Barreto, Joana - Nativel, Colette - Quaranta, Gabriele (dir.): Voir Gaston de Foix (1512-2012). Métamorphoses européennes d’un héros paradoxal. Collection "Histoire de l’art". Index, bibliographie, 16 x 24 cm, ISBN-10 : 2-85944-907-8, ISBN-13 : 978-2-85944-907-0, 23 €
(Publications de la Sorbonne, Paris 2015)
 
Compte rendu par Pauline Lafille, EPHE
 
Nombre de mots : 2718 mots
Publié en ligne le 2016-09-16
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2653
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          L’ouvrage Voir Gaston de Foix, codirigé par Joana Barreto, Gabriele Quaranta et Colette Nativel, rassemble les actes d’un colloque qui s’est tenu à Rome au Palazzo Venezia en 2013. La manifestation est le fruit d’une collaboration franco-italienne entre les équipes de recherche de l’université de Paris I, le GRANIT et l’HiCSA, et de la Sapienza de Rome. Elle propose les résultats d’une enquête collective sur la figure de Gaston de Foix, neveu de Louis XII et l’un des principaux capitaines français durant les campagnes d’Italie entre 1507 et 1512. S’inscrivant dans le renouveau historiographique sur la période qui accompagne les commémorations du cinq-centenaire des événements, l’examen de la figure de Gaston de Foix, mort en 1512, prolonge les réflexions du colloque consacré en 2012 à la bataille de Ravenne, lors de laquelle il trouva la mort[1]. Si les funérailles de Gaston de Foix y avaient déjà été évoquées, le personnage méritait qu’on lui dédie une étude autonome.

 

         Le volume, organisé en trois parties, rassemble onze contributions, dix en français et une en italien, auxquelles viennent s’ajouter deux documents inédits : un poème anonyme sur sa mort et un passage des Annales de Foix, manuscrites, de Guillaume de la Perrière de 1539. Comme l’annonce son titre, il ne s’agit pas d’une biographie, mais d’une étude à plusieurs mains de la fortune historique, variée, complexe et même ambiguë, de Gaston de Foix. À la fois glorieux et méconnu, capitaine pendant une époque de transition militaire, ce jeune noble, mort très tôt au service du roi, lors d’une des pires batailles des guerres d’Italie, se présente comme une figure paradoxale, dont les contributeurs étudient les multiples constructions mémorielles - politiques, culturelles et iconographiques.

 

         La première partie de l’ouvrage, composée de quatre articles, offre une mise au point historique sur le personnage grâce à une relecture des sources contemporaines. Que sait-on en effet de Gaston de Foix, qui mourut à seulement 22 ans en avril 1512 ? Né en 1489,  fils de Jean de Foix, vicomte de Narbonne et comte d’Étampes, et de Marie d’Orléans, sœur du roi Louis XII, il est pris, à la mort de son père, sous l’aile du roi son oncle, qui lui attribue le duché de Nemours. Gouverneur du Dauphiné, il prend part dès 1507 aux campagnes militaires menées outre-monts par le roi, et notamment à la victoire d’Agnadel en mai 1509. Nommé ensuite gouverneur du Milanais en 1511, il prend la tête de la campagne éclair de l’hiver 1512, où il triomphe successivement à Bologne, Mantoue et Brescia, avant de mourir à la bataille de Ravenne le jour de Pâques 1512. Sa disparition précoce transforme cette victoire française, acquise chèrement devant Ravenne, en quasi défaite, et la perte du Milanais quelques mois plus tard, suite à la désorganisation de l’armée française, met fin aux bénéfices de son éclatante carrière.

 

         Cette trame biographique exceptionnelle, bornée par quelques dates clefs, reste cependant laconique, car comme le constatent successivement Laurent Vissière dans les sources françaises et Marino Vigano dans les documents italiens et suisses, le personnage apparaît relativement peu dans les documents. Le choix des deux auteurs de reproduire dans leurs textes ces rares témoignages est alors d’autant plus utile.

 

         La trajectoire éclatante mais brève du Gaston appelle ainsi l’interprétation, mais la rend difficile, comme le montre Florence Alazard : les écrits sur Gaston révèlent une « fragilité du processus de canonisation à l’œuvre » autour de cette figure de héros. Dès le premier tiers du XVIe siècle, les textes laissent percer des réserves discrètes sur l’action ou le caractère du personnage : Guichardin ne dit-il pas de manière assez ambivalente qu’il fut « capitaine avant d’être soldat » ? La comparaison parfois faite entre lui et Pyrrhus, guerrier fougueux mais violent, est de même équivoque, évoquant probablement la mise à sac de Brescia sur ses ordres en février 1512. La retenue des sources contemporaines à son égard témoigne ainsi de la gêne de ses contemporains à donner sens à son destin très bref, et particulièrement à sa mort à Ravenne. Celle-ci cristallise l’ambiguïté : tué alors qu’il poursuivait, après la victoire, une bande de piétons espagnols, sa mort est-elle un acte chevaleresque qui l’assimile à un nouveau Roland, ou bien relève-t-elle plutôt d’un manque de lucidité militaire à mettre au compte de l’immaturité d’un très jeune homme ?

 

         Nicole Hochner, spécialiste de Louis XII, approfondit l’analyse des contradictions d’un « héros liminaire » : capitaine des guerres d’Italie, il incarne un nouveau modèle de chef militaire, que l’auteur rapproche d’une conception machiavélienne de la guerre. Le sac de Brescia et la bataille de Ravenne auxquelles Gaston prend part sont deux événements qui suggèrent une brutalisation de la guerre moderne, pour reprendre le mot que Jean-Louis Fournel a adapté à la Renaissance, suivant le terme inventé par Georges Mosse pour le XXe siècle. Cependant, de façon symétrique et inverse, le jeune chevalier tué par l’infanterie peut incarner une figure exemplaire de la fin de la chevalerie. La première partie montre ainsi avec finesse comment la faiblesse des témoignages sur Gaston de Foix et leur caractère déjà discrètement polyphonique constitue le socle favorable à une réinvention multiple du personnage à partir du XVIIe siècle, où se construit une mémoire nationale du héros, objet de la seconde partie.

 

         Ce deuxième temps s’ouvre adroitement par la présentation en forme de synthèse de Jean-Marie Le Gall, qui présente l’itinéraire sinueux de l’héroïsation de Gaston dans l’historiographie française, royale d’abord, puis nationaliste à partir du XIXsiècle. Cette contribution ainsi que les deux suivantes, de Maïté Bouyssy et Christian Amalvi, forment là encore une belle unité en insistant sur les jeux d’équilibre versatiles de la mémoire individuelle, qui s’élabore, selon les contextes, en association ou en opposition avec d’autres figures contemporaines : la mémoire de Gaston est ainsi indissociable de celle de son oncle, le roi Louis XII, ainsi que de la figure de Bayard, qui bénéficia très tôt, contrairement à lui, d’un panégyrique et donc de la fixation précoce de sa légende personnelle grâce aux écrits de Symphorien Champier.

 

         Les trois auteurs décrivent l’inégale fortune mémorielle de Gaston : au début de l’âge classique, il est célébré comme jeune courtisan noble, venant appuyer la valorisation de son oncle Louis XII, « père du peuple », qui le recueille orphelin. En ce premier XVIIe siècle, il fait figure de parfait gentilhomme et son goût pour le duel est approuvé comme une marque d’attachement aux valeurs chevaleresques. La renommée de Gaston, son caractère exemplaire et son origine gascone déterminent même Henri IV et Marie de Médicis à nommer leur dernier fils, futur duc d’Orléans, du nom de ce capitaine navarrais du siècle précédent. Sa fortune est bien moins flatteuse au XVIIIe siècle, dès lors que les auteurs des Lumières condamnent la boucherie héroïque de la guerre moderne, dont il apparaît à la fois comme un des agents et l’une des premières victimes. Cependant, comme le montre Maïté Bouyssy, la figure de Louis XII connaît de façon concomitante un retour en grâce dans la seconde moitié du siècle, car ce monarque bienveillant incarne un modèle de monarchie tempérée, à opposer aux rois absolus.

 

         L’intégration ensuite par Michelet de Gaston de Foix dans la mythologie héroïque nationale après la Révolution témoigne du caractère étonnament polymorphe de sa figure : loin de l’idéal désormais caduc du noble chevalier, l’historien brosse le portrait de Gaston en théoricien de la guerre éclair révolutionnaire, opérée par les piétons à marche forcée, faisant du neveu du roi une sorte d’ « aventurier self-made-man » ! (J.-M. Le Gall). La relecture politique et anachronique des sources donne ici tout son sens au titre de héros paradoxal.

 

         L’essai de Christian Amalvi montre enfin comment le personnage s’intègre dans le consensus national en étudiant sa place dans les manuels d’histoire tant laïcs que confessionnels du XIXe siècle : il y est dépeint systématiquement, au côté de Bayard, comme l’autre héros français des guerres d’Italie. Pendant inversé de Bayard, qui est une figure exemplaire et paternelle, la personne de Gaston apporte un contrepoint romantique, voire tragique, où la sensibilité post-révolutionnaire aime à pleurer la mort héroïque du fils d’élection du roi. L’auteur conclut cependant sur le contraste entre cette héroïsation nationale entretenue pendant plus d’un siècle et sa relative disparition de la culture collective depuis 1945. Personnage toujours secondaire, derrière le roi et Bayard, Gaston de Foix est victime de la méfiance contemporaine envers une histoire faite de héros et de la réduction de la mémoire des guerres d’Italie dans l’imaginaire français à la simple date de 1515. 

 

         La troisième et dernière partie de l’ouvrage consacre enfin quatre études à la fortune iconographique du personnage et décrit une trajectoire analogue à celle observée auparavant dans les textes historiques et littéraires, faite de transformations identitaires et de réinvestissements symboliques multiples. Comme l’explique Joana Barreto, - dont l’essai synthétique et diachronique clôt la section, et qu’il aurait pour cette raison peut-être mieux valu placer en ouverture de celle-ci -, le manque de portraits contemporains de Gaston suscite la recréation imaginaire de sa figure dans des portraits typifiés ou inventés. Déjà dans son effigie, sculptée pour son tombeau, destiné à l’église Sainte-Marthe de Milan par le milanais Agostino Busti, dit Bambaia, le portrait de Gaston est imaginé et idéalisé. Au fil du temps, son portrait peut alors se décliner dans différents types physiques : juvénile ou déjà viril, doté d’une chevelure blonde léonine ou bien de cheveux raides et foncés, actif ou bien mélancolique. Les traits et les poses qui lui sont attribuées dissolvent là encore toute identité historique assurée pour le soumettre à la puissance visuelle de la fiction recréant le monde militaire de la Renaissance : l’imaginaire iconographique autour de Gaston de Foix, dès le XVIIet ce jusqu’au XIXe siècle, se nourrit cependant de manière historique de modèles de soldats de la peinture vénitienne de la Renaissance, et particulièrement de Giorgione. La représentation la plus célèbre de Gaston, peint en pied par Philippe de Champaigne pour la galerie du cardinal de Richelieu au Palais-Cardinal, reprend ainsi la silhouette du saint guerrier de la Pala de Castelfranco du maître vénitien et le visage d’un portrait du peintre brescian, Giovanni Gerolamo Savoldo, dont on pensait que Gaston était le modèle.

 

         Ce tableau célèbre à l’identification longtemps erronée, le Portrait d’homme en armure de Savoldo, entré dans les collections royales françaises sous François Ier et aujourd’hui au Louvre, fait l’objet de l’étude minutieuse de Laure Fagnard fondée sur un réexamen attentif des inventaires royaux. Elle y analyse comment l’identité de Gaston a été l’objet d’une projection fantasmée sur un tableau qui propose en réalité une iconographie générique. La légende qui identifie l’homme en armure à Gaston de Foix vient d’un rapprochement hâtif entre un récit italien rapportant que Gaston se serait fait portraiturer à Brescia après le sac de la ville et ce tableau très original de Savoldo, lui aussi brescian. La concomitance des dates et des lieux a tôt conduit à croire que ce portrait était la commande de Gaston. C’est probablement dès le début du XVIIsiècle, au moment de la récupération de Gaston par les Bourbon, que s’est activée cette identification fautive : l’acquisition du tableau par François Ier ne serait alors pas liée à l’identité du modèle, mais à la qualité métapicturale de la composition, qui s’inscrit dans le débat sur le paragone entre les arts. 

 

         La célébrité historique de Gaston au XVIIe siècle et ses reflets iconographiques est bien montrée par l’essai de Gabriele Quaranta qui met en lumière sa présence récurrente dans les premières versions de panthéon national que sont les séries de portraits d’hommes illustres. Cette cristallisation mémorielle est moins le fait du souverain que des commandes de la noblesse française pour ses décors privés qui y célèbrent les meilleurs serviteurs de la royauté. Gaston de Foix y tient sa place, certes toujours secondaire, entouré des hommes de guerre de son temps, dans les galeries des châteaux de Selles-sur-Cher vers 1625 (décor perdu), de Beauregard ou de Bussy-Rabutin. Son portrait, qui ne suit pas de modèle unique, s’inspire alors des gravures illustrant les compilations célèbres de biographies, les Vies d’hommes illustres de Giovio ou encore les Ritratti di cento capitani d’Aliprando Capriolo.

 

         La contribution de Gilles Soubigou sur les portraits peints et sculptés de Gaston de Foix au XIXe siècle fait parfaitement écho au propos de la seconde partie sur l’inscription du personnage dans le grand récit national forgé après la Révolution : son image, ses actions, mais surtout sa mort interviennent fréquemment dans l’iconographie historique française, et plus ponctuellement anglaise. La fascination romantique pour le guerrier sacrifié et la chevalerie soutient un propos historique et émouvant, notamment chez Ary Scheffer. La variété des contextes de commande où il apparaît, la pluralité des médiums et des styles des œuvres, démontre la diversité des usages de l’histoire dans les arts du XIXe siècle ; il nourrit aussi bien le registre noble de la grande peinture que le ton moralisant et anecdotique de la peinture troubadour, où il apparaît en simple gentilhomme, voire en amoureux. Les deux bustes de Gaston de Foix placés dans la galerie de sculpture du musée historique de Versailles témoignent, comme dans l’historiographie contemporaine, de l’institutionnalisation de sa mémoire dans le récit national.

 

         Voir Gaston de Foix réussit donc le pari d’embrasser, sans la simplifier, la fortune multiple, et parfois contradictoire, d’une figure importante des guerres d’Italie. La collaboration entre historiens et historiens de l’art, modernistes et contemporanéistes, se révèle fructueuse pour en explorer les différents aspects et les contributions individuelles se prolongent et se complètent. Quelques répétitions ponctuelles entre les articles sont la contrepartie de la cohérence d’ensemble de l’argumentation tenue tout au long de l’ouvrage. Un catalogue unifié des sources et une bibliographie générale auraient permis de souligner encore davantage la nature collective de la réflexion et d’en inscrire explicitement les résultats dans la production historiographique récente sur les guerres d’Italie.

 

         Les résultats de l’enquête sur cette figure individuelle sont donc riches et d’une portée paradigmatique : Gaston de Foix, figure ambiguë, indécidable, illustre de manière exemplaire le caractère de son époque, seuil politique, militaire et culturel. Les contradictions du personnage font écho aux paradoxes du moment : célèbre et opaque, héros et victime, Gaston est à l’image des immenses batailles des guerres d’Italie, à la fois grandioses, cruelles et finalement vaines. Nombre de situations politiques ou militaires de la période sont ainsi caractérisées par cette même difficulté à mettre en forme une mémoire de l’événement. La perspective de déconstruction critique du personnage propose ainsi un exemple méthodologique pour comprendre et analyser cette période singulière de l’histoire européenne.

 

 


[1] Les actes du colloque de Ravenne sont déjà disponibles : D. Bolognesi et al. (dir.), 1512 : la battaglia di Ravenna, l’Italia, l’Europa, Ravenne, Longo, 2014.




 

Sommaire

 

Introduction – Joana Barreto, 9


Gaston de Foix dans les sources européennes

Gaston de Foix dans les poèmes français contemporains – Laurent Vissière, 17

Gaston de Foix nelle fonti storiographiche italiane e svizzere – Marino Viganò, 31

D’Agnadel à Ravenne : le parcours italien de Gaston de Foix – Florence Alazard, 55

Un héros liminaire : Gaston de Foix – Nicole Hochner, 67

 

Au prisme de la mémoire nationale

La mémoire de Gaston de Foix dans l’historiographie française – Jean-Marie Le Gall, 85

Gaston de Foix ou le couronnement du roi loser – Maïté Bouyssy, 97

Gaston de Foix dans la littérature scolaire et populaire destinée aux écoles et aux familles, de l’époque romantique à nos jours – Christian Amalvi, 115

 

Une figure polymorphe du XVIe au XXe siècle

Le Portrait d’homme en armure de Giovanni Gerolamo Savoldo : un portrait présumé de Gaston de Foix – Laure Fagnart, 133

Gaston de Foix dans les décors aristocratiques du XVIIe siècle en France : un présence très discrète – Gabriele Quaranta, 153

Peindre et sculpter Gaston de Foix en France au XIXe siècle : la contribution des artistes au « mythe national » - Gilles Soubigou, 171

Portraits perdus, portraits inventés : de la vérité à la vraisemblance – Joana Barreto, 199

Annexes

Poème anonyme sur la mort de Gaston de Foix - éd. L. Vissière, 223

Guillaume de la Perrière, Annales de Foix, 1539, passage inédit sur la mort de Gaston - éd. J. Barreto, 238

 


Pauline Lafille prépare actuellement une thèse de doctorat sur la représentation de la bataille dans l’art italien au XVIe siècle,  sous la direction de Michel Hochmann (EPHE).