Di Cesare, Riccardo : La città di Cecrope. Ricerche sulla politica edilizia cimoniana ad Atene, (Studi di Archeologia e di Topografia di Atene e dell’Attica, 11), 392 p., ill., 28 cm, ISBN 978-88-87744-41-5, 70 €
(Pandemos, Paestum 2015)
 
Compte rendu par Maria Paola Castiglioni, Université de Grenoble - Alpes
 
Nombre de mots : 2345 mots
Publié en ligne le 2016-10-28
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2751
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          Réélaboration d’une thèse de spécialisation en archéologie et histoire de l’art gréco-romain, la monographie de Riccardo Di Cesare, onzième des volumes de la collection SATAA (Studi di Archeologia e di Topografia di Atene e dell’Attica) édités par la Scuola Archeologica Italiana d’Athènes, se présente comme une étude vaste et documentée sur la politique urbanistique d’Athènes – la cité de Cécrops évoquée dans le titre – entre 478 et 461 av. J.-C., période marquée par l'activité militaire et politique de Cimon, fils de Miltiade.

 

         Figure négligée par l’historiographie, qui a traditionnellement accordé plus d’attention au « siècle de Périclès », Cimon joua pourtant un rôle décisif dans le développement de la politique impérialiste athénienne et s’impliqua directement dans les choix édilitaires qui marquèrent le paysage athénien au lendemain des guerres médiques et contribuèrent, avant Périclès, à donner à la cité attique une image digne de son rôle dominant au sein de la Ligue de Délos. L’auteur se propose donc de définir la contribution de Cimon dans la mise en place d’un véritable ‘programme édilitaire’ conçu et réalisé certes par l’État athénien, mais sous les auspices et grâce aux moyens financiers mis à disposition par le fils de Miltiade, itérativement élu stratège, et par ses hétairoi, pendant les premières années de la Ligue de Délos, dès sa création en 478/7 jusqu’à l’ostracisme de Cimon en 462/1 av. J.-C.

 

         L’ouvrage s’articule en huit chapitres qui décrivent les réalisations urbanistiques de Cimon parallèlement à sa carrière politique et à ses exploits militaires. Le premier (Il problema storico delle fonti), propédeutique, vise à justifier le choix de ce thème, à définir le cadre chronologique de la recherche, à travers une présentation des principales étapes de la carrière de Cimon, et à offrir un bilan historiographique. L’A. précise également la méthodologie adoptée : afin de restituer le cadre le plus exhaustif possible, il privilégie systématiquement une analyse mettant en relation étroite le corpus des sources littéraires et épigraphiques avec les résultats des recherches archéologiques menées à Athènes, sans jamais négliger de rendre scrupuleusement compte des hypothèses, rarement unanimes, formulées par historiens et archéologues au sujet des différents éléments pris en examen.

 

         Le deuxième chapitre (Antefatti) définit le paysage urbain d’Athènes au lendemain de la double invasion perse de septembre 480 et de juin 479 av. J.-C. et fournit un cadre général des réalisations architecturales et monumentales dans la ville à partir de ces dates. La reconstruction fébrile, avec du matériel de remploi provenant en bonne partie des nécropoles situées à proximité du circuit de l’enceinte, des remparts endommagés par l’armée perse, s’accompagna de la réédification rapide des maisons privées, elles aussi gravement dégradées, et d’un phénomène de célébration mémorielle des guerres médiques (tout particulièrement de la bataille de Marathon) visible surtout dans les bâtiments civiques, les offrandes et les édifices cultuels. L’A. souligne qu’une partie importante des réalisations publiques de la première décennie (Odeion, temple d’Athéna Aristoboulè, restauration du Télestérion des Lycomides, peut-être gymnase du Cynosarge) fut promue par Thémistocle, adversaire politique de Cimon, mais aussi véritable précurseur et inspirateur de l’armature idéologique qui structura le rétablissement urbanistique de la polis jusqu’en 471, date de l’ostracisme du vainqueur de Salamine.

 

         Le début de la politique édilitaire de Cimon peut être fixé en revanche en 476, au lendemain de la bataille d’Éion, premier succès militaire du Philaïde et occasion d’enrichissement pour Athènes grâce au butin soustrait aux Perses. La victoire fut commémorée à Athènes par l’érection de trois Hermès accompagnés par trois épigrammes célébrant l’entreprise des soldats athéniens et qui furent placés sous le Portique des Hermès, à situer vraisemblablement dans l’Agora du Céramique. Comme le précise l’A. dans le chapitre trois (Ricostruzione e celebrazione), les Hermès ne furent qu’un aspect d’un programme plus large de valorisation de l’Agora après les guerres médiques et, comme le révèlent les vers conclusifs d’une des épigrammes, celles-ci témoignent de l’utilisation du mythe troyen pour célébrer la valeur des Athéniens, assimilés aux Achéens victorieux sur les Troyens, hypostase, pour ces derniers, des Perses, selon une modalité qui sera largement exploitée dans la propagande cimonienne avant d’être utilisée au Parthénon par Périclès.

 

         Le même mécanisme de reprise de la tradition mythologique fut déployé, peu après, lors de la récupération des ossements de Thésée à Skyros, île conquise par Cimon en 476/5 lors de sa campagne contre les Dolopes, qui assura à Athènes un contrôle plus aisé des routes commerciales vers l’Hellespont et la Mer Noire. Le rapatriement des restes du héros attique, encouragé par le clergé delphique et habilement mis en scène par Cimon, ainsi que la création (ou la réforme) des Théseia entraînèrent la valorisation de Thésée non seulement en tant que héros régional, lié au synécisme attique, mais aussi dans sa dimension panhellénique, qui en faisait une sorte de précurseur de la vocation maritime et impérialiste athénienne. Cette rhétorique fut illustrée tout particulièrement par le cycle pictural du Théseion. Cette enceinte réaménagée à l’initiative de Cimon fut décorée de trois tableaux attribués à Micon représentant une Amazonomachie, une Centauromachie et la récupération par Thésée de la bague jetée dans la mer par Minos. Ce dernier exploit, marquant l’investiture de Thésée en tant que fils de Poséidon, dieu de la mer, visait en particulier à justifier les prétentions thalassocratiques d’Athènes. Le Théseion se situait dans l’agora alto-archaïque d’Athènes. Comme le souligne l’A. dans le quatrième chapitre (La piazza cecropia. Culti, identità politica, imperialismo), cet espace fut marqué également par d’autres apports cimoniens, en particulier la restauration de l’Anakeion, le sanctuaire des Dioscures, lui aussi décoré par Micon, avec la collaboration d’un autre peintre du cercle cimonien, Polygnote. Les mégalographies exposées dans le temple visaient à véhiculer les orientations politiques du Philaïde à travers la mise en scène d’une part des liens mythologiques entre Sparte et Athènes, qui auraient renvoyé au philolaconisme de Cimon, proxène des Spartiates (mariage des Dioscures avec les Leucippides), et d’autre part de l’engagement d’Athènes sur la mer, notamment dans la partie septentrionale de l’Égée (départ des Argonautes, allégorie de la flotte délio-attique).

 

         En 470/69 av. J.-C., la double victoire, navale et terrestre, de l’Eurymédon et le riche butin ramené à Athènes permirent une accélération des travaux de restauration à Athènes, notamment sur l’Acropole, espace étudié dans le chapitre cinq (Acropoli : memoria e martyria). La contribution cimonienne se concrétisa ici tout d’abord dans la participation à la reconstruction des remparts, qui, à travers un remploi adroit et ostentatoire des vestiges architectoniques de l’invasion perse (notamment les tambours et l’architrave du Parthénon de Marathon), devinrent une sorte de mémorial des guerres médiques. Cimon encouragea vraisemblablement le financement d’une série d’interventions mineures sur le plateau (restauration du Propylon, rétablissement de la chapelle d’Athéna Niké), mais son apport le plus visible aurait été l’érection d’une statue colossale en bronze, communément appelée Athéna Promachos. L’effigie de la déesse poliade, de 16 m de hauteur, fut réalisée par Phidias, probablement vers les années 465, avant l’ostracisme de Cimon et le passage du sculpteur dans le ‘cercle’ de Périclès, et parallèlement à son intervention, à Delphes, pour le décor sculpté de la base de Marathon (ou des Héros éponymes), voulue par le fils de Miltiade. Bien que la réalisation de l’Athéna Promachos ne soit pas explicitement attribuée à l’initiative de Cimon, l’engagement du même sculpteur dans les deux œuvres laisse peu de doutes à l’A. quant au commanditaire. L’agalma de la déesse devait être d’autant plus visible que le plateau fut volontairement préservé de nouvelles constructions jusqu’aux années 440, dans une volonté de garder vive la mémoire des dégâts provoqués par les pillages successifs de Xerxès et de Mardonios, selon le principe affirmé dans le serment de Platées, et de justifier par conséquent la poursuite de la lutte contre les Perses, qui vit Cimon engagé en première ligne.

 

         Les ressources de la cité furent en revanche plus généreusement employées dans l’aménagement de l’Agora du Céramique, qui fait l’objet du sixième chapitre (Arte e politica nell’Agora del Ceramico). Après le portique des Hermès, fut restauré le Peisinakteion, portique datable dans sa première phase du lendemain de la bataille de Marathon, qui se transforma en Stoa Poikilè grâce au cycle des trois peintures confiées à Polygnote (qui les exécuta gratuitement en échange de la citoyenneté athénienne) : la représentation, sur trois tableaux différents, de l’Amazonomachie, de l’Iliou Persis et de la bataille de Marathon mettait sur le même plan la bataille historique et les deux combats mythologiques, en faisant de Marathon le pendant de celles-ci, selon la rhétorique déjà employée pour les Hermès et renvoyant encore une fois à Cimon.

 

         La marque de ce dernier et de son entourage serait par ailleurs reconnaissable, selon l’A., dans d’autres monuments et bâtiments de l’Agora, notamment la Skias/Tholos, peut-être inspirée de son homonyme spartiate, l’Hipparcheion, l’Aiaikeion, l’autel de la Paix, le Kallion, tribunal construit par un Kallias, peut-être le beau-frère de Cimon, le Metiocheion, autre tribunal lié à un autre membre de la famille de Cimon, l’Eleusinion urbain, avec notamment le temple de Triptolème, et le temple d’Eukleia. Toutes ces interventions, que l’A. met en relation plus ou moins directe avec le “parti” cimonien, contribuèrent à faire de l’espace de l’Agora, espace politique par excellence, le lieu privilégié de la propagande de Cimon.

 

         Celle-ci se déploya également dans l’aménagement du Dèmosion Sèma, le cimetière d’État, réservé aux morts à la guerre, les Marathonomaques en premier lieu, mais aussi les citoyens morts lors des batailles menées par Cimon, dont les monuments étaient significativement placés à côté du tombeau de Clisthène et de celui des Tyrannoctones, comme le fait remarquer l’A. dans le chapitre sept (Il proasteion sino all’Accademia. Eroi-soldati e paideia della polis), consacré aussi au parrainage cimonien de l’Hécadémia-Academia, haut-lieu pour la formation de la jeunesse aristocratique athénienne, dont les installations s’inspirèrent probablement du Platanistas spartiate.

 

         Non loin de l’Agora, sur le Kolonos Agoraios, la matrice cimonienne se perçoit distinctement dans le décor du temple d’Héphaïstos et d’Athéna : l’Héphaïsteion, étudié par l’A., avec les Longs Murs, dans le huitième et dernier chapitre, consacré aux projets non achevés (Progetti incompiuti). Commencé dans les années 460/450, le projet de l’Héphaïsteion fut toutefois terminé seulement une quarantaine d’années après. Les travaux furent sans doute suspendus après l’ostracisme de Cimon. Peu après, le début du chantier péricléen de l’Acropole détourna en outre les ressources et la main d’œuvre vers une destination plus chère à Périclès. La fin des travaux fut probablement due aux héritiers politiques de Cimon, les « conservateurs » du cercle de Nicias. Le décor architectonique du temple, les métopes et les frontons en particulier, empruntaient leurs sujets au répertoire, cher à Cimon, de la Centauromachie, de l’Iliou Persis et des exploits de Thésée, ici rapprochés à ceux d’Héraclès, tout comme dans le trésor delphique des Athéniens. Ces thèmes, largement exploités, devaient toutefois sembler démodés aux yeux des Athéniens de la fin du Ve s. av. J.-C. Le faible nombre des métopes confirme cette impression d’une réalisation partielle d’un projet originel beaucoup plus riche.

 

         Le volume se termine avec une courte synthèse (Profilo critico), où l’A. réunit les éléments analysés pour donner un aperçu global du paysage athénien marqué par le “programme cimonien”. En réunissant les disjecta membra sur les restaurations et réalisations édilitaires athéniennes datables plus ou moins précisément des années 478-461, l’A. reconstruit donc un système cohérent dans lequel dominent les thèmes de la propagande orchestrée par Cimon : la valorisation de la victoire de Marathon (et donc de Miltiade, père de Cimon), de la lutte contre les Perses et du leadership naturel d’Athènes au sein de la ligue de Délos d’un côté, et le philolaconisme de l’autre. Si le lien des monuments étudiés par l’A. avec ces deux leitmotivs n’est pas toujours assuré ni explicite, il ne fait pas de doute que l’influence de Cimon et de son parti fut prépondérante à Athènes, notamment après la victoire de l’Eurymédon, surtout grâce aux richesses garanties par le butin de cette bataille. L’A. montre de manière convaincante que l’ingérence de Cimon dans les choix d’aménagement urbain fut certainement justifiée par d’importants moyens financiers provenant de ses campagnes militaires, et seulement dans une moindre mesure par ses actes de munificence privée. Ce fut donc en tant que stratège que Cimon réussit à influencer les choix de l’Assemblée, tout comme, après lui, Périclès. Son action s’inséra dans le cadre des institutions démocratiques de la polis, que Cimon respecta et valorisa. En politique étrangère, sa position fut proche de celles de Thémistocle et Périclès, tous deux promoteurs convaincus de la thalassocratie d’Athènes. Une divergence capitale séparait toutefois Cimon de ses adversaires : son philolaconisme, garantie du maintien d’un certain équilibre des forces dans le monde grec, attitude partagée ni par Thémistocle, ni par Périclès, désireux au contraire de faire d’Athènes la seule puissance dominante du monde grec. Ce changement d’attitude, auquel par ailleurs Cimon lui-même ne fut pas imperméable après son retour de l’ostracisme, se manifesta de façon très explicite sur l’Acropole : les ruines artificielles, memento du danger perse, furent remplacées par l’Acropole de marbre péricléenne, expression plus conforme à l’archè athénienne sur les alliés-soumis grecs. Le paysage urbain se plia alors à d’autres orientations politiques.

 

         En conclusion, le riche volume de Riccardo Di Cesare, accompagné par un utile apparat documentaire et iconographique dans la partie finale, après l’imposante bibliographie, a le mérite de combler une lacune importante dans l’historiographie et de fournir une synthèse convaincante de la politique urbaine athénienne de l’époque cimonienne. En réunissant les apports différents de l’exégèse philologique et de l’analyse historiographique, ainsi que les résultats des études archéologiques et topographiques, savamment agencés, l’A. prouve de manière concluante qu’il exista bel et bien un « programme cimonien » dans lequel, sans que le nom de Cimon n’apparaisse jamais explicitement, il est possible de deviner la marque du fils de Miltiade. Il est souhaitable que de nouvelles explorations archéologiques permettent de consolider les hypothèses formulées dans ce volume, en éclairant davantage le contexte multiforme de l’action politique de Cimon et de ses adversaires.