Jouanna, J. - Pernot, L. - Zink, M. (dir.): Charmer, convaincre : la rhétorique dans l’histoire. Cahiers de la Villa « Kérylos » N° 25, Actes du XXIVe colloque de la Villa Kérylos, 4-5 octobre 2013, 350 pages, 41 illustrations, ISBN : 978-2-87754-318-7, 35 €
(Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris 2014)
 
Compte rendu par Pierre Ragot
 
Nombre de mots : 2109 mots
Publié en ligne le 2015-07-25
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2641
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          Conformément à la tradition qui veut que les Actes des colloques successifs tenus à la villa « Kérylos » depuis 24 ans soient publiés dans le courant de l’année suivante[1], nous disposons dès à présent des Actes du 24e colloque des 4 et 5 octobre 2013 dont le thème constitue le titre de l’ouvrage que nous présentons ici.

 

         Comme dans les « Cahiers » précédents, l’« Allocution d’accueil » prononcée par Michel Zink, le Secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres et conservateur de la villa (p. ix-xi), est suivie par le corps du volume constitué de quinze articles (p. 1-317), dont on donnera infra le détail, et par le « Bilan et conclusions » dû à Jacques Jouanna et Laurent Pernot (p. 319-328), dans lequel le lecteur trouvera un résumé fort utile des contributions présentées. Le volume se termine par la liste des participants accompagnée de leurs fonctions respectives (p. 329-330), la table des matières (p. 331) et le récapitulatif détaillé du contenu des « Cahiers de Kérylos » n° 1 à 24 (p. 333-350).

 

         En tant qu’art de bien dire et de persuader, la rhétorique a constitué, tout au long de l’histoire européenne, pour reprendre les mots de J. Jouanna et L. Pernot (p. 328), « une référence partagée, un répertoire de thèmes, de principes théoriques et de formes d’expression, une langue commune favorisant le dialogue entre les domaines et les disciplines ». Pour les lecteurs du site Histara, on s’attachera uniquement aux contributions qui mettent en exergue le dialogue qui s’est instauré, au Moyen Âge et à l’époque moderne, entre la rhétorique et l’art pictural[2].

 

         Dans cette optique, Mary Carruthers, « Intentio auctoris, dispositio et ductus » (p. 113-127), propose une analyse de la conception médiévale de la rhétorique telle qu’on peut la déduire d’une peinture de 1420 figurant au début d’un manuscrit du poème de Chaucer (≈ 1340-1400) Troïle et Crisède / Troïlus et Cressida (1385) et appelé « Frontispice de Troïlus ». La partie inférieure du frontispice met en scène une lecture publique du poème au cours de laquelle la plupart des auditeurs échangent des commentaires pendant la lecture qui se déroule d’ailleurs sans support écrit. Cette représentation montre l’importance accordée à cette époque à l’oralité et donc à « la rhétorique en tant qu’art de la persuasion, ancré dans une interaction entre un discours et un public » (p. 113). « En 1420 (…) la textualité sociale, toujours exprimée par une performance orale, avait plus de valeur que la composition solitaire, que l’écriture elle-même et que la lecture silencieuse (…) constamment entendu[e] comme une préparation à la (…) textualité sociale (…) » (p. 118). C’est pourquoi la partie supérieure de l’illustration symbolise très probablement la « matière de Troie » : à l’instar de l’artisan, le créateur doit se battre avec le matériau dont il a hérité pour le plier à ses choix rhétoriques en matière d’invention, d’« arrangement », dispositio, et de style. « On voyage à travers une composition, qu’elle soit faite de mots ou d’autres matériaux ; on est conduit – ductus – par les qualités stylistiques de ses parties et leurs liens arrangés de façon formelle » (p. 124). Tout cela constitue en définitive « les intentions de l’auteur », intentiones auctoris, que ce dernier va ensuite faire partager à son public. « Dans ce modèle d’expérience esthétique, (…) l’œuvre dirige et affecte le public, qui répond à ses encouragements, positivement ou pas » (p. 126). En raison de la place qu’occupe le « Frontispice de Troïlus » dans la discussion, la reproduction de la p. 115 aurait gagné à être agrandie. On regrettera également que cet article très stimulant ne contienne aucun résumé, même succinct, du contenu de Troïlus et Cressida, car, si Chaucer se veut l’héritier d’Homère et de Virgile, il s’inspire aussi beaucoup du Philostrate de Boccace que le lecteur n’a pas forcément en tête.

 

         C’est toutefois dans les trois articles qui portent sur l’époque moderne que l’art pictural occupe la place la plus importante. En s’appuyant sur des reproductions variées et de grande qualité (cf. p. 197, 199, 201, 205, 207, 209, 211 et 213), Colette Nativel, « Rubens et la rhétorique » (p. 191-216), se propose de revisiter quelques tableaux de Pierre-Paul Rubens (1577-1640) en soulignant l’influence de la tradition rhétorique sur son œuvre picturale. Formé dès son plus jeune âge à la rhétorique antique et convaincu que « la rhétorique offre aux artistes une méthode pour organiser un discours visuel capable de transmettre une idée, une émotion ou un plaisir » (p. 195), Rubens revendique une narration à la fois compréhensible et démonstrative qui se fonde sur l’éloquence du corps et en particulier sur celle du geste, ce substitut de la parole grâce auquel le peintre peut à la fois convaincre et émouvoir le spectateur. Même lorsqu’il peint un tableau allégorique, il veille toujours à le rendre accessible à ses contemporains, car, « pour Rubens (…), l’allégorie tend à éclaircir la narration et à lui donner une valeur universelle » (p. 215). En définitive, « la rhétorique rubénienne (…) est asianiste. Elle se caractérise (…) par la recherche de l’effet et l’abondance – abondance dans l’invention, dans le coloris, dans le mouvement –, par l’élaboration d’un langage visuel analogue à celui de la rhétorique qui lui donne sa force de séduction et de persuasion » (p. 216).

 

         Cette analyse de l’art pictural rubénien est opportunément complétée par le chapitre que Marc Fumaroli a consacré à Rubens dans le cadre de son exposé magistral « Rhétorique jésuite, logique janséniste. Réflexions et recherches nouvelles sur les querelles de rhétorique cléricale dans la France classique » (p. 233-317). Dans la querelle qui oppose jansénistes et jésuites sur le rôle qu’il convient d’attribuer à la rhétorique dans la recherche de Dieu, Rubens a mis son art au service de ces derniers en « représentant » leur conception de la uarietas. Dans son tableau allégorique intitulé Pausias et Glycère (1611-1614), dont il a très probablement emprunté le sujet à Saint-François de Sales dans son Introduction à la vie dévote (1609), « le peintre tient de sa main droite une toile de profil, de telle sorte qu’on n’en voie pas la surface. C’est le tableau de fleurs qu’il n’a pas réussi aussi bien que sa gracieuse rivale. Il lève les yeux au ciel avec un peu de mélancolie. Au contraire, la jeune fille regarde le ciel avec une expression de tendre gratitude. Deux bouquets sont posés sur la gauche du tableau ; leur disposition témoigne du sens de la uarietas dont les deux artistes sont doués. Ils ont été composés à partir d’un abondant parterre de fleurs en désordre, qui s’étend aux pieds des deux concurrents. Du côté de Pausias, les fleurs au sol sont devenues rares, tant le peintre en a arraché beaucoup sans parvenir à en composer un modèle aussi ravissant que celui de la bouquetière. Celle-ci n’a pas eu besoin de tâtonner entre le multiple et l’un, entre la diversité et l’harmonie. Aussi le peintre professionnel et son art viennent-ils de rendre les armes à l’improvisatrice douée par la nature. Pausias félicite Glycère d’un geste amical de la main. Elle tient dans ses mains avec grâce et modestie la couronne de lauriers que le jury vient de lui remettre. (…) Chez Rubens comme chez Saint-François de Sales, nous nous retrouvons dans le même univers de la rhétorique et de la théo-rhétorique jésuite : le concours, la comparaison, la vocation, l’unité et la multiplicité, l’harmonie et la variété, l’art et la nature, les lieux communs, la composition, tous critères de la persuasion transférables au dialogue suprême entre grâce divine et dévotion humaine » (p. 261-262).

 

         Non contents de remettre les concepts rhétoriques hérités de l’Antiquité gréco-romaine au goût du jour, les jésuites surent également intégrer à leur apologétique les créations issues de la science nouvelle de l’optique en les assimilant à des allégories. Les célèbres Père Mersenne et Niceron tenaient ainsi pour assuré que les métamorphoses, anamorphoses et autres effets optiques permettaient de rendre irréfutables les vérités de foi : « cet intérêt scientifique pour les effets de la lumière et de l’ombre, pour les illusions et les dévoilements, pour les métamorphoses et les anamorphoses visuelles est animé chez les deux Minimes par le désir de servir la connaissance religieuse de la Création et le sens spirituel caché des merveilles révélées par les lentilles, les miroirs, les chambres noires. (…) Miroirs naturels (la surface de l’eau, de l’huile, du vin, du sang, l’œil d’autrui), miroirs artificiels produits par l’artisanat (la surface lissée de la pierre ou du métal), ou conçus par des spécialistes pour les techniciens de l’optique et de la catoptrique (les cylindres de l’anamorphose), ou miroirs œuvre d’art (le verre ou le cristal étamé et encadré), ou miroirs imités (les trompe-l’œil du peintre), autant de métaphores de la Sagesse et de la lumière divine projetées dans le cœur où l’âme se connaît et où Dieu se fait connaître et aimer » (p. 284).

 

         Un tel éclectisme dans la recherche des manifestations de Dieu remet radicalement en cause le préjugé selon lequel l’art du XVIIe siècle aurait été soumis à des règles contraignantes empêchant toute créativité en dehors d’elles. C’est ce que confirme l’étude de Jacqueline Lichtenstein, « Le plaisir de l’art et ses règles au XVIIe siècle » (p. 217-231), qui porte justement sur la manière dont les artistes de cette période ont conceptualisé leurs pratiques. L’étude des textes théoriques de Pierre Corneille ainsi que celle des Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture montre que, conformément aux principes déjà défendus dans l’Antiquité par Aristote et Quintilien, les règles de l’art au XVIIe siècle ne sont conçues ni comme des normes ni comme des lois mais comme des outils « pour résoudre une difficulté qui se présente à l’artiste dans l’exercice de son art » (p. 221). Tirées de l’analyse même de l’œuvre, elles ne sont en définitive que des moyens grâce auxquels peintres et écrivains parviennent à nous plaire et à nous toucher. Comme la connaissance des ressorts qui ont permis d’obtenir ce résultat accroît encore davantage l’émotion ressentie, la réflexion menée sur l’art à cette époque s’élabore néanmoins dans un milieu fermé, les artistes s’adressant exclusivement à d’autres artistes ou à des amateurs éclairés.

 

         Si les figures de rhétorique constituent une grille d’interprétation indispensable pour décrypter les toiles du Moyen Âge et du XVIIe siècle et les insérer dans le contexte historique de leur création, cette « rhétorique du visible »[3] ne saurait néanmoins épuiser leur sens. Au delà de ces techniques de « discours orné », on est confronté à la mise en œuvre d’un véritable processus de persuasion qui fait de ces tableaux un complément indispensable à la lecture et à l’interprétation des textes littéraires qu’ils contribuent, à leur tour, à enrichir.

 

 

 

[1] Le lecteur curieux de connaître les circonstances qui ont permis la création et la perpétuation de ces colloques annuels pourra se reporter au bref historique donné antérieurement sur le site Histara à l’adresse suivante : http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2061.

[2] Une analyse plus détaillée du volume, centrée sur les liens entre rhétorique et linguistique, paraîtra ultérieurement dans la rubrique « Discussion » de la revue La Linguistique.

[3] Cette expression renvoie délibérément à l’excellent ouvrage d’A. Surgers, Et que dit le silence ? La rhétorique du visible, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2007, lequel fait écho à celui de M. Fumaroli, L’École du silence. Le sentiment des images au XVIIIe siècle, Paris, Flammarion, 1994.

 

 

 

Sommaire

 

« Médecine et rhétorique en Grèce antique : Hippocrate, Platon et Galien », par J. Jouana, membre de l’AIBL, 1-18

« L’invention de la rhétorique démocratique en Grèce ancienne », par L. Pernot, membre de l’AIBL, 19-38

« L’exhumation en cours des traités de rhétorique grecs : quelques traits saillants », par P. Chiron, 39-56

« Orateur et philosophe : un idéal cicéronien », par R. Turcan, membre de l’AIBL, 57-67

« Philosophie et rhétorique à l’époque hellénistique : quelques remarques », par C. Lévy, 69-81

« Rhétorique et poésie : le cas de l’épigramme », par P. Laurens, membre de l’AIBL, 83-96

« La langue de l’homme, c’est sa balance », par N. Grimal, membre de l’AIBL, 97-112

« Intentio auctorisdispositio et ductus », par M. Carruthers, 113-127

« Rhétorique et sincérité : la lettre d’amour dans le Moyen Âge latin », par J.-Y. Tilliette, 129-148

« Rhétorique de la fable médiévale : un dialogue de créatures », par M. Zink, Secrétaire perpétuel de l’AIBL, 149-161

« Les innovations rhétoriques en Europe du Nord à la Renaissance : Rodolphe Agricola et Érasme », par P. Mack, 163-177

« Mémoire et invention : les machines rhétoriques de Giulio Camillo », par L. Bolzoni, 179-189

« Rubens et la rhétorique », par C. Nativel, 191-216

« Le plaisir de l’art et ses règles au XVIIe siècle », par J. Lichtenstein, 217-231

« Rhétorique jésuite, logique janséniste. Réflexions et recherches nouvelles sur les querelles de rhétorique cléricale dans la France classique », par M. Fumaroli, de l’Académie française, membre de l’AIBL, 233-317