divergence mis en évidence par Nathan Badoud entre sa chronologie des éponymes rhodiens et celle de Gérald Finkielsztejn. Il constitue une avancée importante et solide en validant la chronologie basse des éponymes rhodiens proposé par ce dernier et en mettant au jour le système de succession des prêtres et magistrats. Il intéressera un public très large qui n'est pas restreint au monde rhodien et à l'étude de ses élites, mais qui s'offre à tout le monde hellénistique par les perspectives de recherche qu'il ouvre sur la chronologie des timbres amphoriques rhodiens et des complexes archéologiques dans lesquels ils sont attestés.

 

 

1 G. Finkielsztejn, Chronologie détaillée et révisée des éponymes amphoriques rhodiens, de 270 à 108 av. J.-C. environ. Premier bilan, BAR International Series, 990, Oxford, 2001.

 


N.B. : Thibaut Castelli prépare actuellement une thèse de doctorat qui porte sur les échanges économiques des cités grecques de l’ouest de la mer Noire à l’époque classique et hellénistique, sous la direction de Christel Müller (Université Paris Ouest Nanterre La Défense) et Alexandru Avram (Université du Maine).