Basch, Sophie (dir.): Portraits de Victor Bérard, Actes du colloque international organisé à l’École française d’Athènes (5-6 avril 2013), 18,5 x 24,5 cm, 320 p., 33 ill. n/b, ISBN : 978-2-86958-275-0, 59 €
(École française d’Athènes, Athènes 2015)
 
Compte rendu par Pierre Ragot
 
Nombre de mots : 2152 mots
Publié en ligne le 2017-04-27
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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         Victor Bérard (1864-1931) est connu du grand public pour avoir publié en 1924, dans la Collection des Universités de France dite « Budé », une édition de l’Odyssée dont la brillante traduction est passée à la postérité. Quel type d’homme et de savant était-il ? Pour répondre à cette question, on ne disposait jusqu’à présent que de quelques contributions fragmentaires et éparses.

 

         Les actes du colloque que nous présentons ici viennent donc combler une véritable lacune. L’« Avant-propos » (p. 9-10), dû à Sophie Basch, est suivi par le témoignage du petit-fils et de l’arrière-petite-fille de Victor Bérard, Étienne et Reine-Marie Bérard qui, sous le titre « Victor Bérard en héritage » (p. 11-39), présentent la première esquisse biographique de leur aïeul qui aimait à rappeler : « Ma vie intellectuelle a toujours été partagée en deux. La première partie a été consacrée à la politique et l’économie contemporaine, la seconde à la géographie et l’histoire grecques » (p. 12).

 

         Aussi S. Basch a-t-elle veillé à ne pas dissocier l’activité du diplomate de celle de l’archéologue en réunissant historiens de l’Antiquité et de l’époque contemporaine. Le volume s’organise donc en deux grandes parties : la première, « L’archéologue, le philologue, l’historien, le géographe » (p. 41-167), réunit six contributions, la seconde, « Le témoin de son temps » (p. 169-302), sept. Viennent ensuite la « Bibliographie de Victor Bérard » (p. 303-306), rédigée conjointement par É. Bérard et S. Basch, la « Présentation des auteurs » (p. 307) et les résumés français et anglais des contributions (p. 309-319).

 

         Pour les lecteurs du site Histara, nous ne présenterons que les deux articles qui traitent des rapports que Bérard a entretenus, consciemment ou non, avec l’histoire de l’art en général et la photographie en particulier[1]. Entretint-il également un lien privilégié avec la peinture, comme le laisse supposer le tableau qui est reproduit sur le verso de la première page de ces Portraits ?

 

         C’est en tout cas au talent du peintre et décorateur François Schommer (1850-1935) que Bérard doit son premier passeport pour l’éternité. À mille lieues des impressionnistes, Schommer est passionné par les allégories antiques. Il s’est lié d’amitié avec Paul Jamot qui, après avoir suivi le même cursus que Bérard, a abandonné l’archéologie pour l’histoire de la peinture. Bérard et Jamot continuent pourtant à se fréquenter régulièrement et entretiennent une abondante correspondance. Jamot présente Bérard à Schommer. Nous sommes en 1889. Schommer travaille alors à la toile du plafond de la salle du doctorat de la Sorbonne, l’actuel Amphithéâtre Louis Liard : il choisit Bérard comme modèle pour son allégorie du savant se présentant devant la Vérité entourée de la Philosophie, de la Science et de l’Histoire figurées sous les traits de déesses.

 

         Lorsque, près de quarante ans plus tard, il publie le premier tome des Navigations d’Ulysse, sa notoriété de philologue est acquise et la thèse sous-jacente à l’ensemble de ses « études odysséennes » (cf. p. 97) connue : le voyage de Télémaque (chants II à IV et début du chant XV de l’Odyssée) et le retour d’Ulysse (chants V à XII et début du chant XIII) ne sont pas des récits fictifs mais d’authentiques comptes-rendus de traversées maritimes réelles et exactes qu’Homère aurait recueillis auprès de marins phéniciens avant de les embellir en les convertissant partiellement en poésie dramatique, sur le modèle de la tragédie racinienne.

 

         Passé maître dans l’art de l’analogie historique et littéraire et, plus généralement, dans le rapprochement entre passé et présent, le philologue n’aurait-il pas tendance à s’effacer devant le conteur ? C’est la question que se pose S. Rabau, « Circé entre commentaire et réécriture : poétique de Victor Bérard » (p. 113-127), en focalisant sa réflexion sur le chapitre que Bérard consacre à l’épisode de Circé dans Les Navigations d’Ulysse. Que ce chapitre soit un commentaire savant de l’épisode odysséen de Circé est loin, en effet, d’être une évidence. Convaincu qu’on ne peut comprendre l’Odyssée qu’en se détachant du texte pour s’approcher des réalités géographiques que le poème est censé décrire, Bérard ne se contente pas de fragmenter l’épisode de Circé pour n’en conserver que les aspects géographiques.

 

         Il bouleverse l’ordre du texte homérique pour que ce dernier cadre avec sa démonstration et n’hésite pas, au besoin, à le remplacer par son journal de voyage, voire à le contaminer avec d’autres textes qu’il juge plus explicites. « Les discours hétérogènes sont juxtaposés, collés, sans liaison ni transition et Bérard donne à lire le heurt de leur rencontre » (p. 121). Même si Bérard ne revendique son appartenance à aucun mouvement artistique de son temps, sa démarche intellectuelle, fondée sur la pensée typologique, qui l’amène par exemple à assimiler Circé à la réalisation concrète de la déesse aux fauves, type abstrait et universel, s’apparente incontestablement à l’esthétique du montage artistique chère à Aby Warburg pour qui l’œuvre d’art est matériellement et essentiellement hétérogène et ne peut être appréhendée que décomposée.

 

         Dans certains passages, il arrive même à Bérard de fusionner ces discours hétérogènes au point d’assimiler son expédition à une nouvelle Odyssée dont il serait le nouvel Ulysse. Il aurait fallu ajouter qu’il se délecte sans détour de cette con-fusion, par exemple lorsqu’il se trouve enfin devant la grotte qu’il croit être celle de Calypso (Les Navigations d’Ulysse, tome III : Calypso et la mer de l’Atlantide, Paris, Armand Colin, 1929, p. 366) : « “je marche vivant dans mon rêve” homérique ».

 

         En affranchissant son exégèse des contraintes inhérentes au texte qu’il est supposé commenter et en transformant à sa guise le texte homérique, Bérard a aboli, malgré lui, l’écart qui sépare la réécriture du commentaire pour privilégier l’imagination indispensable à tout écrivain.

 

         L’abolition de toute distance entre les diverses instances narratives et la con-fusion qui s’ensuit, par exemple entre narrateur-commentateur et personnage, ne touche pas que Bérard. Son photographe n’écrit-il pas, également à propos de Calypso : « Je crois que je grille encore plus que lui [sc. Bérard] de rendre visite à la nymphe ! Plus j’y rêve et plus j’y songe, plus j’ai la sensation d’avoir vu ces rivages, senti ces arômes, humé ces brises parfumées. […] Demain, j’éprouverai encore plus violemment ces sensations confuses de déjà vécu. Ô, ma mie, ma chère Pénélope, quel vieux fou de mari tu as là ! Attends-toi un beau jour à le voir revenir en douce folie vêtu d’un drap de [ ?], chaussé de son casque colonial troué à l’antique de deux orbites… » (p. 141-142) ?

 

         À l’instar de Boissonnas, Bérard n’aurait pu, lui non plus, passer aussi aisément du texte au référent que ce dernier est censé décrire sans l’appui de la photographie. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il entreprend en 1901 un périple de deux mois en Méditerranée sur les traces d’Ulysse et de Télémaque en compagnie de sa jeune épouse Alice Colin (cf. p. 23), qui se charge de la plupart des photographies qui accompagnent les deux tomes de son premier commentaire historique et géographique, Les Phéniciens et l’Odyssée (t. I : Les Îles de la Très Verte ; t. II : Mer Rouge et Méditerranée, Paris, Armand Colin, 1902-1903). Peu après, il commence à travailler avec le photographe suisse Fred Boissonnas. Comment se sont-ils rencontrés ? En quoi consistait leur projet finalement inabouti ? Quel statut Boissonnas accordait-il à l’« illustration » de la thèse de Bérard ? Telles sont les questions auxquelles Estelle Sohier, « Une Odyssée inachevée. Le projet photographique de Victor Bérard et de Fred Boissonnas autour de la Méditerranée (1903-1946) » (p. 129-167), s’attache à répondre, dans un article très fouillé, étayé de nombreux documents inédits et de dix-sept photographies tirées du fonds Bérard-Boissonnas conservé à la Bibliothèque de Genève (cf. p. 152-167).

 

        La collaboration entre Bérard et Boissonnas commence en 1902, lorsque Boissonnas découvre le premier tome des Phéniciens et l’Odyssée. Convaincu par la thèse de Bérard, Boissonnas lui écrit pour lui proposer de se rendre sur place pour photographier Ithaque, sujet du second tome des Phéniciens et l’Odyssée alors en préparation. « Paru quelques mois après leur retour [sc. de Boissonnas et de sa femme], le deuxième tome des Phéniciens et l’Odyssée comprend une vingtaine de photographies des côtes d’Ithaque prises par Boissonnas depuis la mer, le rivage ou les collines avoisinantes » (p. 132).

 

         Suite au succès rencontré en 1910 par le volume En Grèce par monts et par vaux publié conjointement par Fred Boissonnas et l’historien de l’art Daniel Baud-Bovy, Bérard et Boissonnas décident d’éditer ensemble deux ouvrages, les photographies réalisées au cours du voyage qu’ils entreprennent sur les traces d’Ulysse entre juillet et novembre 1912 devant accompagner à la fois un « volume populaire », la traduction de l’Odyssée, et un beau livre, la nouvelle édition des Phéniciens et l’Odyssée.

 

         L’examen de ces photographies montre clairement leur double statut, à la fois scientifique et artistique. « Les photographies des côtes, des reliefs, de la végétation, des voies de communication, des cours d’eau servent à appuyer la démonstration. Les vues d’ensemble permettent de situer les lieux dans leur contexte en donnant une idée des distances et des voies d’accès ; les vues rapprochées soulignent leurs caractéristiques physiques » (p. 137), l’ensemble constituant « un maillage de preuves destinées aux détracteurs de Bérard : preuves de l’adéquation entre des passages de l’Odyssée et les éléments découverts dans le paysage, mais aussi preuve de la véracité de ses dires, comme devant la grotte aux quatre sources identifiée après une décennie de doutes et de critiques » (id.).

 

         D’autres photographies devaient servir à illustrer le récit des aventures d’Ulysse. Pour susciter l’imagination et l’émotion du lecteur, « un premier point de méthode consistait bien sûr à sélectionner rigoureusement les éléments intégrés au champ de l’image, en éliminant les objets non signifiants, comme les bateaux à vapeur (seuls les bateaux à voile ou à rames ayant droit de cité sur les clichés), les touristes ou les éléments d’urbanisme » (p. 140). Le vide ainsi obtenu était compensé par l’intégration d’« éléments en mouvement et/ou vivants […] comme les éléments atmosphériques, les animaux […] et la végétation […] » (id.). « En assimilant sa propre vision à celle du héros de l’Odyssée, < Boissonnas > utilisait la photographie < à la fois > comme un instrument de narration susceptible de refléter un point de vue fictif » (p. 142) et comme un « instrument d’interprétation capable, grâce à l’ajout de légendes, de traduire sous forme visuelle le mythe, comme un mirage » (p. 144).

 

         La Grande Guerre, la faillite de la maison d’édition de Boissonnas au début des années 1920, puis la mort précoce de Victor Bérard eurent raison du projet initial des deux hommes. Après la disparition de Bérard, Boissonnas participa à distance à l’élaboration du volume posthume Dans le sillage d’Ulysse. Album odysséen (Paris, Armand Colin, 1933), entreprise par Alice Bérard-Colin, mais Boissonnas, qui, pour faire face à ses dettes, avait cédé les droits de ses photographies à Bérard, ne put obtenir que son nom figurât comme co-auteur de l’ouvrage. De plus, « pour des raisons économiques, un seul volume fut édité, à mi-chemin entre l’édition populaire et le beau livre » (p. 149), agrémenté uniquement de 165 reproductions sur plus de 2000. L’intérêt des photographies y fut alors réduit à leur seule dimension scientifique, tandis que leur apport artistique fut largement négligé.

 

         Bien qu’il ne porte pas spécifiquement sur les thèmes de prédilection des ouvrages recensés sur le site Histara, ce riche volume présente néanmoins deux articles qui ne manqueront pas d’intéresser les historiens de l’art et de la photographie, tant la culture et la curiosité de Bérard étaient vastes.

 

 

[1] Un compte-rendu détaillé de l’ensemble du volume paraîtra ultérieurement ailleurs.


 

 

Sommaire 

 

 

Sophie Basch, « Avant-propos », p. 9-10

 

Étienne Bérard et Reine-Marie Bérard, « Victor Bérard en héritage », p. 11-39

 

Pierre Chuvin, « Ulysse face aux Prétendants, Homère face aux « interpolateurs » : questions sur Victor Bérard et la cohérence de l’Odyssée », p. 41-59

 

Corinne Bonnet, « Homère « auditeur et disciple des sciences phéniciennes » : Victor Bérard et la Méditerranée en partage », p. 61-78

 

Michel Espagne, « Victor Bérard et la science allemande », p. 79-93

 

Pascal Payen, « L’Odyssée de Victor Bérard et ses sous-textes : histoire et esthétique littéraire dans Les Navigations d’Ulysse », p. 95-112

 

Sophie Rabau, « Circé entre commentaire et réécriture : poétique de Victor Bérard », p. 113-127

 

Estelle Sohier, « Une Odyssée inachevée. Le projet photographique de Victor Bérard et de Fred Boissonnas autour de la Méditerranée (1903-1946) », p. 129-167

 

Henry Laurens, « Victor Bérard et la Question d’Orient : l’Athéna casquée », p. 169-187

 

Gilles Pécout, « Victor Bérard arménophile et philhellène : signification politique d’une amitié méditerranéenne », p. 189-208

 

Edhem Eldem, « L’écrivain engagé et le bureaucrate zélé : la prise de la Banque ottomane et les « événements » de 1896 selon Victor Bérard et Hüseyin Nazım Pacha », p. 209-251

 

Georges Tolias, « Pro Macedonia ». Un concept en évolution » (1893-1904) », p. 253-262

 

Perrine Simon-Nahum, « Ulysse chez les dreyfusards. Victor Bérard et l’affaire Dreyfus », p. 263-273

 

Sophie Basch, « Entre Anatole France et Albert Thibaudet : Victor Bérard dans sa génération », p. 293-302

 

Jean Garrigues, « Victor Bérard sénateur (1920-1931) », p. 303-306

 

Bibliographie de Victorr Bérard, p. 303-306

 

Présentation des auteurs, p. 307

 

Résumés / Summaries, p. 309-319