Wannagat, Detlev: Archaisches Lachen [Archaic Laughter: The Development of a Comic Imagery in Corinthian Vase Painting]. Die Entstehung einer komischen Bilderwelt in der korinthischen Vasenmalerei. (Image & Context, 3). 367 S., ISBN : 978-3-11-018623-9, 99,95 €
(De Gruyter, Berlin 2015)
 
Compte rendu par Marion Muller-Dufeu, Université de Lille
 
Nombre de mots : 1488 mots
Publié en ligne le 2020-03-30
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2719
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          Le titre du livre est un peu trompeur : le rire à l’époque archaïque fait attendre une revue exhaustive des thèmes comiques présents dans la céramique archaïque grecque. Un sous-titre aurait suffit à préciser le propos. Il s’agit en effet pour l’auteur de découvrir les aspects comiques dans la céramique corinthienne, et plus particulièrement à travers le personnage du « danseur rembourré », tel qu’il apparaît fréquemment dans le répertoire de cette série.

 

         Pourtant les premiers chapitres de l’ouvrage annoncent une réflexion plus générale. Le tout premier commence, avec une méthode impeccable, par présenter les éléments qui conditionnent l’effet comique en toutes circonstances, dans la vie quotidienne, comme dans la littérature ou l’art : comme le rappelle l’auteur, en s’appuyant sur des travaux philosophiques ou sociologiques, le comique apparaît lorsque la norme est transgressée. C’est la distance entre l’élément attendu et l’élément réalisé qui provoque le rire. Pour l’artiste, il s’agit donc de souligner cette distance.

 

         L’auteur définit ensuite de façon générale les cadres dans lesquels peut apparaître le comique : en fait, on peut le trouver sur de nombreux supports (peintures, figurines, textes) et dans de nombreuses circonstances conviviales ou festives, mais la création (ou la reprise) de figures spécifiques (par exemple celle du clown) agit comme un marqueur pour le public et attire son attention sur l’intention de l’auteur. Dans le domaine de l’image, particulièrement, l’usage des stéréotypes favorise le comique : physionomies caricaturales, postures et mimiques imposent dès l’abord l’atmosphère voulue.

 

         La focale se rétrécit avec l’étude du comique en Grèce antique : le cadre festif existait lors de toutes les fêtes religieuses, et pouvait donner lieu à une telle expression. En littérature, dès le viie s., la poésie iambique s’empare de ce champ littéraire, en adoptant le concept « d’aischrologie », caractérisé surtout par l’expression de l’obscénité et de la difformité. Parallèlement, s’impose aussi la parodie, qui permet de transposer sur le mode comique le récit des exploits de l’épopée, et qui a donné naissance au genre du drame satyrique. À l’époque classique, c’est la comédie qui reprend les thèmes comiques en stylisant peu à peu les personnages-types. La danse était aussi une autre performance qui se prêtait à l’expression du comique.

 

         Vient ensuite l’étude de la perception que les Anciens avaient du phénomène comique : celui-ci découle plus particulièrement de la disposition à l’erreur, que celle-ci apparaisse dans le domaine physique ou dans le domaine moral. Ainsi, le laid devient le support presque obligé du comique, de même que le grossier ou tout simplement le décalé. Dans le domaine des arts figurés, les considérations ci-dessus sont pleinement utilisables : la laideur est un trait prédominant du comique, qui s’impose dans la peinture et la sculpture dès le viie s. dans les arts mineurs, statuettes et peintures sur vases. Dans un cas comme dans l’autre, les artistes utilisent des types bien établis, par exemple celui du satyre (dont l’absence de maîtrise de soi produisait de fait une image inversée de l’idéal citoyen) ou celui du pygmée. La parodie est utilisée systématiquement dans les vases du Cabirion de Thèbes, où les thèmes épiques sont traités de façon caricaturale : outre la difformité des personnages, le comique s’exprime dans l’inversion des valeurs. Ainsi l’on peut voir Cadmos fuir devant le dragon ou Cassandre arracher Ajax à la protection de la statue d’Athéna.

 

         L’auteur examine ensuite l’apparition du comique dans l’art figuré, apparition qui ne se situe que dans la 2e moitié du viis., dans la production céramique corinthienne. Le comique s’organise alors autour de deux personnages qui deviendront récurrents : l’infirme (généralement avec un pied bot) et le « danseur rembourré », au ventre et au postérieur proéminents. L’auteur se concentre désormais sur ces deux figures : il considère en effet que les chercheurs ne se sont pas penchés assez précisément sur elles. On peut répartir les danseurs corinthiens en cinq groupes selon le motif qui les range dans la sphère comique : l’infirmité, les contacts sexuels et l’ostentation des parties du corps (surtout le postérieur), les scènes de combat, la présence au milieu des frises d’animaux et la présence dans les scènes de chasse.

 

         Ces différents motifs du comique sont ensuite examinés de façon détaillée, à travers l’étude précise de quelques vases qui permettent de les mettre en valeur et de les caractériser. Le premier motif est celui de l’infirmité, marquée dans les représentations par la difformité du pied, pied bot ou pied arqué. Ces difformités existent dans la réalité quotidienne et étaient sans doute plus visibles dans l’Antiquité, où on ne les soignait pas dès la naissance. Mais leur présence dans la peinture de vase relève d’une mise en scène voulue et participe ainsi au comique. C’est ainsi qu’Héphaïstos est le plus souvent représenté avec un pied bot sur les peintures de vases de cette époque, représentation qui fait écho au comique du personnage évoqué par Homère. Plus rarement, on peut observer la représentation de chaussures « orthopédiques » sur ces cas particuiers. On remarquera également que ce motif du pied difforme n’a pas été repris par les peintres de vases attiques ou laconiens, alors qu’il apparaît en nombre siginificatif sur la céramique béotienne. On terminera en soulignant que ce n’est pas la difformité en elle-même qui détermine le comique, mais le contexte dans lequel elle se présente, en décalage avec les actions effectuées.

 

         Le 2e motif, celui de l’exhibition sexuelle, apparaît sur de nombreux vases : exhibition d’un sexe érigé ou d’un postérieur proéminent, contact de la main avec le postérieur ou le sexe, scènes de pénétration, entre personnages de même sexe ou de sexe différent, sont monnaie courante. Plus rares, et parfois moins facilement reconnaissables sont les scènes scatologiques, miction ou défécation. Quelques scènes évoquent aussi des manifestations plus discrètes, comme l’émission de vents ou d’odeurs désagréables en général. Contrairement au précédent, ce thème est largement représenté dans toutes les régions productrices de céramique décorée.

 

         Les scènes de combat, qui appartiennent d’abord au répertoire héroïque, entrent dans le domaine du comique par le détournement de leurs codes. Dans certains cas, le combat est mené sans armes, au moyen d’actions de contact, comme le croc en jambe ou différents « jeux de mains ». Ces actions ont souvent pour conséquence la chute, parfois acrobatique, du personnage attaqué. Parfois, le combat rapproché se transforme en danse, par la gestuelle des protagonistes. Ailleurs encore, le mouvement des corps conduit à divers coups portés par les pieds, les genoux ou les bras des adversaires. Lorsque les combattants sont armés, c’est le choix de leurs armes qui se trouve en décalage avec celui des combats héroïques  : pas d’épée ou de lance ici, mais des masses, des massues ou de simples pierres. Ce thème de la violence est évité encore par Athènes et Sparte, alors que la céramique béotienne le reprend à son compte.

 

         Le personnage comique du « danseur rembourré » apparaît également au sein des frises d’animaux. Deux sortes de transgression sont ici à l’œuvre  : tout d’abord, le mélange des genres, avec l’insertion d’humains dans ces frises originellement homogènes, et le comique de situation, avec des personnages grotesques qui s’affichent dans des situations (faussement) héroïques, par exemple en empoignant le museau d’un lion dans le poing serré, ou en pointant le postérieur du fauve.

 

         Les scènes de chasse, en particulier de chasse au sanglier, donnent aussi lieu à ce type d’interventions décalées  : capture du fauve à mains nues, recul du chasseur devant l’odeur du fauve, et disproportion des adversaires (l’humain généralement plus petit), sont autant de procédés qui amènent le spectateur à sourire. On connaît par ailleurs les scènes où Héraclès provoque la panique d’Eurysthée devant le sanglier d’Érymanthe. Dans d’autres cas, l’imbrication des adversaires, qui conduit parfois le héros à emmêler ses armes dans le pelage du fauve, sert aussi le propos comique.

 

         Le dernier chapitre reprend, à partir des derniers exemples étudiés, les règles qui régissent le comique dans les représentations de l’époque archaïque. L’auteur insiste sur le véritable détournement que subissent par exemple les scènes de chasse par rapport à leur présentation « sérieuse ». C’est donc cette différence entre la situation attendue et celle qui est représentée qui provoque le comique. Le livre se termine par un résumé, en allemand et en anglais, des éléments exposés et par un abondant corpus de notes, qui ne se contente pas d’accumuler les références, mais qui les commente et les discute, avant les index.

 

         L’ensemble donne à voir un corpus large, dont les éléments sont soigneusement définis et commentés, pour une vue d’ensemble très complète du comique dans l’art céramique de l’époque archaïque. Le choix des exemples est vaste et très explicite, et les références, variées, les inscrivent dans un thème d’ensemble très général, de façon très convaincante. Nul doute que ce livre permettra à chacun de se faire une idée précise du comique archaïque.