Maral, Alexandre: François Girardon (1628-1715). Le sculpteur de Louis XIV, 584 p., 320 x 240 cm, 800 ill., ISBN : 2-903239-55-8, 140 €
(Arthena, Paris 2015)
 
Compte rendu par Nicolas Trotin, EPHE
 
Nombre de mots : 2429 mots
Publié en ligne le 2019-11-13
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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          Si l’histoire moderne pouvait s’enorgueillir des travaux d’érudition qu’Alexandre Maral avait tirés de sa thèse de doctorat soutenue en Sorbonne, sous la direction du Professeur Yves-Marie Bercé, au sujet de la Chapelle royale sous Louis XIV[1] et si sa bibliographie est largement consacrée à l’étude de la sculpture française du Grand Siècle dont il a la charge comme conservateur au Domaine national de Versailles[2], c’est l’histoire de l’art qui se trouve désormais augmentée d’une véritable somme dédiée à l’œuvre de François Girardon, ce sculpteur né à Troyes en 1628 « avec les plus heureuses dispositions pour les arts »[3], et mort disgracié, le même jour que son royal commanditaire, le 1er septembre 1715.

 

         Précédé d’un avant-propos signé par Catherine Pégard et d’une préface de Geneviève Bresc-Bautier, l’ouvrage, que complète une passionnante étude que Françoise de La Moureyre a consacrée à la collection que possédait le sculpteur, correspond en tous points aux attentes d’un livre d’art où une érudition exigeante ne cède en rien à la somptuosité de l’illustration. L’entreprise éditoriale est à la mesure de l’objectif annoncé dès la préface : réhabiliter la mémoire d’un sculpteur malmené par les tenants du néo-classicisme puis déconsidéré au profit d’un Coysevox, alors qu’il avait été louangé de son vivant et rangé parmi les plus grands sculpteurs de son temps. À la suite des travaux de Francastel, Pradel et Tesseydre, Le Girardon d’A. Maral se présente comme le docte aboutissement de près d’un siècle d’efforts pour rétablir l’artiste dans la geste de l’art français.

 

         Troyen de naissance, Girardon était le fils d’un fondeur qui chercha à assurer à son fils une ascension sociale certaine en le préparant à une carrière juridique. Mais l’appel du ciseau fut le plus fort et, malgré les machinations paternelles, le jeune Girardon entra dans l’atelier d’un sculpteur local nommé Baudesson. Si, de ce dernier, l’histoire de l’art n’a rien retenu, le riche patrimoine sculptural de la ville épiscopale de la Champagne pouilleuse devait durablement marquer l’imagination de Girardon élevé au milieu des œuvres de Dominique Florentin[4]. Mais ce fut la rencontre du chancelier Séguier, possessionné à Saint-Liébault (aujourd’hui Estissac, canton d’Aix-en-Othe, Aube), qui décida de la carrière de Girardon. En effet, Pierre Séguier pensionna le jeune artiste qu’il envoya à Rome où il s’appropria l’antique mais également les grandes réalisations de Bernin ou de l’Algarde, tout en appréciant les terres cuites en provenance de l’atelier de François du Quesnoy, qu’il collectionnerait plus tard, à son retour en France.

 

         De retour en France, Girardon gagna Paris en 1651, s’installa dans l’hôtel particulier de son protecteur et devint le disciple de Sarazin. Ce fut donc à Paris que Girardon exécuta sa première commande, deux statues des saints François d’Assise et François de Paule pour le retable de la nouvelle église des Capucins de la rue Saint-Honoré. Sous la houlette de Gilles Guérin, il fut ensuite employé à l’exécution de grandes médailles de marbre, destinées à orner la cour de l’Hôtel de Ville de Paris en 1653. L’année suivante, toujours sous la direction de Guérin et alors que Louis Le Vau réaménageait les appartements royaux du Louvre, Girardon sculpta les esclaves adossés qui apparaissent aux voussures du plafond de la chambre du roi. Ces tout premiers chantiers avaient inséré avec succès le jeune artiste au sein d’une équipe de sculpteurs (Guérin, Legendre, Magnier, Regnaudin) qu’il retrouverait régulièrement dans la suite de sa carrière.

 

         Ainsi, dès 1661, il apparaît aux côtés de Legendre dans les redditions comptables du chantier décoratif du château de Vaux, sous la direction de Charles Le Brun qui l’avait manifestement patronné pour l’occasion auprès de Nicolas Fouquet. Ainsi Girardon réalisa en stuc les allégories féminines ailées du plafond de la chambre du roi. À cette première collaboration fructueuse succéda le chantier de la galerie d’Apollon, au palais du Louvre, en 1663 : Girardon y modela termes, allégories ailées, supports adolescents et captifs. La réputation de Girardon , qui n’était alors plus à faire, justifie son engagement pour la livraison de deux statues des mois d’Octobre et Novembre, destinées à orner le Grand Jardin de Fontainebleau redessiné par Le Nôtre. Désormais, Girardon était sculpteur des Bâtiments du roi et professeur à l’Académie royale, ce qui explique qu’il ait sous-traité ce marché à Pierre Magnier. En 1666, Girardon, associé à Lerambert, Tuby et Regnaudin, supervisa les sculptures du grand appartement du roi aux Tuileries avant de travailler aux statues monumentales prévues pour orner la colonnade que Perrault construisit pour fermer la cour carrée du Louvre. Le Jupiter de Girardon (1668/69) ne dépassa cependant pas le stade du plâtre et disparut au début du xixe siècle.

 

         Alexandre Maral souligne, à bon droit, que la carrière de Girardon s’assimile à un véritable cursus honorum accompli sans faillir et que les lacunes de la documentation historique ne remettent pas en cause. Reçu à l’Académie royale en 1657 après avoir exécuté un bas-relief en marbre représentant la Vierge de douleur (Musée du Louvre), Girardon y fut par deux fois professeur et participa à plusieurs jurys de réception. Par la suite, Girardon devait être élu adjoint-recteur, en remplacement du peintre Jean Nocret, avant d’être élu recteur puis chancelier de l’Académie royale. Ce fut à ce titre qu’il élabora un ordre d’architecture pour l’achèvement de la cour carrée du Louvre et qu’il participa à la formation de nombre d’artistes dont la carrière devait se déployer à la fin du règne de Louis XIV et au début du siècle suivant.

 

         Au titre de la protection dont il avait bénéficié, Girardon fut l’un des acteurs de la pompe funèbre que Le Brun régla, à la mémoire du chancelier Séguier, le 5 mai 1672 en l’église des Pères de l’Oratoire du Louvre. Par ailleurs, grâce à l’entremise de Le Roux d’Infreville, intendant de la Marine à Toulon, Girardon mit son ciseau au service du décor des vaisseaux de Louis XIV et examina le travail de Puget, qu’il avait pu apprécier à Gênes.

 

         Son œuvre semble toutefois être intrinsèquement lié à Versailles où il agrémenta les jardins de groupes sculptés tels le célèbre Apollon servi par les nymphes dont l’analyse repose essentiellement, sous la plume d’Alexandre Maral, sur de longues citations de Félibien, mais dont l’histoire des tribulations au sein du parc est relevée avec minutie. Quand le roi décida d’installer la cour à Versailles, que Louvois fut chargé de la surintendance des Bâtiments du roi et que l’architecte Hardouin-Mansart et le peintre Mignard furent poussés sur le devant de la scène, Girardon assuma la maîtrise d’œuvre de la sculpture : Rayol, Raon, Magnier, Legros et d’autres encore travaillèrent à tailler les figures que Girardon dessinait. Il en alla de même des bas-reliefs qui ornent la panse des vases, les frontons des écuries, ou encore les gaines destinées aux fontaines.

 

         Outre l’adaptation des porphyres et autres bronzes romains au décor des appartements versaillais, Girardon s’adonna à la restauration des antiques de la collection royale, notamment exposés dans la Grande Galerie du château de Versailles, avant de compléter magistralement l’ensemble des sculptures qui agrémentent des jardins.

 

         Le talent de Girardon ne résidait pas que dans sa capacité à ordonnancer les commandes et à répondre aux désirs décoratifs et ornementaux du souverain. Par son œuvre, il façonna l’effigie royale. Aussi fut-ce à lui que furent commandés le monument équestre de 1679, si louangé par Germain Brice, et le monument de la place Vendôme dont plusieurs modèles réduits conservent le souvenir. Le lecteur appréciera ici les développements savants et parfaitement illustrés permettant de reconstituer la fonte à partir des dessins techniques de la Bibliothèque nationale de France.

 

         L’épisode célèbre du portrait équestre de Louis XIV par Bernin, œuvre « cosi mal fatta », que Louis XIV aurait voulu détruire, ne contribua pas moins à la renommée de Girardon qui dut remodeler la tête avant que, transformé en Marcus Curtius, le groupe ne fût relégué au fond du parc.

 

         Ce fut pour portraiturer son roi que Girardon retourna à Troyes où il installa un monument à la gloire de Louis XIV à l’Hôtel de Ville, avant de décliner le principe du portrait en médaillon à Pau et à Tours. Le portraitiste du Roi-Soleil mit également son art au service de commanditaires privés, tant personnages célèbres qu’amis dont il tailla des bustes en marbre.

 

         Dernier grand chantier du règne, le dôme des Invalides ne se fit pas sans Girardon qui y réalisa ronde-bosse et bas-reliefs figuratifs, mais l’ascension de Coysevox, soutenue par Hardouin-Mansart, précipita la disgrâce de Girardon à compter de 1699. Coustou lui succéda au Louvre tandis qu’il fut systématiquement écarté de tous les chantiers royaux.

 

         Si cette fin de carrière fut assurément amère, l’ouvrage ne se termine pas sur cette note mais consacre un intéressant chapitre à la sculpture religieuse produite par Girardon, dispersée entre Troyes, Tours, Fontainebleau et Paris. De même, la sculpture funéraire est abordée, permettant au lecteur d’apprécier la diversité des solutions proposées par le sculpteur à ses commanditaires, depuis les épitaphes pariétales jusqu’aux monuments avec ronde-bosse comme le tombeau des Castellan, le chef-d’œuvre du genre étant évidemment le tombeau de Richelieu.

 

         Mis en exergue, le fameux éloge que Germain Brice avait adressé de manière posthume à Girardon dans sa Description nouvelle de la ville de Paris oriente la conclusion de la monographie proprement dite, consacrée à la mort et aux dispositions testamentaires de l’artiste. Suivent trente pages où sont intégralement reproduites les planches de la Gallerie de Girardon, ce recueil d’estampes gravées par Nicolas Chevallier et François Ertinger, d’après les dessins de René Charpentier. Cet impressionnant fac-similé introduit le brillant chapitre que signe Françoise de La Moureyre, au sujet de la collection de sculptures que Girardon avait rassemblée et qui « le distingua, très vite, non seulement des sculpteurs de son entourage, mais, sans doute aussi, de ceux de tous les temps » (p. 415).

 

         Cette étude se place sous les auspices de celle que François Souchal avait consacrée en 1973 à la Gallerie de Girardon, mais elle la renouvelle en bénéficiant des résultats des études menées par le French Bronze Study Group et le French Sculpture Census. Si Girardon possédait ainsi plusieurs pièces provenant des collections du cardinal de Richelieu, l’auteur démontre qu’il est illusoire de soutenir qu’il eût pu, lors de son premier voyage romain, acquérir des œuvres de Du Quesnoy car l’atelier avait été déménagé dans les Flandres par le frère du sculpteur, qui vendit ensuite les œuvres de feu son frère à Paris où Girardon put les acheter. Installée au Louvre, la galerie de Girardon était ouverte aux amateurs et donc décrite dans les guides touristiques. Son renom était tel qu’entre autres hôtes de marque, les ambassadeurs du Siam vinrent la visiter. Par conséquent, la Gallerie gravée servait donc d’un prestigieux catalogue de vente scénographié par Gilles-Marie Oppenord, tout en constituant un chef-d’œuvre du sculpteur. De planche en planche, Françoise de La Moureyre a patiemment identifié les œuvres, puis a publié le catalogue de la vente du 3 mars 1718, au cours de laquelle la collection fut dispersée. Outre les antiques, Girardon possédait ainsi plusieurs œuvres de Du Quesnoy, de Ponce Jacquiot, de Pier Jacopo Alani Bonacolsi, entre autres, qui toutes servaient d’écrin à ses propres réalisations comme un rare bronze, conservé en mains privées, représentant Louis XIV à cheval, l’Enlèvement de Proserpine (Leeds) ou le Marsyas supplicié de la collection Moatti.

 

         Le volume se referme sur un imposant catalogue présentant, sous cent quatre-vingt-dix numéros, les sculptures, reliefs, esquisses et modèles dus à Girardon, et, sous soixante-quatre numéros, les antiques qu’il restaura. Quarante-huit items présentent les bronzes réalisés d’après des modèles de Girardon, tandis que cinq planches gravées viennent clore le catalogue pour récapituler les œuvres éphémères que Girardon réalisa.

 

         Les annexes comprennent enfin la chronologie descriptive de l’œuvre du sculpteur, le recensement sommaire des notices biographiques anciennes consacrées à Girardon, son inventaire posthume commenté par François Souchal et Françoise de La Moureyre, un état des sources, une imposante bibliographie et deux index.

 

         Ce volume constitue assurément une somme dont l’érudition fine et circonstanciée offre un catalogue sûr de l’œuvre de Girardon et s’assure ainsi d’une pérennité indéniable, d’autant que l’édition est des plus soignées, ce qui en fait un ouvrage de référence incontournable. Toutefois, le recours à une écriture toute historique pour composer les chapitres consacrés à l’œuvre du sculpteur, uniquement fondés sur la lecture des sources, a malheureusement rétréci la focale. Une vision élargie aurait pourtant permis de tirer parti de l’érudition collationnée au fil des pages, afin de montrer en quoi l’œuvre d’un Girardon s’insérait dans la production sculpturale non seulement française mais encore européenne, non pour reprendre le débat aujourd’hui désuet sur baroque/classicisme, mais pour saisir le rôle que Girardon joua dans l’assimilation des modèles italiano-flamands, dans l’élaboration de l’art français du Grand Siècle et l’établissement d’un discours officiel des formes, ainsi que dans la genèse de la sculpture mise en œuvre au premier xviiie siècle. Cependant, ces réserves n’oblitèrent en rien la valeur de cette monographie monumentale sur laquelle pourront se fonder les études qui voudraient répondre aux questions que nous soulevons.

 


[1] Alexandre Maral, La Chapelle royale de Versailles sous Louis XIV. Cérémonial, liturgie et musique, Wavre, Mardaga, 2010 (seconde édition). Signalons également, dans l’abondante bibliographie d’Alexandre Maral, plusieurs biographies historiques consacrées aux souverains français et à leurs épouses.

[2] Outre les articles savants notamment publiés dans Versalia ou le Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français, il faut citer Le Versailles de Louis XIV. Un palais pour la sculpture (Faton, 2013), La Grande Commande de 1674. Chefs-d’œuvre sculptés des jardins de Versailles sous Louis XIV (Gourcuff Gradenigo, 2013).

[3] Ange-Laurent de Lalive de Jully, Catalogue historique du Cabinet de peinture et sculpture françoise de M. de Lalive, Introducteur des Ambassadeurs, honoraire de l’Académie Royale de Peinture, à Paris, de l’imprimerie de P. Al. Le Prieur, 1764, p. 75.

[4] Marion Boudon-Machuel, Des âmes drapées de pierre. Sculpture en Champagne à la Renaissance. Préface Geneviève Bresc-Bautier. Collection « Renaissance », Rennes, Presses universitaires de Rennes, Tours, Presses universitaires François-Rabelais de Tours, 2017 (342 pages).

 


N.B. : M. Trotin prépare actuellement une thèse de doctorat sous la direction de Mme Sabine Frommel (EPHE) ayant pour sujet "La sculpture religieuse de la Renaissance en Normandie orientale."