AA.VV.: (Région Aquitaine Limousin Poitou-Charentes, service du Patrimoine et de l’Inventaire) : Saint-Emilion. Une ville et son habitat médiéval (XIIe-XVe siècles), Collection Cahiers du patrimoine, 21 x 27 cm, 324 p., 349 images, ISBN : 9782362191251, 29 €
(Éditions Lieux dits, Lyon 2016)
 
Compte rendu par Dominique Hervier
 
Nombre de mots : 2557 mots
Publié en ligne le 2021-11-29
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2804
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          Les quatre dernières décennies ont vu la généralisation des études et des publications sur les villes tantôt préparées par les archéologues ou les urbanistes, tantôt par les historiens de l’architecture ; ce 114e volume de la collection des « Cahiers du Patrimoine », consacré à la ville et à l’habitat de Saint-Émilion s’inscrit dans cette tendance de fond en associant toutes ces compétences et en mobilisant des éléments novateurs qui feront date.

 

          L’ouvrage est le résultat d’une heureuse conjonction entre une équipe de chercheurs aguerris, des collectivités locales sensibilisées au patrimoine, des services de l’État et du Conseil régional d’Aquitaine décidés à s’investir et à soutenir l’enquête. La gestation de l’ouvrage fut longue. Au départ, l’inscription de la ville en 1999 par l’UNESCO au patrimoine mondial au titre des paysages culturels remarquables permet d’associer l’élaboration des documents de gestion (PSMV, AVAP) et les études qui vont suivre : le colloque fondateur de 2008 puis le démarrage de l’enquête en 2011 dans le cadre d’un projet collectif de recherche (PCR) sous la direction de Frédéric Boutoulle, professeur d’histoire médiévale, aboutit dans un cadre interdisciplinaire à la publication en 2016 de cette monographie de ville au parti audacieux.

 

          Audacieux, au plan méthodologique tout d’abord, car à l’enquête systématique parcelle par parcelle de l’inventaire général, historiens, archéologues du bâti, historiens de l’art médiévistes sont venus apporter le savoir-faire de leur discipline. Audacieux dans ces regards croisés qui se focalisent sur les habitations et édifices civils jusqu’alors délaissés au profit des monuments religieux qui ne sont pas traités ici.

 

          La coordination éditoriale assumée par Éric Cron, chef du service Patrimoine et Inventaire de la région Nouvelle-Aquitaine, et par David Souny, historien et archéologue, a permis une répartition cohérente entre les quatre auteurs principaux, David Souny, Agnès Marin, archéologue du bâti, Pierre Garrigou Grandchamp, docteur en histoire de l’art et archéologie, et Frédéric Boutoulle, professeur d’histoire médiévale à l’université Bordeaux Montaigne. Deux d’entre eux possèdent également une formation de dessinateur et de cartographe et les photographies d’Adrienne Barroche, dans la grande tradition de l’Inventaire général, soutiennent la démonstration scientifique tout en la magnifiant par ses qualités esthétiques. L’éditeur Lieux Dits avec une mise en page élégante et raffinée, une qualité exceptionnelle de photogravure permet à cet ouvrage à reliure rouge bordeaux d’être aussi un beau livre.

 

          La démonstration se répartit en sept parties et douze monographies de demeures.

 

          Après l’introduction nourrie de Frédéric Boutoulle, la première partie – Saint-Émilion : le regard des historiens et des archéologues (XIXe-XXIe siècle) – due à Pierre Garrigou Grandchamp assoie l’étude sur le savoir et le regard des prédécesseurs : Léo Drouyn en 1859, à la fois voyageur et dessinateur, mais aussi Raymond Guinodie ou Émilien Piganeau et, entre autres, sur les monographies des congrès de 1912 et 1939 de la Société française d’archéologie. L’auteur peut alors souligner les lacunes de cette documentation ancienne qui ne concerne véritablement que les édifices religieux et contribue à un « désintérêt tranquille pour l’architecture civile » d’autant que de nombreux dessins et photographies anciennes restaient en partie inédits jusqu’à ce jour. Il fallait également situer le développement récent de l’histoire institutionnelle, sociale et économique, longtemps assimilée à la chronique événementielle, et aborder le thème du vignoble. Ce panorama historiographique très complet se prolonge par l’exposé de la problématique choisie et des outils utilisés et s’achève par l’évocation des potentialités que réserve encore le site. Il constitue ainsi un préambule heuristique à l’étude de Saint-Émilion et fait souhaiter que désormais toute étude de ville soit précédée d’un examen sérieux des travaux antérieurs. Pierre Garrigou Grandchamp, excellent connaisseur de l’architecture civile médiévale en France, ne manque pas de situer cette agglomération, la deuxième en importance dans le Bordelais au XIIIe siècle, par rapport aux autres monographies urbaines.

 

          La deuxième partie – Les grandes phases de l’histoire de Saint-Émilion au Moyen Âge (VIIIe-XVe siècle) – de F. Boutoulle, apporte tous les éléments historiques qui vont permettre de situer l’objet du livre : l’architecture domestique urbaine et sa répartition dans la ville. Ce chapitre, nourri des apports récents de la recherche historique et archéologique et du recours aux documents fonciers royaux ou ecclésiastiques, débute par la naissance d’un lieu de culte et d’un ensemble funéraire qui va s’intégrer à la mouvance épiscopale bordelaise grâce à l’archevêque Josselin de Parthenay. De ces origines découlent des enjeux de pouvoir entre l’Église séculière et régulière. L’auteur analyse avec finesse la complexité de la situation que l’institutio canonica instaure au détriment du pouvoir du vicomte de Castillon. C’est dans cette période de consolidation sous l’évêque Arnaud Géraud de Cabanac (1103-1131) que s’édifie la Collégiale.

 

          L’histoire de la ville, dans un deuxième temps, est le théâtre de conflits de pouvoir entre la bourgeoisie naissante et le roi. La bien connue charte de Falaise, qui fait de Saint-Émilion la première commune du Bordelais, règle ces conflits et l’auteur considère que la Tour du Roi, tour beffroi relevant d’après Gilles Séraphin de l’influence Plantagenêt constitue sans doute le plus subtil symbole de ce pouvoir partagé. Les XIIIe et début du XIVe siècle marquent alors un apogée urbain qui conduit en 1289 à une extension en périphérie d’un territoire – la banleuca – d’une trentaine de kilomètres de pourtour et, au sud de la ville, à une multiplication de moulins hydrauliques, tandis que s’opère la sécularisation du Chapitre en 1309.

 

          On comprend à lire F. Boutoulle combien la richesse viticole a été dès la fin du XIIIe siècle un moyen pour la bourgeoisie de Saint-Émilion de s’insérer dans la société bordelaise et de régler à l’amiable bien des questions avec le pouvoir anglais. À la fin du Moyen Âge cependant l’interminable conflit franco-britannique crée une insécurité latente préjudiciable aux activités commerciales. Paradoxalement, c’est à la stagnation et à la ruralisation de l’époque moderne qu’est dû le potentiel archéologique d’un intérêt majeur de la ville dont l’habitat se trouva pratiquement figé dans sa phase « romane ».

 

          En troisième partie – Anatomie d’une ville : structure urbaine et évolutions –, David Souny décrit et analyse les éléments constitutifs de Saint-Émilion et, en premier lieu, l’enceinte « romane » dont il reste 600 mètres sur les 1 500 mètres de périmètre. Ses vestiges sont d’une mise en œuvre homogène qui incite à supposer une construction rapide. Le plus souvent, ils constituent les murs extérieurs de maisons jointives (fig. 66) si bien qu’on se trouve là devant le cas de résidences assignées à l’obligation d’intégrer dans leur élévation des éléments défensifs qui se transforment alors en un facteur de prestige ; l’ensemble de l’enceinte, selon l’auteur, ayant surtout une force symbolique et juridique. Dans le corpus régional des enceintes créés au cours du XIIe siècle, celle de Saint-Émilion, la plus ancienne avec celle de La Réole, se modernise durant la guerre de Cent Ans principalement aux abords des portes.

 

          Le réseau viaire médiéval d’une grande densité mais fractionné aux XVIIe et XIXe siècles a pu être reconstitué en partie et apporte un élément nouveau à la lecture du parcellaire. Les axes forts convergent vers le parvis de l’église souterraine alors que le réseau secondaire et les escalettes (ou pas de mule) semblent organisés de façon indépendante entre les quartiers de la ville haute et basse. Parmi les sept places, certaines sont liées aux activités commerciales, mais leur répartition n’est pas homogène et leur nombre élevé fait figure d’exception au sein des villes médiévales. Marqué puissamment par la dichotomie entre ville basse et ville haute, le rebord du plateau marque une sorte de « clôture interne », dont la Porte de la Cadène constitue le témoignage le plus visible. Une douzaine d’escalettes sillonnaient la rupture de pente afin de relier ville haute et basse.

 

          L’idée d’une ville basse plus pauvre, dominée par les quartiers de la ville haute doit semble-t-il être relativisée mais l’auteur conclut que bien des points restent à affiner notamment ceux du quartier canonial, des lotissements, le plus souvent « en peigne » et des faubourgs. Le repli à l’intérieur de l’enceinte des couvents d’ordres mendiants durant la guerre de Cent Ans rendus possible par l’endormissement économique de la ville prélude à une réelle déprise urbaine durant la période moderne.

 

          Le cadre urbain est ainsi mis en place pour que dans les trois parties suivantes de l’ouvrage, la demeure qui constitue véritablement l’objet du livre soit envisagée sous ses aspects typologiques, de la distribution, des équipements et de la manière de construire.

 

          La quatrième partie – Formes et fonctions de la demeure saint-émilionnaise –, la cinquième – Le vocabulaire architectural et les équipements domestiques – et la sixième – L’art de construire à Saint-Émilion – sont toutes trois dues à David Souny et Agnès Marin qui exploitent minutieusement les données de l’enquête pour construire une topo-typologie affinée de la demeure. Les auteurs distinguent deux grandes catégories : les maisons formant enceinte et les demeures situées en cœur de ville. Les premières se sont implantées durant la seconde moitié du XIIe siècle et la première moitié du XIIIe et relèvent d’une phase que les auteurs qualifient de « romane » ; les constructions postérieures s’inscrivant dans la continuité et ce n’est qu’après la guerre de Cent Ans que les demeures s’affranchissent des contraintes du parcellaire existant.

 

          Les maisons sur l’enceinte – dont 7 font l’objet d’une monographie – sont une des singularités de l’habitat de Saint-Émilion. En l’absence d’indices dans les sources écrites, il a été délicat de caractériser les fonctions des différents niveaux des habitations : latrines et cheminées apparaissent surtout dans les étages mais peuvent être présentes dans des demeures à un seul niveau. Les escaliers en œuvre dans l’épaisseur du mur d’enceinte ont dû être restitués à partir d’indices archéologiques. Un certain nombre d’ouvertures de boutiques et d’arcades en rez-de-chaussée induisent une vocation commerciale.

 

          Le fenestrage – grandes fenêtres géminées plus ou moins décorées – signale un espace d’apparat mais peut pour autant ne pas correspondre à la fonction des pièces qu’elles éclairent. Des planches morpho-typologiques permettent de visualiser les variantes des différents types en usage dans la maison romane (p. 151 et 153). Une grande incertitude subsiste sur le type de toiture et sa disposition par rapport à l’enceinte, voire au chemin de ronde. Une restitution de l’élévation de la demeure située 1a, place du Chapitre et des Jacobins, donne à voir un comble en encorbellement sur le chemin de ronde qui n’est pas sans rappeler les maisons construites sur l’enceinte du château de Lusignan des Très Riches Heures du duc de Berry, vers 1440.

 

          Les maisons du cœur de ville de l’époque romane sont moins visibles, situées en cœur d’îlots ou ne présentant que des vestiges dans les murs latéraux. En revanche, les demeures gothiques édifiées entre le milieu du XIIIe et le milieu du XIVe siècle prédominent et témoignent de la prospérité de la ville à la veille de la guerre de Cent Ans. Une quinzaine d’édifices à façade sur rue subsistent. Le type le plus fréquent, celui de la maison bloc de plan barlong comprend un étage surmonté de combles. L’une de leurs particularités propres à Saint-Émilion est l’absence d’andrones, ces espaces étroits de 25 cm ménagés entre les maisons qui ne peuvent être assimilés ni aux escalettes ni aux entremis, larges plutôt de deux mètres. Curieusement, le sous-sol semble avoir été peu exploité ; en effet, dans le Bordelais, il n’est pas d'usage de vinifier et de stocker le vin dans des espaces clos, mais de préférer les chais de plain-pied qui constituent alors des annexes des maisons. Seuls 12 % des maisons recensées de l’époque médiévale sont pourvues de caves. Cependant, soixante-dix fosses ou silos ont pu être observés. D’abord destinées à fournir des pierres, elles sont ensuite destinées à recueillir puis évacuer par infiltration dans le calcaire poreux des eaux pluviales et à servir d’exutoire de latrines tandis que les silos servaient à stocker le grain. Elles constituent une solution originale à la gestion des eaux usées.

 

          Les rez-de-chaussée sont affectés au commerce (production, vente ou stockage). Malgré quelques archivoltes moulurées et chanfreins, le traitement des façades est d’une grande sobriété. À l’intérieur, aucun décor peint ou sculpté ne permet de désigner un habitat aristocratique.

 

          La topographie très particulière de la ville qui comprend de forts escarpements a beaucoup compliqué l’établissement des typologies tant est que l’adaptation aux déclivités a engendré de nombreux cas de figure peu réductibles à une généralisation. Il s’y ajoute une ville souterraine, avec ses fosses médiévales et les galeries des carrières modernes qui mériteraient une étude « par en dessous ».

 

          Après le coup d’arrêt de la guerre de Cent Ans, le renouveau de la construction est lent et ne se manifeste que par une dizaine de maisons neuves, sept modernisations et une quinzaine de modifications ponctuelles. On y observe l’adoption de formes nouvelles : fenêtre à croisée, deux cas d’escaliers en vis, apparition des pièces voûtées, toiture « à la guise de France » avec de hauts combles, généralisation des cheminées. Des éléments en « pan de bois », associés ou non à ces combles élevés, confirment le caractère tardif de l’introduction de ce mode de construction en Bordelais. Cependant, au regard de la qualité des demeures des époques romane et gothique, celle de la période flamboyante est modeste et n’a guère fait école.

 

          La septième et dernière partie – Saint-Émilion et les maisons du Midi aquitain – par Pierre Garrigou Grandchamp, parachève par une démarche comparative les innombrables données accumulées et confère tout son intérêt aux spécificités mises en lumière dans les chapitres précédents. Saint-Émilion s’inscrit « par la blondeur un peu ocrée » de ses parements dans la vaste koinè méridionale de la maison en pierre. Dans une savante démarche nourrie de sa connaissance fine des maisons du Midi, d’Île-de-France et d’Europe, l’auteur dégage les caractéristiques temporelles et matérielles pour conclure que la maison romane de Saint-Émilion n’est « à nulle autre pareille », unique par son vocabulaire architectural et décoratif et ses dispositions formant enceinte. C’est essentiellement pour son architecture romane que le cas de Saint-Émilion, exceptionnel par l’ancienneté de son enceinte, enrichit la connaissance des villes médiévales. L’archéologie du sous-sol a également mis en lumière les solutions apportées à la salubrité par les nombreuses fosses creusées dans la roche, sans équivalent connu à ce jour. En conclusion, évoquant des questions restées en suspens qui enrichiront la poursuite de l’enquête, Pierre Garrigou Grandchamp souligne que l’étude de l’abondant patrimoine religieux sera un jalon indispensable pour inscrire les formes et le décor de l’habitat médiéval dans une grille de datation fine.

 

          Au total, cet ouvrage apporte à l’habitat médiéval en Bordelais de riches données et fera date parmi les monographies urbaines. L’ouvrage, riche d’une bibliographie minutieuse (p. 306-321) et d’une iconographie abondante et pertinente font de ce livre savant une incitation à la valorisation et à la préservation du patrimoine culturel de la ville.

 

 

Sommaire

 

Avant-propos 8

 

INTRODUCTION 10

Frédéric Boutoulle

 

Saint-Émilion : le regard des historiens et des archéologues (XIXe-XXIe siècles)  17

Pierre Garrigou Grandchamp

 

Les grandes phases de l’histoire de Saint-Émilion au Moyen Âge (VIIIe-XVe siècle)  41

Frédéric Boutoulle

 

Anatomie d’une ville : Structure urbaine et évolutions  75

David Souny

 

Formes et fonctions de la demeure saint-émilionnaise  99

David Souny et Agnès Marin

 

Le vocabulaire architectural et les équipements domestiques  140

David Souny et Agnès Marin

 

L’art de construire à Saint-Émilion   170

David Souny et Agnès Marin

 

Maisons de Saint-Émilion et maisons du Midi  212

Pierre Garrigou Grandchamp

 

Monographies  246

 

Notes  288

 

Abréviations / Sources et bibliographies 306

 

Crédits photographiques  322