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Compte rendu par Ilse Hilbold, Université de Berne Nombre de mots : 2199 mots Publié en ligne le 2018-01-26 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2822 Lien pour commander ce livre
L’histoire des jardins et de leur art a pendant longtemps été dominée par une tradition esthétisante de l’objet de recherche, qui excluait à peu près complètement le politique et le social des problématiques. Ce positionnement, qui appelle bien évidemment une (re)lecture informée des contextes historiographiques, a guidé les travaux des génies tutélaires de l’histoire des jardins. Pour n’en citer que trois, pensons par exemple à l’allemande Marie-Luise Gothein (1863-1931), aux français Georges Riat (1869-1905) et Pierre Grimal (1912-1996) qui, chacun à leur manière, partageaient une conception essentialiste des jardins en postulant une pérennité des sentiments que provoquaient les jardins, de l’Antiquité à nos jours. Aujourd’hui, à la lumière des nouvelles publications sur l’art des jardins, dont fait partie le bel ouvrage dirigé par Hervé Brunon et Denis Ribouillault, ces angles d’approche paraissent largement dépassés, amendés par une réelle prise en compte du contexte historique et son interrogation grâce à des outils issus de champs disciplinaires aussi variés que la philosophie, la sociologie, l’histoire sociale et culturelle, la géographie, etc. Car, s’il y a un présupposé théorique à souligner dans l’argumentaire de ces actes de colloque internationaux, c’est que, pour D. Ribouillault et H. Brunon, qui ont tous deux participé à Dumbarton Oaks et au Centre André Chastel aux grands débats méthodologiques de l’histoire des jardins, le statut esthétique de ces derniers est indissociable des pratiques politiques, sociales et culturelles dont ils sont le lieu. Dans l’ouvrage présenté ici, intitulé « De la peinture au jardin », ce sont les transferts artistiques de la peinture vers les jardins qui sont plus particulièrement au centre de la discussion et qui sont interrogés de façon à faire voir les modalités discursives qui existent entre ces deux objets. Les contributeurs de l’ouvrage se proposent en effet d’inverser la problématique traditionnelle des rapports entre peinture et jardin, qui voit notamment l’inspiration et la source de la peinture dans la nature et le paysage, pour s’intéresser à ce que la peinture fait aux jardins.
Publié dans la collection « Giardini e paesaggio » de la maison d’édition florentine Leo S. Olschki, l’ouvrage fait suite au colloque international Dalla pittura al giardino: transferts artistici dall’Antichità ai nostri giorni qui avait été organisé par l’Académie de France, en mars 2011, à la Villa Médicis à Rome. Il rassemble quinze contributions en français (7), en italien (2), en espagnol (2) et en anglais (4) qui sont rédigées par des artistes et par des spécialistes d’histoire de l’art, de l’architecture, de littérature, modernistes et contemporanéistes. Ces textes, souvent longs de plusieurs dizaines de pages, se présentent sous forme d’essais théoriques ou d’études de cas et déclinent la problématique en appelant des exemples issus de cultures aussi variées que la Chine, l’Italie, l’Angleterre, l’Espagne et la France.
Le premier texte, qu’Hervé Brunon et Denis Ribouillault ont intitulé « Ut pictura hortus » sur le modèle du « Ut pictura poesis » d’Horace, introduit les modalités des relations entre jardin et peinture en insistant en particulier sur les questions théoriques. La cohérence du chapitre tient au dialogue engagé entre état de la question et outils conceptuels, intégrant à la problématique tout à la fois les objets, les acteurs, les expériences et les espaces. Les auteurs consacrent ainsi des paragraphes érudits à la mimêsis de Ricœur et à l’hétérotopie de Foucault (le jardin comme représentation, p.16-20) ; à la notion de « transferts artistiques » qui précise celle des « transferts culturels » de l’historiographie des années 1980 ; au concept de « translation » développée par Peter Burke (p. 20-22) ; enfin à l’« intermédialité » qui, nouvellement appliqué au jardin, permet de repenser la circulation des arts dans le jardin et par le jardin (multiplicité des médiums et leurs relations, p. 22-26). En tout état de cause, cette introduction, de portée générale (du « picturesque » anglais à l’« acte esthétique » de Baldine Saint Girons) en même temps que très précise dans ses formulations, donne au lecteur les clés de compréhension d’un ouvrage ambitieux.
Yolaine Escande, spécialiste au CNRS de calligraphie et de peinture chinoises, livre une réflexion intéressante sur le jardin et la peinture, de la dynastie des Qing jusqu’à la révolution culturelle. Cette étude s’appuie sur deux espaces de jardins en particulier, le jardin de l’Administrateur Maladroit à Suzhou et le Pavillon des Orchidées près de Shaoxing. Elle s’attache à mettre en contexte les activités artistiques que pratiquent les fonctionnaires dans ces espaces, que l’auteure appelle dès lors « jardins lettrés ». Point nodal du développement, le jardin, qui n’est pas considéré comme un art traditionnel par les Chinois, puise ses inspirations esthétiques dans les arts qui sont pratiqués au sein du jardin (la calligraphie, la peinture), les jardins étant donc fabriqués à partir de topoi littéraires et picturaux. Soulignons, dans cet article, la part importante accordée à l’histoire politique et culturelle, notamment par l’analyse des jardins, de la peinture et de la calligraphie comme éléments d’une instrumentalisation idéologique de la part des souverains. D’idéologie, il est certainement question aussi dans l’article de Denis Ribouillault, au cours duquel, en cinquante pages denses et bien tournées, l’auteur propose d’analyser la villa Giulia, que le pape Jules III del Monte avait fait construire au nord de Rome au milieu du XVIe siècle, au prisme du concept de « relations paysagères », c’est-à-dire ce qui se passe entre les éléments de jardin, ces architectures de verdure, sculptures, fresques pariétales, vues paysagères et autres. Comment le spectateur-promeneur du jardin construit-il l’expérience hortésienne ? Quelles images sont appelées lors de la promenade et par quels procédés artistiques le sont-elles ? C’est, en substance, ce à quoi tente de répondre cette étude, mettant en lumière la fusion des arts au sein des jardins et les références à la poésie, à la peinture et à l’architecture de la Rome antique qui soutiennent le discours.
Avec Margherita Azzi Visentini, l’accent est mis sur le caractère tout à fait particulier de la « civilisation des villas vénitiennes » à l’époque moderne. L’auteure livre dans sa contribution un inventaire impressionnant des villas de la région, y puisant des exemples précis (l’Odeum de la Casa Cornaro à Padoue, la grotte centrale du jardin du Palazzo Giusti à Vérone, le domaine de La Montecchia près de Padoue…), pour aborder la question des rapports entre peinture et jardins dans le triptyque constitué par la villa, son jardin et le paysage.
Georges Farhat propose quant à lui de se pencher sur la littérature technique des arts visuels, en France, et d’interroger en particulier ce que les spécialistes de l’optique, entre 1550 et 1650, ont pu apporter aux spécialistes des jardins qui partageaient des problématiques similaires dans la conception et l’aménagement de ces espaces. Ce riche article, très technique, interroge ainsi les transferts culturels entre perspective et jardin, entre le monde du dessin et celui du jardin. C’est cette même thématique, le rôle fondateur de la science du dessin et de la peinture dans l’art des jardins, qu’à sa manière Laurent Châtel développe lui aussi, en appelant cette fois-ci les jardins anglais du XVIIIe siècle dont il interroge le caractère dit « pittoresque » par l’analyse des grands textes de l’historiographie des jardins anglais (H. Walpole, surtout U. Price et R. Payne Knight). On gagnera un autre point de vue sur le « picturesque » anglais grâce à la contribution de Malcolm Andrews, qui se concentre sur les querelles qui opposent les précités à, par exemple, Lancelot « Capability » Brown, leur prédécesseur.
Quittant l’Angleterre pour la Picardie et le jardin d’Ermenonville, Michael Jakob s’intéresse, pour sa part, à l’expérience sensible de la promenade et à la place toute particulière que peuvent y occuper les bancs qui rythment celle-ci. Cette contribution débute par une réflexion sur la « politique du regard » qui a cours dans le jardin, où le banc est, selon les mots de l’auteur, comme une « énorme camera lucida » qui crée les contours d’un tableau grandeur nature. À ces éléments s’ajoute une analyse historique très politisée puisqu’elle inclut les rapports de pouvoir qu’induit l’ouverture du domaine, une propriété privée, à des promeneurs qui viennent rendre hommage à J.-J. Rousseau, dont le tombeau était sur l’Île des peupliers de 1778 à 1793. L’intertextualité comme outil de l’art des jardins, que Michael Jakob avait déjà abordée, trouve un nouvel exemple dans l’étude du domaine de la Garenne Lemot, à Gétigné-Clisson, aux bords de la Sèvre nantaise. Luigi Gallo détaille l’esthétique de ce jardin pittoresque tardif en le confrontant au traité qu’un camarade d’études de François-Frédéric Lemot à l’École des Beaux-Arts, le peintre néo-classique Pierre-Henri de Valenciennes, avait publié en 1800 sur les « Éléments de perspective pratique à l'usage des artistes, suivis de réflexions et conseils à un élève sur la peinture et particulièrement sur le genre du paysage ».
Marina Ferretti Bocquillon propose de découvrir une autre modalité de la relation entre paysages et jardins, et s’intéresse à un jardin plus contemporain, celui de C. Monet à Giverny. L’auteure développe une étude historique de la création du jardin de Giverny, défendant l’idée que Monet y a créé le paysage qu’il voulait peindre dans ses tableaux et que cet espace a donc été un instrument essentiel de l’évolution artistique du peintre. Deux autres contributions, celles de Mónica Luengo et de José Tito Rojo, sont également très intéressantes du point de vue historique, puisqu’elles contextualisent l’émergence de nouvelles tendances esthétiques en Espagne, à l’époque de ce que l’on a appelé la « Edad de Plata », cet « âge d’argent » de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle espagnols qui prend fin avec la guerre civile. Mónica Luengo explore ainsi l’œuvre de l’écrivain, peintre et concepteur de jardins Javier de Winthuysen (1874-1956), en montrant notamment l’importance du lieu de rencontre, véritable laboratoire d’idées, qu’avait été la « Residencia de Estudiantes » madrilène. José Tito Rojo, en déroulant une sorte de prosopographie des peintres, jardiniers et paysagistes actifs à l’époque, met en lumière les différents ressorts politiques, voire militants, qui sous-tendent les nouvelles esthétiques de jardins et que défendent, dans leurs particularités propres, Santiago Rusiñol, Joaquín Sorolla, Jean Claude Nicolas Forestier ou José María Rodríguez-Acosta.
Travaillant plus spécifiquement sur des matériaux biographiques, Stephen Bann présente, quant à lui, le jardin que l’artiste Ian Hamilton Finlay a créé avec son épouse Sue Finlay à la fin des années 1960, à la ferme de Stonypath (près d’Édimbourg), et qui prend ensuite le nom de « Little Sparta ». L’auteur s’appuie sur la correspondance de Finlay et sur les photographies prises du jardin au cours des années pour éclairer les références à la littérature, à la peinture et à l’architecture qui construisent le jardin. Part intégrante de l’expérience intertextuelle du jardin, la photographie a aussi, semble-t-il, participé de l’évolution du jardin, par la réflexion qu’elle a permise chez Finlay lui-même.
Les deux derniers articles, rédigés par Marc Treib pour l’un et par Gianni Burattoni et Yves Abrioux pour l’autre, répondent d’une certaine manière à la même question, celle de l’intégration du paysage dans l’art et de l’art dans le paysage, fournissant par là une fin bien pensée au volume. Quand Marc Treib, ainsi, déroule un vaste catalogue historique des interférences entre art et paysage, Gianni Burattoni et Yves Abrioux mettent, quant à eux, à disposition le livret (Promenade) qui permettait de lire le paysage créé en 1996 par leurs installations au Beaucet, dans le Vaucluse. Comme chacune des contributions de ce volume, ces articles sont richement illustrés par des photographies couleur ou noir et blanc d’excellente qualité qui, d’ailleurs, fournissent un témoignage supplémentaire du très bon travail éditorial qui a été effectué tout au long de l’ouvrage. En fin de compte, la capacité, souvent tout à fait remarquable, à manier des concepts et la variété des champs de recherche, qui sont fort divers parmi les seize contributeurs, constituent certainement les caractéristiques les plus intéressantes de cet ouvrage à la thématique originale et importante dans l’histoire des jardins et de leur art.
Table des matières
Hervé Brunon – Denis Ribouillault, Ut pictura hortus, p. 1 Yolaine Escande, Le jardin sous influence : quand la peinture modèle le jardin chinois, p. 27 Denis Ribouillault, « De la peinture au jardin (en passant par la poésie) : la vallée Giulia à Rome, de Michel-Ange à Poussin », p. 43 Margherita Azzi Visentini, « ‘Una fontana con infiniti ornamenti di stucco e di pittura’. Il rapporto tra pittura e giardino : il caso delle ville venete », p. 97 Georges Farhat, « L’optique de pourtraiture au jardin en France (ca. 1550 - 1650) : transferts et invention entre perspective et jardin », p. 117 Laurent Châtel, « ‘The Science of Landscape’. Le paragone du jardin et de la peinture en Angleterre au XVIIIe siècle », p. 151 Malcolm Andrews, « The Picturesque, Visual Irritation and the Unimproved Garden », p. 173 Michael Jakob, « Ermenonville, ou l’absorption d’un jardin par un banc », p. 187 Luigi Gallo, « Fra pittura di paesaggio e arte dei giardini. Il parco della Garenne Lemot a Clisson (1805-1830) », p. 227 Marina Ferretti Bocquillon, « Le jardin de Monet à Giverny ou l’invention d’un paysage », p. 247 Mónica Luengo, « Pintura y naturaleza en la España de la preguerra. Una introducción a la obra de Javier de Winthuysen », p. 263 José Tito Rojo, « La pintura y el origen del jardín moderno en España (1890-1936) », p. 287 Stephen Bann, « Painting as Reference and Photography as Mediation: Ian Hamilton Finlay’s ‘Little Sparta’ », p. 311 Marc Treib, « Landscape into Art into Landscape », p. 323 Burattoni & Abrioux, « In Hortis Roberti. Le Beaucet (Vaucluse) », p. 357
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Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |