Dercy, Benoît: Le travail des peaux et du cuir dans le monde grec antique. Tentative d’une archéologie du disparu appliquée au cuir (Cahiers du Centre Jean Bérard, 45. Artisanat du monde antique, 9). 266 p., 38 ill., 28 cm, ISBN : 2-918887-69-2, 33 €
(Centre Jean Bérard, Naples 2015)
 
Compte rendu par Catherine Breniquet, Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand
 
Nombre de mots : 2034 mots
Publié en ligne le 2016-07-21
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2690
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          Omniprésent dans la vie quotidienne, le cuir compte pourtant parmi les matériaux sous-représentés dans les assemblages archéologiques, avec le textile et plus généralement l’ensemble des matériaux organiques[1]. La raison première de cette absence est à rechercher dans les conditions de conservation. Il faut des circonstances exceptionnelles liées le plus souvent à la sécheresse ou à l’humidité pour que de tels matériaux parviennent jusqu’à nous. Celles-ci étant très rares, il faut se tourner vers d’autres sources pour documenter leur existence, leur nature et leurs usages. C’est ce défi que Benoît Dercy, professeur agrégé de Lettres classiques, relève allègrement dans l’ouvrage dont on rend compte en choisissant de batailler sur le front de la philologie et, dans une moindre mesure, de l’iconographie de la Grèce ancienne, dans l’optique - de l’aveu même de l’auteur - que l’approche « suscite le dialogue » (avant-propos). Ce livre très abouti est la version remaniée d’un mémoire de master 2 réalisé sous la direction  d’A. Farnoux et soutenu à l’Université de Paris-Sorbonne.

 

         Deux grandes sections structurent le propos. La première (p. 17-156) est intitulée « De la matière au matériau et aux objets ». Elle regroupe deux chapitres, l’un consacré au traitement des peaux et des fourrures (p. 17-58), ce qu’on appellerait la chaîne opératoire, les gestes et techniques associés au travail des peaux et du cuir, l’autre (p. 59-156) aux realia. La deuxième partie de l’ouvrage (p. 157-197) est conduite dans une perspective plus traditionnelle d’histoire économique et sociale, et elle est dévolue aux travailleurs des peaux et du cuir.

 

         L’ouvrage est courageux du fait même de la faiblesse des sources archéologiques directes, du désintérêt qu’a connu le matériau considéré comme « peu noble » en regard d’une archéologie classique très tournée vers les productions d’exception, et de la difficulté à utiliser les mentions textuelles à des fins documentaires. L’auteur, qui s’en explique largement dans l’introduction, a bien vu qu’il était illusoire d’utiliser ces dernières sans une remise en contexte sévère, sans une problématique solide permettant de penser le système technique sous-jacent (p. 13). Car la primauté donnée aux textes est aussi considérée avec prudence, en raison du biais possible venant de contextes religieux ou poétiques, et leur représentativité géographique, chronologique, thématique est discutée avec soin. C’est essentiellement l’espace grec continental et égéen qui fait l’objet de l’étude[2]. La documentation épigraphique couvre un vaste champ, d’Homère aux lexicographes de langue grecque des IXe et Xe siècles.

 

         Fort de ces sources textuelles et de leur lecture critique, Benoît Dercy se projette dans l’univers du cuir antique, en retrace le travail par l’examen de ses différentes étapes, en commençant par une question simple mais de résolution complexe : quels animaux pour quel cuir ? Les réponses sont évidemment aussi diverses que la nature des sources ! La qualité de la peau varie en fonction de l’animal, de son état sanitaire, de son âge et de son emplacement sur la bête vivante. Si bovins, ovins et caprins, suidés, cervidés, canidés, voire hippopotames semblent fournir les quantités les plus importantes, ni le cheval jugé trop noble, ni les animaux morts par accident ou maladie, considérés comme impurs, ne fournissent de cuir. Sans grande surprise, c’est le cuir de bovin qui semble réunir toutes les qualités, notamment l’épaisseur et la taille, sans que jamais l’archéozoologie ou l’ethnographie n’aient montré des pratiques visant à améliorer ces qualités. Les recherches sur l’archéologie des cuirs sont peu développées[3] ni sur le cuir lui-même, sauf peut-être son épaisseur, son grain et les traces des pores de la peau d’origine témoignant d’un pelage, qui autoriseraient peut-être l’identification de l’animal dont il est issu. Mais, faute de témoignages en nombre, ce champ reste encore à moissonner[4].

 

         La chaîne opératoire est ensuite évoquée, avec une suite d’opérations simples mais longues (récupérer la peau, la laver, l’écharner, la dépiler, la rincer, la sécher, l’assouplir, l’imperméabiliser, la colorer, la débiter, l’assembler) mettant en jeu un outillage assez peu spécifique, souvent lui-même en matériaux périssables, des gestes retrouvés grâce à la connaissance du sens des mots (p. 31), des savoir-faire. Sauf erreur de ma part, aucune mention relative au « marouflage » du cuir sur un support quelconque n’apparaît, et aucune mention relative au procédé de « dorure » ou peinture ne ressort de l’immense inventaire dressé par l’auteur. Sans doute s’agit-il de procédés attestés plus tardivement. Exceptionnellement, les étapes du travail sont montrées sur l’iconographie de l’époque, comme le transport de la peau d’un bœuf après le sacrifice, sur une amphore du musée de Boston attribuée au Peintre de Pan (p. 28). Tous les procédés connus sont passés au crible de l’analyse critique appliquée au corpus. Pour l’outillage ou les lieux de transformation (malgré la mention de l’atelier de cordonnier de l’Agora d’Athènes, p. 4 et 184), on regrettera que la contrepartie archéologique ne soit pas au rendez-vous, tout en convenant que la tâche aurait été démesurée ! Des mentions en sont données, mais les occurrences complémentaires sont plutôt dans le champ de l’iconographie, conformément à la ligne directrice du livre. Quelques propositions interprétatives sont faites comme l’utilisation de pithoi pour immerger les peaux dans une solution aqueuse contenant un tanin comme l’alun par exemple (p. 43), attesté en Orient mais guère en Grèce. À supposer que l’alun laisse des traces, seules des analyses de résidus de matériaux dans les pâtes céramiques pourraient venir infirmer ou confirmer cette proposition.

 

         Le chapitre 2 sur les realia passe en revue toutes les attestations potentielles et réelles, présentées de façon thématique, des plus évidentes (armement, mobilier, vêtement, contenants, pièces de harnachement) aux moins attestées (embarcations, musique, sport), jusqu’aux plus inattendues (médecine, accessoires de comédie, amulettes, produits dérivés). La liste est impressionnante, quasi exhaustive, mais l’énumération n’est jamais lassante et aboutit parfois à la mise en évidence d’une diversité surprenante (pour les chaussures en particulier). L’iconographie offre parfois un éclairage appréciable mais demeure un outil incertain en raison de la difficulté à identifier les matériaux et de la sélection des thèmes.  En témoigne le soutien-gorge du « bikini » d’Atalante sur une coupe attique à figures rouges du Peintre d’Euaion, vers 450-440, conservée au musée du Louvre (CA2259), oublié dans l’inventaire dressé par l’auteur. Un tableau récapitulatif aurait sans doute été le bienvenu ici, et aurait pu compléter les annexes 1, 2, 3 consacrées aux tanins, outils et gestes du travail et noms de métiers.

 

         La seconde partie de l’ouvrage est consacrée aux travailleurs des peaux et du cuir dans une perspective sociale et économique et se subdivise en deux chapitres. Le premier traite de l’organisation des métiers. La question est tout aussi difficile à traiter que les précédentes, en raison de l’utilisation de termes variés pour désigner les lieux de production et de quelques idées reçues concernant l’économie antique (autosuffisance, artisanat indépendant, ateliers, esclavage, marché). Conformément à sa ligne de conduite, l’auteur passe l’ensemble au crible d’une analyse critique visant à cerner les termes polysémiques et les activités derrière la sémantique. Il en ressort que les conditions pratiques et sociales de production semblent fort diverses et qu’il serait périlleux d’extrapoler à partir de sources difficiles. Sont ainsi évoquées la taille des structures de production, de l’atelier domestique aux unités de taille moyenne, et la part du travail des femmes, mais aussi les « filières » mettant en jeu les opérations de transformation et coupe/assemblage des peaux, les associations d’artisans, les confréries,  etc[5]. Un très prudent essai de localisation des ateliers (p. 178-186) est tenté sur des bases philologiques et archéologiques, mais l’ensemble des activités semble bien à la fois dispersé dans l’espace et regroupé en fonction de l’usage d’autres matériaux complémentaires.

 

         Le dernier chapitre est consacré aux jugements de valeur portés sur les travailleurs du cuir. La documentation est ici inégale en fonction des périodes et des sources, mais sans surprise, les métiers impliqués dans les tâches les plus contraignantes ont mauvaise presse : aliénation au travail, conditions pénibles, etc. Seul le cordonnier, par son savoir-faire reconnu, son utilité et le prestige qu’il procure à certains, jouit d’une relative considération.

 

         En plus des annexes déjà mentionnées, l’ouvrage présente des index fort utiles (thèmes et renvois aux citations des auteurs anciens), ainsi qu’une bibliographie qu’il est bien difficile de prendre en défaut.

 

         Face à une réflexion si aboutie et à des résultats très substantiels, on rappellera que s’opposent en fait, en matière « d’archéologie du disparu » selon le mot de Balut[6], deux traditions de recherche fondées sur des sources différentes. L’une, traditionnelle, est construite sur la philologie, l’épigraphie et l’iconographie, et  elle est précisément en œuvre dans cet ouvrage. L’autre, moins usitée dans le domaine classique et plus généralement pour l’étude des périodes historiques, repose sur les sciences naturelles, l’archéologie dans sa matérialité la plus crue, les expérimentations, l’ethnoarchéologie. On l’évoque ici par honnêteté scientifique, mais elle est bien peu représentée dans le champ chrono-culturel étudié et l’auteur ne saurait être incriminé. Toutes les deux sont efficaces en fonction des sources disponibles, à la condition de ne pas penser l’archéologie comme la discipline du quotidien disparu, comme l’éternelle auxiliaire de l’Histoire, mais bien comme une véritable interdiscipline, susceptible de faire dialoguer à l’unisson l’ensemble de ces sources. D’une certaine façon, par ses attendus méthodologiques, le livre de Benoît Dercy constitue un jalon appréciable de cette nouvelle orientation.

 

 


[1] Ce que l’ouvrage de Linda M. Hurcombe nomme la « missing majority ». L.M. HURCOMBE Perishable Material Culture in Prehistory. Investigating the Missing Majority, London and New York, Routledge, 2014.

[2] Par bien des aspects, la démarche de l’auteur rappelle celle qu’avait suivi Marcel Sigrist à partir de sources différentes dans : « Le travail des cuirs et peaux à Umma sous la dynastie d'Ur III », Journal of Cuneiform Studies, Vol. 33, No. 3/4 (Jul. - Oct., 1981), pp. 141-190, abondamment cité dans l’ouvrage. On lui adjoindra : F. Joannès, «Cuir » in F. Joannès (dir.) Dictionnaire de la civilisation mésopotamienne, Laffont , 2001, p. 211-212, pour une actualisation du propos.

[3] Pour la bibliographie de base, abondement citée par l’auteur, on rappellera : F. Audoin-Rouzeau et S. Beyries (dir.)  Le travail du cuir de la préhistoire à nos jours, Éditions APDCA, Antibes (XXIIe rencontres internationales d’archéologie et d’histoire d’Antibes), 2002., et M. Leguilloux, Le cuir et la pelleterie à l'époque romaine, Errance, Paris, 2004.  Dans une perspective un peu différente, on ajoutera : A. Rast-Eicher, Textilien, Leder und weitere organische Reste, in R. Windler, Ein Gräberfeld des 5-7. Jahrhunderts bei Flaach, Züricher Archäologie 29, 2012, p. 56-77. F. Carré, A. Rast-Eicher, B. Bell et J. Boisson, L’étude des matériaux organiques dans les tombes du Haut Moyen Âge : un apport à la connaissance des pratiques funéraires et des vêtements ? in  Journées archéologiques de Haute Normandie, Alizay, 20-22 juin2014, Presses universitaires de Rouen et du Havre,  p. 195-213.

[4] Pour mémoire, on ne connaît que très peu de peaux archéologiques. L’une provient d’un kourgane de Pazyryk : M. Ryder, Wool Remains from Scythian Burials in Siberia, Oxford Journal of Archaeology 9-3, 1990, p. 313-321. Une autre est originaire d’Egypte : F. Letelliet-Willemin,  A Sheepskin with its Wool, from a Christian Tomb, Khargo Oasis, Occidental Desert, Egypt, in C. Alfaoro, M. Tellenbach et J. Ortiz (eds.), Production and Trade of Textiles and Dyes in the Roman Empire and Neighbouring Regions, Universita de Valencia, 2014 (Purpureae Vestes IV) p. 49-56. Une dernière mention, mais cette fois sous forme d’empreinte sur un matériau plastique, l’argile, a été signalée à Arslantepe (Turquie) à l’âge du Bronze : M. Frangipane et al., Arslantepe Cretulae. An Early Centralisez Administrative System before Writing, Roma, 2007, fig. V.5, p. 393. Au delà de la délicate conservation de ces vestiges archéologiques, c’est aussi l’état de la recherche qui transparaît ici.

[5] On ajoutera à la bibliographie de l’auteur sur ces questions un tout récent colloque international tenu les 17 et 18 mars 2016 à la Maison des Sciences de l’Homme de Clermont-Ferrand : Statuts personnels et main d’œuvre en Méditerranée hellénistique, sous la direction de Stéphanie Maillot et Julien Zurbach.

[6] P.-Y. Balut, « Les disparus de l’archéologie », RAMAGE 15, 2012, n.p.