Schnapp, Alain: Ruines - Essai de perspective comparée. Coll. Amphi des arts, 11 x 18 cm (broché), 164 pages (ill.), ISBN : 978-2-84066-757-5, 16 €
(Les Presses du réel & Presses universitaires de Lyon, Paris et Lyon 2015)
 
Recensione di Catherine Breniquet, Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand
 
Numero di parole: 2087 parole
Pubblicato on line il 2016-08-30
Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2615
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          Spécialiste du monde grec antique, professeur à l'Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, archéologue soucieux de méthode et d'historiographie, premier directeur de l'INHA, on ne présente plus Alain Schnapp. On retiendra ici son intérêt pour l'histoire de l'archéologie, une histoire qui n'est pas le récit de la longue marche en ligne droite vers une technicité toujours plus grande qui caractérise nos pratiques de terrain actuelles, mais une histoire qui remet en contexte le rapport au passé dans des sociétés données. Une première synthèse magistrale et pénétrante avait vu le jour en 1993 aux éditions Carré (La conquête du passé: aux origines de l'archéologie). Faisant suite à plusieurs interventions dans des colloques spécialisés, difficilement accessibles au grand public, l'ouvrage dont on rend compte est la matière d'une conférence prononcée le 18 mai 2011 au Grand Amphithéâtre de l'Université Lumière Lyon-II, dans le cadre du cycle « L'Amphi des arts » engagé en partenariat avec le Musée des Beaux-Arts de Lyon. La collection "Amphi des Arts", créée à l'initiative d'Olivier Christin et Sylvie Ramond et désormais éditée par cette dernière en collaboration avec Christian Joschke, entend rendre accessible à un public élargi les conférences d'histoire de l'art prononcées par des chercheurs de renom dans le cadre lyonnais.

 

         L'ouvrage se présente comme un petit fascicule broché, de format commode, doté d'une couverture cartonnée dépliable originale donnant les mentions légales. Plusieurs gravures et photographies introduisent le propos. On regrettera l'absence de sommaire ou de table des matières qui aurait permis d'embrasser d'un seul regard les thèmes développés. L'ouvrage  est structuré en quatre grands chapitres (+ sous-chapitres non détaillés ici) comme suit :

 

- Le sens des ruines, p. 17

- L'Orient ancien : l'invention du passé, p. 20

- L'Antiquité classique face aux ruines, p. 59

- Un passé apprivoisé : la Chine ancienne et médiévale, p. 125,

- Bibliographie, p. 153,

- Table des illustrations, p. 161.

 

         Le premier chapitre réduit à quelques pages introduit le propos. On le définira comme un essai de perspective comparée sur la perception du passé dans plusieurs aires chrono-culturelles : Proche-Orient ancien, Égypte, Chine et Grèce ancienne. Toutes ont en commun d'être des civilisations de l'écrit où le "patrimoine" est affaire de lettrés, manipulé, mis en scène jusqu'à la démesure, à l'intention des générations futures où d'autres lettrés s'en saisiront. Pour parvenir à cette fin qui n'est autre chose qu'un défi au temps et à la mort, plusieurs stratagèmes ont été élaborés. Parmi les plus efficaces, on citera les inscriptions (mais aussi la poésie épique par le biais de l'oralité), le gigantisme architectural et l'excellence technique que l'ouvrage détaille en fonction des cas. Toutefois, ce rapport au passé ne saurait être universel et l'ouvrage explore précisément ses variantes, entre mémoire des événements passés, gloire des souverains des origines, édification sur la vanité de toute chose et surtout continuité. Que celle-ci vienne à être rompue, que le souvenir du passé disparaisse de la mémoire des hommes, que plus personne ne soit capable d'en déchiffrer les traces écrites, d'en percevoir l'antiquité ou la raison d'être, et les ruines deviennent "des ruines de ruines", selon le mot de B. Péret[1] rappelé par l'auteur p. 19. Si elles ouvrent ainsi pour nous l'ère de l'exploration scientifique objective, elles témoignent d'une rupture de civilisation considérable[2]. Bien que l'ouvrage n'explore pas cette piste, l'auteur rappelle p. 19 que les civilisations qui n'écrivent pas, comme celles de la protohistoire de l'Europe, s'appuient sur  l'oralité pour assurer cette transmission de la mémoire[3]. On ne sait à vrai dire comment elle était mythifiée, on ne peut que constater les réoccupations volontaires de sites funéraires prestigieux, l'emprunt aux modèles architecturaux, la permanence de l'occupation ou au contraire la destruction volontaire[4], en bref ce qu'il nous est donné d'observer par la réalité archéologique.

 

         Le deuxième chapitre explore le rapport au passé dans les "premières" civilisations de l'écrit, Proche-Orient ancien et Égypte, qui ont en commun un ancrage chronologique de plusieurs millénaires. A. Schnapp pointe avec justesse ce qui singularise l'Egypte, le recours à la pierre, qui incarne mieux que tout autre matériau la continuité, voire l'immortalité. La profusion des sources constitue un autre attrait de l'Égypte ancienne. On ne saurait en dire autant du monde mésopotamien où le matériau de l'architecture (qui est aussi celui d'une large majorité de textes), la terre crue, s'érode inexorablement et où les sources écrites sont plus austères, moins exploitées et plus ponctuelles que partout ailleurs dans le monde antique. Ainsi, bien que la pratique soit antérieure, seuls les souverains des derniers grands empires, plus particulièrement néo-babyloniens, sont-ils vraiment connus pour avoir développé, en complément des écoles de scribes et des constructions d'envergure, de véritables pratiques archéologiques au sein même de leurs temples[5]. Cette archéologie-là est affaire de piété et de politique plus que de connaissance scientifique. Toutefois elle introduit un concept essentiel : la matérialité du passé. On cherche les fondations originelles des temples et les documents de fondation inscrits, les temenu, que les scribes savent déchiffrer par-delà les générations[6]. Ceux-ci sont bien davantage que de simples "écrivains". Certains, les umânnu, sont gardiens de la tradition écrite mais aussi artistique en intervenant dans la réalisation des statues de culte (et les programmes iconographiques des palais), et sont en quelque sorte les grands intellectuels du moment[7]. Ce sont eux qui expertisent les fondations et temenu des temples. Cette situation inégale entre les deux civilisations entraîne d'autres déséquilibres dans notre compréhension des similitudes entre ces deux blocs culturels, de leur rapport au passé, et de leur réception à diverses époques. Ainsi Alain Schnapp peut-il citer efficacement aux côtés des archéologues ou des philosophes contemporains et des inscriptions égyptiennes, Volney en 1791, Chateaubriand en 1802 et même  l'érudit arabe Jalal al-Din al-Suyuti du XVe siècle.

 

          L'Antiquité classique, tant grecque que romaine, a elle aussi exploité la matérialité des ruines pour entretenir le souvenir. Deux pratiques complémentaires y furent développées, la rénovation-restauration[8] et la conservation. Quelques exemples fameux en sont détaillés : le remplacement progressif des colonnes du temple d'Héra à Olympie qui lie les styles et les époques dans un processus cumulatif d'appropriation, la cabane "fondatrice" de Romulus muséifiée à Rome,  les dévastations perses infligées aux cités grecques laissées en l'état pour édifier les générations montantes sur la barbarie. Mais surtout, l'Antiquité classique ajouta l'efficacité de la poésie pour entretenir le souvenir. C'est l'objet du troisième chapitre. Ainsi, A. Schnapp peut envisager le vocabulaire des ruines chez plusieurs auteurs antiques (Pindare, Simonide, Sénèque, Ovide, Horace, Thucydide, etc.) et ses connotations croisées qui éclairent le souvenir des monuments, des cités, comme celui des hommes et au-delà, une continuité qui relie la nature et les hommes. L'expérience sensible est absente de cette pensée, ou du moins n'en est-elle pas la raison d'être. Les racines philologiques nourrissent une réflexion profonde sur les effets de l'érosion du temps sur les uns comme sur les autres. Et pour lutter contre cette inexorable décrépitude et lier les temps entre eux, les vers du poète, transmis oralement d'un homme à l'autre, sont plus efficaces que tous les autres stratagèmes car ils sont immatériels et donc inaltérables. À cet égard, ils constituent le ciment puissant d'une cohésion sociale propre aux cités antiques et en sont peut-être bien l'une des caractéristiques les plus singulières.

 

         La Chine ancienne et médiévale dont il est question au quatrième et dernier chapitre,  fut quant à elle préoccupée de transmettre la mémoire des puissants, à l'instar des anciens Mésopotamiens. Mais ses lettrés ont introduit une dimension philosophique et humaine au pouvoir conféré par la maîtrise du passé. Celle-ci s'incarne dans la légende des "neuf tripodes" de bronze, œuvre humaine de haute technicité, mythique et réelle tout à la fois. Ces vases, inanimés et pourtant dotés du pouvoir surnaturel de se mouvoir comme bon leur semble, matérialisent à la fois la mémoire historique de l'unification de la Chine par delà sa diversité culturelle, mais aussi les vertus nécessaires au souverain qui prétend les posséder, car ce sont eux qui décident de leur propre destin, comme s'ils n'étaient que les gardiens et les garants libres d'une forme de morale humaine. La matérialité du passé et le sentiment des anciens Chinois vis-à-vis de la mémoire des disparus apparaissent également dans les pratiques funéraires liées aux pillages de sépultures décrites par les poètes, une fois de plus. Outre les étonnantes observations archéologiques que les textes révèlent, il faut inhumer à nouveau comme il se doit les morts dérangés, qui qu'ils fussent, pour qu'ils retrouvent une place dans le monde. Ce qui est en jeu est la longue chaîne qui relie la vie à la mort, et la prise de conscience du caractère inéluctable de cette dernière, qu'il faut accepter, apprivoiser, à défaut de pouvoir la combattre. À cet égard, par des voies différentes et complémentaires, les peuples du passé ont pris conscience que le passé ne constitue pas ce qui est "avant" ou "derrière" soi, mais ce qui est encore enchâssé dans le présent.

 

         Ce petit ouvrage, qui reprend bien des pistes déjà avancées dans les travaux précédents de l'auteur, paraît à une époque où les souvenirs du passé s'estompent encore plus radicalement que par les œuvres du temps[9]. Visibles, les ruines sont détruites à des fins de propagande idéologique ou par des faits de guerre, au Proche-Orient notamment. Invisibles, il a fallu l'intervention de l'archéologie préventive appuyée par des lois pour en limiter l'éradication "involontaire" liée aux travaux d'aménagement des territoires. À l'évidence, ce qui préoccupait tant les sociétés dont il est question dans ce livre, la continuité, n'y est plus. Nous avons inventé autre chose : la fossilisation du passé par la patrimonialisation des vestiges, avec son cortège de marchandisation, de sélection de ce qui a droit d'être ou non conservé par le biais d'une législation stricte ou d'une expérience esthétique choisie, et qui laisse au bord du chemin le "petit" patrimoine[10], les arts populaires et d'une façon plus générale les gens de condition modeste et leur sensibilité vis-à-vis du passé. Cela ne suffira sans doute pas à nous assurer l'éternité...

 

 

 

 


[1] B. Péret, "Ruines, ruine de ruines", Minotaure 12-13, 1939, p. 57-65.

[2] À ma connaissance, il n'existe pas de théorie ou de modèle sur la "chute" des civilisations qui prenne en compte ce paramètre.

[3] Les sociétés du Néolithique ont également exploré le gigantisme architectural. En témoignent les "temples" de Göbekli Tepê, en Anatolie (K. Schmidt, Le premier temple, Göbekli Tépé, CNRS-éditions, Paris, 2015), mais aussi les maisons "collectives" du néolithique  à Beaurieux dans l'Aisne ou Pont-sur-Seine dans l'Aube, fouilles Inrap).

[4] Par exemple : R. Golossetti (dir.) Effacer ou réécrire le passé à l'âge du Fer. Entre iconoclastie, réutilisation  de monuments et réoccupations des sites. Rencontres européennes de Bibracte, Glux-en-Glenne, 10-12 octobre 2012, sous presse.

[5] Voir en dernier lieu : J.-L. Huot L’E.babbar de Larsa aux IIe et Ier millénaires (Fouilles de 1974 à 1985), BAH 205, Beyrouth, Presses de l'Ifpo, 2014. (voir compte rendu sur ce site : http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2574&lang=fr )

[6] Chacun d'entre nous sait combien la matérialité de l'archéologie est source d'illusions et de confusions. Les umânnu du temple de Shamash à Sippar n'ont pas manqué d'exploiter ce filon en réalisant un faux célèbre, le Monument cruciforme de Manishtusu. E. Sollberger, « The Cruciform Monument », Jaarbericht Ex Oriente Lux 20, 1968, p. 50-69.

[7] Voir P. Villard "Les champs disciplinaires et la notion de maîtrise en Mésopotamie ancienne" in C. Breniquet et F. Colas-Rannou (dir.) Art, artiste, artisan. Essais pour une histoire de l'art diachronique et pluridisciplinaire, Presses de l'Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand, 2015, p. 45-54.

[8] La restauration semble avoir été pratiquée par les anciens Mésopotamiens. En témoigne une mention de la réfection du visage mutilé d'une statue de Sargon Ier découverte dans les ruines du temple de Shamash à Sippar lors des opérations archéologiques. P.-A. Beaulieu The Reign of Nabonidus, King of Babylon 556-539 B.C., Yale University Press, New Haven-Londres, 1989, p. 134.

[9] Mais celles-ci travaillent pourtant en silence et presque en cachette sur une échelle encore inconnue, ne serait-ce que par le réchauffement climatique ; le dégel du permafrost (pour ne citer que ce facteur) altère de façon irréversible ce que ce dernier préservait jusque-là : tombes gelées, gisements de mammouths, etc.

[10] Sans compter le patrimoine naturel.