|
||
Compte rendu par Susana Marcos, Université de Perpignan Nombre de mots : 2384 mots Publié en ligne le 2016-10-19 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2749 Lien pour commander ce livre
Fruit d'un colloque international organisé à Carthagène en mars 2012, l'ouvrage de L. Brassous et A. Quevedo nous livre la substance de cette réflexion à travers dix-sept articles soigneusement choisis et revus. Au cœur du débat historiographique de la dite "crise du IIIe siècle", objet récent de points de vue opposés, la démarche se place d'emblée dans un courant de renouveau historiographique : l'idée même de rupture, de disparition du modèle civique est remise en cause, tout comme les postulats qui lui sont associés (fuite des élites, désertification des villes, cause du déclin de l'Empire...). Au contraire, l'interprétation historique privilégie un processus de lente transformation et pose la question de l'existence d'une crise urbaine plus précoce qu'elle n'avait jusqu'à présent été envisagée.
C'est précisément ce qui justifie le choix d'une étude sur le temps long, du IIe et IVe siècle : dépasser le cadre chronologique trop limité du IIIe s., pour percevoir les dynamiques globales susceptibles de revenir sur la notion de "crise". En se focalisant sur les différents éléments de l'urbanisme des espaces civiques, liés aux activités de la communauté qui en financent la construction et l'entretien, l'ouvrage se donne pour objectif de mieux comprendre les évolutions des cités d'Occident et vérifier ainsi s'il s'agit de phénomènes propres à une crise urbaine ou d'un changement dans l'utilisation des espaces. Si de nombreuses interrogations subsistent, tout au long de la réflexion, ce sont les causes de ces mutations qui sont, en filigrane, questionnées et se dévoilent progressivement.
Face à la raréfaction de l'épigraphie à l'époque tardive, la révision des sources et des contextes archéologiques permet une nouvelle lecture des fonctions des espaces, une réflexion cohérente à partir d'une série d'études de cas où la place de la péninsule Ibérique est importante. Fondée sur une connaissance renouvelée de la vie municipale des provinces, l'étude révèle une évolution des espaces civiques contrastée, reflet d'un processus hétérogène, différenciée en fonction des secteurs économiques, des périodes et des aires géographiques.
Après une brillante introduction des éditeurs, tout aussi claire qu'efficace, la démarche se fait en trois temps. La première partie de l'ouvrage adopte une approche globale qui vise à éclairer l'exemple hispanique à la lumière de la diversité des provinces de l'Occident romain. La réflexion débute par les cités de l'ouest de la Gaule Belgique, territoire septentrional de l'Empire, dans une étude comparative de Bl. Pichon des multiples espaces publics : forum, grands sanctuaires, édifices de spectacles, arcs monumentaux, enceintes. Une rapide privatisation de certains fora et la fortification que l'on y observe dans un contexte civil semblent indiquer un double mouvement de mutation et de déclin à partir du milieu du IIIe siècle. Le tour d'horizon se poursuit avec l'étude de deux provinces précocement urbanisées : la Tarraconaise et la Narbonnaise. Les récentes recherches dont fait état J. M. Macias Solé constatent des processus régressifs avant même le IIIe s., mais également dans les villes aussi importantes que Tarraco qui, même si sa récupération est rapide, connaît un certain déclin à partir du IVe siècle. La diversité des devenirs est liée aux réalités socio-économiques ainsi qu'à une nouvelle conception de l'espace civique. La très intéressante étude menée par M. Heijmans montre la spécificité de la Narbonnaise où ce sont surtout les thermes et les monuments de spectacles - et non les centres civiques, politiques et religieux à proprement parler - qui ont souffert de ces transformations. S. Esmonde Clearly, quant à lui, aborde le cas de la Bretagne, province où l'urbanisation fut plus lâche et tardive. Pour lui, les transformations de la parure monumentale reflètent le changement de pratiques et de priorités des élites qui préfèrent investir dans leurs résidences privées et les enceintes. Pour finir, M. Cavalieri décrit une vitalité – certes contrastée - des cités de Cisalpine : malgré une insécurité générale, les transformations des espaces publics sont lentes, davantage liées à une nouvelle façon de vivre le forum et au nouveau rôle politique, économique et stratégique de cette région entre les IIIe et IVe siècles.
En contrepoint de la première partie, la deuxième, plus développée, privilégie l'approche locale avec une série d'études de cas qui prennent en considération la diversité des conditions de chaque communauté : de multiples trajectoires sont décrites. Ce sont ces particularismes qu'envisagent J. Morín de Pablos et A. Ribera i Lacomba dans leur étude comparative de Valentia et d'Ercavica, cités d'une même province et toutes deux futur siège épiscopal. Si la première, située à proximité d'une importante voie de circulation, souffre d'épisodes violents dans la seconde moitié du IIIe siècle mais s'en remet, la seconde, localisée à l'intérieur des terres, connaît une dégradation progressive dès le IIIe siècle. Comme nous le montre M. Kasprzyk, la relecture des discours des panégyriques latins à la lumière de nouvelles découvertes archéologiques suggère à Augustodunum, une dégradation ou un changement d'usage progressif des espaces civiques à partir du IIIe s., sans pouvoir néanmoins établir un lien éventuel avec des épisodes violents. Seule la politique volontariste de rétablissement urbain sous la Tétrarchie modifiera cette dynamique. Malgré le maintien des institutions, c'est dès le IIe s., voire le Ier, que débute le lent déclin de Lucentum que décrivent A. Guilabert Mas, M. Olcina Doménech et E. Tendero Porras. Cette même régression la mènera à sa disparition au siècle suivant, conséquence de la réorganisation territoriale des villes hispaniques. Carthago Nova, présentée de façon fort complète par A. Quevedo et S. F. Ramallo Asensio, connaît cette même langueur. Malgré son importance politique et commerciale depuis l'époque républicaine, elle vit une récession marquée dès la fin du IIe siècle. C'est ce que prouve la datation des contextes céramiques : ils permettent ainsi d'éclairer le moment plus précis de ces transformations qui sont au cœur du débat historiographique. En Germanie, le cas de la colonie romaine d'Augusta Raurica est lui aussi révélateur. Bien qu'épargnée par les invasions, Th. Hufschmid démontre que cette colonie connaît également un moment difficile dont les causes précises restent inconnues et finit par devenir, malgré une brève période de faste, une petite bourgade de frontière au IVe siècle. Le cas, tout à fait exceptionnel, de Complutum diffère complètement. En effet, l'étude menée par S. Rascón Marqués et A. L. Sánchez Montes démontre que la cité affiche une vitalité architecturale qui doit probablement être mise en relation avec le contrôle et l'administration de cette région de la Péninsule. Bien au contraire, des centres urbains qui avaient joué un rôle de premier ordre jusqu'au Ier s. subissent au siècle suivant une dégradation progressive de leurs fonctions civiques. C’est le cas de Bilbilis : C. García Villalba et J. C. Saénz Preciado décrivent comment le démantèlement des édifices publics et de leurs décors nourrit les fours à chaux installés dans la ville, de manière à utiliser cette matière première pour de nouvelles constructions. Cette série d'études s'achève avec l'exemple présenté par C. Pérez González, E. Illarregui Gómez et P. Arribas Lobo, celui de la petite cité de Tiermes, qui suit un schéma "classique" : après une activité de construction et de rénovation, l’espace urbain se réduit jusqu'au IIe s., mais parvient à se maintenir aux IVe et Ve siècles.
Plus thématique, la troisième et dernière partie se focalise sur certains types d'espaces et de monuments civiques : A. Borlenghi ouvre la réflexion sur l'évolution du campus, espace spécifiquement lié à la vie civique. L'étude des sources indique une perte de ses fonctions premières puis un abandon, qui s'expliquerait par le développement d'autres espaces publics, notamment les thermes qui en remplaceraient en partie les compétences. L. Brassous traite, pour sa part, des édifices de spectacles de la Péninsule (théâtres, amphithéâtres, cirques) dans une synthèse critique fort utile. Si ces derniers favorisent la cohésion de la communauté civique, leur devenir ne peut être interprété comme un éventuel indice de crise : ils dépendent davantage de l'histoire de chaque cité et de l'évolution des goûts des spectateurs. Enfin, P. Diarte Blasco s'interroge sur la moindre utilité, le démantèlement et parfois la réutilisation à d'autres fins des forums d'Hispanie : même si dans la majorité des cas l'utilisation originelle, dédiée aux activités politiques et judiciaires, perdure, les installations domestiques et les activités artisanales investissent l'espace public à des degrés divers.
Le travail de J. Arce clôt ce volume. En guise de conclusion, il revient sur ces évolutions à travers l'inscription d'Orcistus (Phrygie), et sur leurs causes probables, multiples et cumulatives (impact de la peste et des invasions, régression de l'évergétisme et au contraire développement de riches villae privées, importance prise par le christianisme, etc...).
Après un premier temps d'apogée édilitaire, tous types de cités et de provinces sont touchés par une certaine langueur, mais à des degrés et rythmes divers, entre le IIe et IVe siècle. Certaines cités ne s'en remettront jamais. Car c'est bien le fonctionnement de la vie municipale qui est en cause, fragilisée par ses contraintes financières d'entretien et de restauration. Alors que dans les cités les plus importantes il n'y a pas eu de changement significatif jusqu'au IVe s., ailleurs, des monuments et des espaces publics ont été dégradés, occupés par des activités privées, voire abandonnés. Si aucun modèle global ne semble se dégager, de toute évidence, la continuité des fonctions administratives de la cité apparaît comme un élément déterminant de sa pérennité. Plus qu'une redistribution fonctionnelle des espaces civiques, il s'agit est avant tout d'une redistribution des centres de pouvoirs que la crise du IIIe siècle ne fait qu'accentuer.
Prenant le contre-pied d'un courant historique qui a longuement prévalu, la réflexion menée ici se place dans le sillage d'une interprétation ouvrant de nouvelles perspectives. Si nous avons apprécié la démarche et le plan envisagés, en complète adéquation avec le propos, il nous semble néanmoins que quelques points auraient pu être améliorés pour gagner en cohérence : c'est ce qui permet à l'historien d'avancer dans son enquête. Tout d'abord, la grande richesse des exemples présentés, tant qualitative que quantitative, et plus particulièrement dans la deuxième partie, a la malencontreuse contrepartie de perdre un peu le lecteur qui veut dresser un bilan global : ce va-et-vient dont on perçoit mal l'organisation interne a tendance à nuire à la lecture analytique de l'ouvrage. Ainsi, l'étude aurait pu gagner en clarté et en efficacité avec, à l'intérieur de chaque partie, un ordre plus rigoureux des études de cas, par exemple par aire géographique ou encore en fonction des dynamiques suivies. Ce n'est là qu'un point de détail. À cet effet, un résumé de chaque article aurait également pu clarifier la situation et le rattacher de façon plus explicite au fil conducteur commun. S'il va sans dire que l'ouvrage pose les bases de la réflexion, ces pistes doivent désormais être approfondies et des nuances esquissées. À ce titre, il aurait été, à notre avis, particulièrement intéressant pour la portée de l'analyse de confronter, de façon plus systématique, chacun des états des lieux avec le statut juridico-administratif de chaque cité, ou même leur importance économique, de manière à mettre en exergue d'éventuels facteurs communs, ou au contraire divergents. Cela aurait pu être une autre manière de classer les exemples présentés. Enfin, alors même qu'une place privilégiée était accordée à la péninsule Ibérique dans cette étude, nous ne pouvons que regretter la trop grande modestie des exemples de la Lusitanie et des régions du Nord-Ouest, qui ne sont que très occasionnellement traités, voire ignorés pour les seconds. Ce déséquilibre géographique est d'autant plus surprenant que des travaux récents y ont montré une urbanisation originale, parfois plus tardive, et surtout contrastée : nous aurions apprécié que ces dynamiques, distinctes, soient incluses dans l’analyse de la péninsule Ibérique. À notre avis, elles auraient pu apporter un éclairage complémentaire non négligeable à la réflexion.
Au-delà de ces quelques remarques, cet ouvrage constitue d'ores et déjà une référence pour l'étude de la cité antique en Hispanie pour laquelle elle ouvre des pistes qui ne demandent qu'à être approfondies. Bien illustré dans son ensemble, le travail d'édition est d'excellente qualité, pour ne pas déroger à la renommée de la collection. Par ailleurs, la réflexion est nourrie par une ample bibliographie, riche de plus de 800 titres qui clôturent le livre. Ainsi, pour celui qui s'intéresse tout autant à la vie des cités provinciales qu'à l'époque tardive, ce volume offre un tableau fort utile de la situation de l'urbanisme civique de l'Occident romain à cette époque, à la lumière de fouilles récentes et de données mises à jour qui en font son atout majeur.
Sommaire
Introduction, 1
I. Histoires provinciales Blaise Pichon, "Les espaces civiques dans l'ouest de la Gaule Belgique (IIe-IVe siècles)", 9 Josep Maria Macias Solé, "Querer y no poder: la ciudad en el conventus tarraconensis (siglos II-IV)", 29 Marc Heijmans, "Les espaces civiques dans les villes de Gaule Narbonnaise, IIe-IVe siècle", 47 Simon Esmonde Cleary, "Public buildings in the cities of Roman Britain: successes or failures ?", 63 Marco Cavalieri, "Études des complexes monumentaux en Italie du nord entre le IIe et le IVe s. : ruptures, continuité ou transformation ?", 83
II. Trajectoires singulières Jorge Morín de Pablos, Albert Ribera i Lacomba, "Los foros de Valentia y Ercavica. Dos modelos de crisis urbana a finales del Alto Imperio", 105 Michel Kasprzyk, "Les espaces civiques d'Augustodunum (Autun, S.-et-L.) du milieu du IIe à la fin du IVe siècle", 127 Antonio Guilabert Mas, Manuel Olcina Doménech, Eva Tendero Porras, "Lucentum (Tossal de Manises, Alicante). Estudio de caso de un municipium de la Tarraconense sur", 145 Alejandro Quevedo, Sebastián F. Ramallo Asensio, "Dinámica evolutiva de Carthago Nova entre los siglos II y III", 161 Thomas Hufschmid, "De l'apogée à la crise. Essor et déclin d'une ville provinciale romaine en Germanie. Les transformations urbaines d'Augusta Raurica du Ier au IVe s.", 179 Sebastián Rascón Marqués, Ana Lucía Sánchez Montes, "Complutum: modelo urbanístico para una ciudad romana privilegiada en los siglos III-IV", 199 Claudia García Villalba, Jesús Carlos Sáenz Preciado, "Municipium Augusta Bilbilis ¿paradigma de la crisis de la ciudad julio-claudia?", 221 Cesáreo Pérez González, Emilio Illarregui Gómez, Pablo Arribas Lobo, "Tiermes en los siglos II-IV. Evolución del poblamiento y del urbanismo de una ciudad de la cuenca del Duero", 237
III. Destinées transversales Aldo Borlenghi, "Le campus dans les provinces occidentales de l'Empire : rôle et fonctions d'un espace public de la ville romaine entre le IIe et IVe s.", 255 Laurent Brassous, "Les édifices de spectacles d'Hispanie entre le IIe et IVe siècles", 273 Pilar Diarte Blasco, "La convivencia de lo público y lo privado: el establecimiento de unidades domésticas y artesanales en los espacios cívicos hispanos", 289
Conclusion Javier Arce, "La inscripción de Orcistus y las preocupaciones del emperador", 311
|
||
Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |