Lehmann, Claudia - Lloyd, Karen J (ed.): A Transitory Star. The Late Bernini and his Reception. 214 pages, English, German, Italian, ISBN 978-3-11-035999-2, 69,95 €
(De Gruyter / Berlin 2015)
 
Compte rendu par Raphaël Tassin, EPHE
 
Nombre de mots : 2347 mots
Publié en ligne le 2019-10-23
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2655
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          Cet ouvrage, qui rassemble huit textes en langues anglaise, allemande et italienne, se penche sur la dernière partie de la carrière de Gian Lorenzo Bernini (1598-1680) – à partir de son séjour à Paris en 1665 – et, comme l’indique le sous-titre, sur la réception critique de son œuvre tardive, tant sculpturale qu’architecturale et picturale. Le titre de l’ouvrage, comme l’indiquent Claudia Lehmann et Karen J. Lloyds en introduction, fait référence à la « bonne étoile » sous la protection de laquelle Bernin affirmait, selon Chantelou, se trouver depuis toujours et qui, malgré des périodes de difficulté, lui avait assuré jusque-là son succès (p. 7-8). Ce choix chronologique est justifié par le fait que l’auteur de la chapelle Cornaro se trouve alors au zénith de sa gloire et que son déclin semble dorénavant inéluctable : c’est une période durant laquelle l’artiste vieillissant semble éprouver des doutes sur l’héritage qu’il laissera, comme en témoigne de manière contemporaine la naissance d’un projet de biographie « autorisée », finalement concrétisé par Filippo Baldinucci. Ce parti-pris chronologico-thématique s’avère pertinent si l’on considère, comme les éditrices, que le milieu des années 1660 constitue un moment charnière de sa vie (plus que de sa carrière). Ici ne sont donc pas tant des considérations stylistiques que personnelles qui ont déterminé l’arc chronologique : la présence d’une contribution consacrée à la chronologie de la colonnade de Saint-Pierre, commencée dans les années 1650, aurait pu suggérer d’élargir le cadre de l’étude jusqu’au début du pontificat d’Alexandre VII car si l’on suit Howard Hibbard, on peut en effet situer les prémices du « dernier style » de Bernin une décennie au moins avant le séjour parisien (Hibbard 1984, p. 180).

 

         La première partie de ce livre se concentre donc sur le séjour parisien de 1665, dont les tenants et aboutissants ont par ailleurs été largement explorés, notamment par Daniela Del Pesco, ainsi sur les œuvres qui y furent élaborées (quatre contributions). La seconde partie est consacrée à la production de l’artiste après son retour à Rome (quatre contributions).

 

         L’article de Martin Deelbeke (p. 13-31) se penche sur le buste de Louis XIV réalisé par il Cavaliere, en le replaçant dans le débat plus large qui existait entre les auteurs contemporains autour de l’image du roi et de la représentation de sa grandeur. L’effigie en elle-même fait consensus et l’abbé de La Chambre la considère comme une sorte d’aboutissement dans l’histoire de la sculpture, car l’artiste, par son génie et sa méthode d’observation, a su « pénétrer l’âme du Roi » (p. 19). La grandeur de l’œuvre d’art est ainsi à la mesure de la noblesse du modèle. La controverse porte en revanche sur le projet de piédestal en forme de globe terrestre, qui ne fut jamais réalisé. Bernin y voyait le double avantage d’exalter l’image du souverain tout en évitant que chacun puisse en toucher l’effigie. Cependant, même avec une inscription ad hoc, cette iconographie symboliquement liée à celle d’Alexandre le Grand pouvait passer pour un signe d’arrogance voire d’idolâtrie, ce que des théoriciens comme Andrea Borboni ou François Lemée dans leurs traités respectifs critiquent sans ménagement (le premier allant jusqu’à considérer que la sculpture la plus digne de vertu est celle que l’on renonce à réaliser…). Finalement, c’est la Manière de bien penser… de Dominique Bouhours qui, a posteriori, justifie le mieux le rejet quasi unanime de ce piédestal considéré comme simplement superflu. L’image du Roi-Soleil doit être dénuée « de licence ou d’excès » (p. 30), le sujet lui-même donnant la « Measure of [his] Greatness ». 

 

         Toujours à propos du buste royal, Heiko Damm propose de son côté une réflexion autour de la rhétorique de l’ornement, appliquée au col de dentelle arboré par le jeune souverain (p. 33-69). L’auteur revient d’abord sur le choix du Spitzenkragen (col de rabat) importé de la tradition italienne – les motifs sont alors réalisés avec la technique du punto di Venezia  –, mais qui sera bientôt adopté et adapté par la cour de France sous l’impulsion de Colbert, pour des raisons qui tiennent évidemment à des stratégies, non seulement iconographiques et par là même politique, mais aussi économiques. La comparaison avec d’autres portraits sculptés par Bernin (celui de Gabriele Fonseca, conservé à San Lorenzo in Lucina et celui de Thomas Baker au Victoria and Albert Museum), met en relief l’attention particulière et les choix formels que le sculpteur a opéré, jusque dans le détail du costume du souverain et de sa coiffure, qui sont loin d’être anecdotiques.

 

         L’autre statue liée au séjour français, mais réalisée en Italie, est la statue équestre de Louis XIV (1673). Les éditrices ont fait le choix de la placer, selon une logique chronologique, après les réflexions sur le buste et sur le Louvre, choix qui s’explique par le parti-pris de Karen J. Lloyd de considérer l’œuvre pour elle-même et non dans le cadre de la triade des « projets parisiens ». L’auteur aborde cette œuvre déjà bien étudiée en la confrontant avec le Constantin du Vatican (1670) et en focalisant son attention sur la continuité de la réflexion qui lie ces deux réalisations (p. 117-133), non sans pointer le paradoxe apparent qui a poussé l’artiste à conserver, voire accentuer, dans le Louis XIV les traits les plus critiqués du Constantin. Ce dernier avait toujours été prévu pour faire pendant à un autre monument : d’abord à celui de la comtesse Mathilde, puis à une statue de Charlemagne jamais réalisée. Les effigies de ces souverains chrétiens devaient symboliser la soumission du pouvoir temporel au spirituel. Sous le pontificat d’Alexandre VII, il s’agissait aussi de rappeler au roi de France « l’autorité du pape sur tout le monde chrétien et le rôle historique des rois de France en tant que défenseurs de l’Église » (p. 123). Malgré leur parenté incontestable, on sait par Domenico Bernini que le Louis XIV devait d’abord revêtir un sens différent. Il représentait le Roi-Soleil ayant atteint le sommet de sa gloire. Les modifications ultérieures du projet imposées à l’artiste viennent faire référence à la Guerre de Hollande et aux autres victoires militaires françaises. Prenant le contrepied d’Irving Lavin, qui y décelait une œuvre subversive et ironique à cause de l’échec du projet du Louvre, l’auteur voit dans ce monument équestre un lien direct avec le Constantin, autre souverain victorieux de l’hérésie, mais aussi une sorte « d’avertissement de la Papauté à un monarque chrétien capricieux » (p. 128).

 

         La contribution de Sabine Frommel (p. 71-94) revient sur la raison première du séjour de Bernin à Paris, à savoir le projet d’achèvement du Louvre, et notamment de sa façade orientale. Grâce à une mise en parallèle avec les dessins des autres architectes italiens qui participèrent au concours de 1664 – Pietro da Cortona, Carlo Rainaldi et le méconnu Candiani –, l’auteur parvient à relire sous une nouvelle lumière l’évolution qui s’est profilée entre les trois versions du projet berninien. Le premier projet, qui trahit de manière évidente l’esprit du baroque romain, fut vertement critiqué, notamment par Colbert qui considérait, sans doute à juste titre, qu’il ne respectait pas assez l’existant – l’Italien proposait notamment de transférer les appartements du roi de l’angle sud-ouest dans la nouvelle aile tournée vers Saint-Germain-l’Auxerrois – et que le résultat s’avérerait par trop éloigné des traditions françaises. Si le deuxième dessin laisse déjà transparaître une influence des projets de Cortona et/ou Rainaldi, notamment dans l’ajout d’un étage supplémentaire, le troisième révèle un profond changement de parti : doublement de l’aile orientale avec l’insertion d’un imposant vestibule, usage d’arcades avec ordre colossal dans la cour… Loin du « coup de génie » initial, cette troisième mouture montre parfaitement la manière dont Bernin a intégré et réinterprété les propositions de ses concurrents, selon ce qui se pratiquait depuis longtemps en Italie à l’occasion des concours d’architecture et qui aura des répercussions sur la manière dont se fera le choix de la forme finale de la Colonnade par la commission réunie autour de Perrault.

 

         Après la sculpture et l’architecture, et toujours dans une optique qui confronte l’Italie et la France, Claudia Lehmann se penche sur des considérations touchant à la peinture (p. 95-116), et plus précisément au concept compositionnel de la « macchia » (terme que l’on traduit par le terme français de « masse »). La réflexion part d’une citation de Bernin, rapportée par Fréart de Chantelou, à propos de la coupole du Val-de-Grâce peinte par Pierre Mignard. L’Italien aurait expliqué que pour de telles réalisations, il faut accorder au préalable une grande attention à la disposition générale des « masses », que l’on déplacerait les unes par rapport aux autres jusqu’à obtenir un « beau contraste » dans la composition (p. 95). Après avoir explicité la généalogie du terme macchia, apparu chez Alberti en 1435, l’auteur s’arrête plus longuement sur la définition – polysémique – qu’en dresse Filippo Baldinucci en 1681 dans son Vocabolario toscano. Cette définition s’avère différente de celle posée par Bernin en 1665. Sous la plume de son guide français, celui-ci semble utiliser ce terme pour désigner des « groupes de figures », alors que chez Baldinucci, la définition s’applique surtout aux effets de clair-obscur ou aux grands aplats de couleur. Il semble en fait que Chantelou, prenant parti dans le débat qui faisait alors rage en France autour de l’idée de « faire des masses », se soit servi de l’autorité du peintre italien, en lui attribuant des paroles légitimant les choix esthétiques de Mignard.

 

         L’attention de Maria Grazia D’Amelio et Tod A. Marder se concentre sur le chantier de colonnade de Saint-Pierre, dont la chronologie et la date précise d’achèvement étaient jusqu’à présent restées un peu floues. Si l’on sait qu’il fallut les cinq ans initialement prévus pour la totalité du chantier afin de compléter la seule partie septentrionale de la place, la situation est moins claire pour ce qui regarde la partie sud, qui semble avoir été presque terminée au début de l’année 1667. Les auteurs, en réexaminant les documents, clarifient l’état du chantier à plusieurs moment et reviennent notamment sur les évolutions formelles de l’ouvrage, l’aménagement des fontaines et sur les conséquences du changement de la maîtrise d’ouvrage entre les deux bras (notamment les différence de qualité du travertin, extrait dans des carrières différentes). En tout cas, on peut déduire de l’intense activité au début de 1667 l’impatience du pape Chigi de voir la nouvelle terminée, lui qui mourra le 22 mai de cette année-là.

 

         Autre réalisation romaine emblématique, l’éléphant portant l’obélisque de la place de la Minerve est réétudié par Christian Berndt (p. 161-182). L’auteur revient sur la genèse du projet et les différentes propositions imaginées par Bernin, aujourd’hui conservées à la Biblioteca Apostolica Vaticana. Dans les premières idées développées par le Cavaliere, le vestige égyptien devait être supporté par des figures humaines aux attitudes et positions variées, avant que le concept de l’éléphant n’émerge. La figure du pachyderme renoue avec un projet imaginé sous le pontificat d’Urbain VIII d’un éléphant portant un obélisque destiné au jardin du palais Barberini, dont le dessin est aujourd’hui conservé dans les collections royales du château de Windsor. Mais la signification de ce choix audacieux est à trouver plus loin en arrière. S’appuyant sur le lien déjà établi (Heckscher 1947) avec la gravure de l’éléphant publiée en 1499 dans l’Hypnerotomachia Poliphili de Francesco Colonna, l’auteur en fait une lecture « emblématique ». Dans l’esprit des « hiéroglyphes » et autres emblèmes qui connurent un grand succès à la Renaissance, le tout appuyé sur l’analyse épigraphique, il en déduit que l’animal, incarnant notamment la force, est la métaphore du pape Alexandre VII lui-même.

 

         L’ouvrage se clôt sur un texte de Tomaso Montanari relatif à deux portraits du pape Clément IX et s’articule autour de la question : Bernin a-t-il continué à peindre à la fin de sa vie ? Par l’analyse de documents conservés à la Bibliothèque nationale de France et resté inexploité jusqu’à récemment, l’auteur réussit à mettre en évidence une tardive activité picturale de Bernin, et émet l’hypothèse que le portrait de Clément par Giovan Battista Gaulli pourrait avoir été peint d’après une œuvre du Cavaliere.

 

         Somme toute, cet ouvrage a le mérite de vouloir réanalyser l’œuvre tardive de Gian Lorenzo Bernini comme un ensemble en soi, qui rassemblerait des œuvres procédant d’un même état d’esprit, même s’il est évident qu’un découpage strict de la carrière de l’artiste en périodes de jeunesse/maturité/vieillesse est loin d’être évidente. À côté de découvertes inédites telles que celles de T. Montanari, c’est essentiellement l’œuvre sculptée et dans une moindre mesure construite qui est remise sur la table, les réflexions accordant une part importante aux stratégies des commanditaires, ainsi qu’aux hésitations du maestro, que l’on aurait parfois tendance à faire passer au second plan quand il s’agit d’artistes aussi importants que Bernin. On pourra éventuellement regretter que la « réception » de l’opera berniniana, annoncée dans le sous-titre de l’ouvrage, n’ait pas été plus développée et l'ouvrage se soit cantonné à la réception strictement immédiate de cet œuvre. Notons qu’une partie de ce dernier aspect a depuis été exploré par la publication de Benedetta Ciuffa (Bernini tradotto. La fortuna attraverso le stampe del tempo. 1620-1720, Rome, 2018).

 

 

 

Sommaire

 

p. 7-12 – Claudia Lehmann/Karen J. Lloyds, “Introduction. Stars, Water Wings and Hairs. Bernini’s Career in Metaphor”

 

p. 13-31 – Maarten Delbeke, “Bernini and the Measure of Greatness. The bust of Louis XIV and its pedestal as seen by La Chambre, Lemée and Bouhours”

 

p. 33-69 – Heiko Damm, “Agon und Spitzenkragen: Zur Rhetorik des Ornaments in Berninis Büste Ludwigs XIV”

 

p. 71-94 – Sabine Frommel, “Zwischen Geniestreich und kollektiver Leistung: Gian Lorenzo Berninis Entwürfe für den Louvre”

 

p. 95-116 – Claudia Lehmann, “Bernini’s macchia

 

p. 117-133 – Karen J. Lloyd, “All the King’s Horses. Bernini’s Equestrian Statues between Paris and Rome”

 

p. 135-159 – Maria Grazia D’Amelio/Tod A. Marder, “Bernini, Alessandro VII e piazza San Pietro a Roma: come e quando è stato chiuso il cantiere”

 

p. 161-182 – Christian Berndt, “Quisquis hic vides documentum intellige. Zur Poetik von Berninis obelisk-tragendem Elefanten für Alexander VII”

 

p. 183-191 – Tomaso Montanari, “Une traccia per la pittura del tardo Bernini. Notizie dal carteggio su due ritratti di Clemente IX”

 

p. 193-207 – Bibliographie

 

p. 209-210 – Crédits photographiques

 

p. 211-214 - Index