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Reviewed by Françoise Levaillant, CNRS Number of words : 1193 words Published online 2018-08-28 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2857 Link to order this book
Cet ouvrage de belle qualité se présente comme le catalogue de l’exposition « Poupées et tabous, le double jeu de l’artiste contemporain » qui eut lieu à la Maison de la Culture de Namur du 19 mars au 26 juin 2016. En fait, l’ouvrage existe par lui-même et entre dans la catégorie désormais très riche qu’on appelle l’histoire culturelle. Il est d’ailleurs conçu comme tel, comportant trois textes de finalité et d’usage très différents. Le premier est dû à l’archéologue Michel Manson, connu pour ses études sur les poupées dans l’Antiquité grecque et romaine, et que sa spécialité n’a pas empêché de s’intéresser à des époques plus récentes, du XVe au XIXe siècles en Europe. Le développement de l’intérêt des historiens pour le jouet l’a conduit à participer à plusieurs ouvrages collectifs sur cette question. Son texte « Histoire de la poupée. Objet culturel de l’enfance. De l’Antiquité à la Première Guerre mondiale » (p. 7-17, avec bibliographie) est évidemment ce qu’un lecteur peu connaisseur du domaine pouvait attendre en ouverture. C’est une synthèse des thèmes déjà développés ailleurs par l’auteur, mais, comme il l’annonce clairement, il ne s’agit dans ce texte que de la poupée comme jouet, « un jouet qui n’est pas comme les autres, parce qu’il est anthropomorphique et le plus souvent articulé, favorisant des mises en scène ludiques d’animation » (p. 7). Fabrication et vente, d’un côté, discours et fictions, de l’autre, trouvent toute leur place dans cette histoire résumée des poupées, en suivant une division en trois périodes : l’Antiquité, l’Ancien Régime et le XIXe siècle. Manson nous montre comment changent les conceptions des adultes qui se piquent de pédagogie de l’enfance, et l’importance particulière que prend l’usage de la poupée et de tout ce qui l’accompagne au XVIIIe siècle. Entre la frivolité déconseillée et l’édification sublimée, les morales à l’œuvre concernant l’usage de ce jouet féminin offrent un large éventail. D’excellentes illustrations (tableaux et gravures) donnent au lecteur l’envie de considérer davantage encore la place donnée aux poupées dans les œuvres ‒ notamment quand on regarde l’étonnant tableau d’Hébert en 1879 qui traite le sujet de la jeune fille à la poupée comme une « mère à l’enfant », « l’enfant » étant elle-même comme une petite femme, une poupée habillée comme une adulte.
La richesse des thèmes abordés et de ceux que l’on imagine nous amène à regretter que l’auteur n’ait pas poursuivi son enquête au-delà de la guerre de 1914. Mais la suite est consacrée au sujet proprement dit de l’exposition, « Poupées et tabous. Le double jeu de l’artiste contemporain », sous la plume d’Isabelle de Longrée (l’une des deux commissaires avec Jean-Michel François, sous la direction de Bernadette Bonnier). D’emblée, Isabelle de Longrée situe son propos sous le signe de la psychanalyse et immerge son lecteur dans un champ interprétatif que domine le fameux unheimlich freudien, précédé, précise l’auteure, par la théorie du psychiatre Jentsch. « Pourquoi la poupée serait-elle plus qu’un autre objet, propre à tutoyer le domaine de l’interdit ? » (p. 19.) C’est à répondre à cette question que s’attachent ses commentaires. Tantôt « objet transitionnel », tantôt « objet partiel », la poupée joue sur tous les tableaux de la frustration, du fantasme, de la réparation… En effet, l’auteure a choisi de présenter les créations exposées comme autant de symptômes de problèmes personnels, l’accent étant mis surtout sur les enfances vécues ou racontées par les artistes, et sur le fétichisme parfaitement conscient de leur usage des poupées. Des poupées … ou de leurs avatars, car il est évident que le choix s’est porté avec prédilection sur ce que les artistes du XXe siècle ont fait subir à l’image et au corps démembrés de leurs créatures. Sur un plan anthropologique, la question de l’enfance « brise-tout » aurait pu être évoquée, puisque, hic et nunc, on nous montre essentiellement l’enfance sadique qui se manifeste chez l’adulte.
Le cahier central de reproductions est consacré à la poupée de Bellmer (1935-1936) – à tout seigneur tout honneur –, puis on voit plusieurs photographies de Pierre Molinier dont la pertinence est très discutable dans l’ensemble de l’exposition. Plus intéressants sont les photomontages habiles de Rebuffa à propos desquels on pourrait appliquer la notion de tableaux duplices (vivant vs non vivants).
Dans son texte émaillé de nombreuses références, et qui suit toutes sortes de pistes, Isabelle de Longrée ne laisse pas de côté les différences de genre, précisant par exemple l’attitude d’une Niki de Saint-Phalle ou d’une Louise Bourgeois face à la question de la maternité (p. 43), moins à l’aise, semble-t-il, avec les comportements des hommes vis-à-vis de la poupée, « partenaire idéale » chez Olivier Rebuffa (p. 56) ou mélange compliqué inspiré de diverses figurines chez Pascal Bernier (p. 57). Les différences d’âge des quinze artistes qui étaient représentés dans l’exposition sont moins clairement signifiantes. Un rapide examen de leurs dates de naissance grâce aux très utiles notices rédigées par Barbara Bonzi (p. 98-102), montre que deux groupes se distinguent. Les artistes nés entre 1900 et 1930, maintenant décédés, à savoir Molinier, Niki de Saint-Phalle, Louise Bourgeois, Arman, Bellmer. Et les plus jeunes, de l’après-guerre et surtout d’après 1960 : Alice Anderson, Marianne Bernehaut (née en 1934), Pascal Bernier, les frères Chapman qui furent assistants de Gilbert & George, Melissa Ichiuji, Mariette (Mariette Pessin), Michel Nedjar, Olivier Rebuffa, Cindy Sherman, Pascale Marthine Tayou (Jean Apollinaire Tayou, de Yaoundé). Y a-t-il là quelque chose de pertinent qui aurait pu être creusé ? C’est probable. Chez certains artistes du deuxième groupe, la mémoire des camps de concentration intervient dans le travail créatif, qui s’apparente à un processus d’envoûtement (Marianne Berenhaut, Michel Nedjar, p. 74-75).
Le troisième et dernier texte du livre est dû à Véronique Bergen, philosophe, auteure d’un essai sur Unica Zürn (dont les œuvres auraient dû bénéficier au moins d’une petite place dans le texte précédent). Dans ses « Variations sur les poupées », Bergen développe l’idée que la poupée brouille les frontières : « Son existence transhistorique universelle convoque deux attributs : anthropomorphisme et simulacre » (p. 95). Résolument freudienne, elle situe la poupée comme un objet fétiche « à la croisée de la loi et de l’interdit » (ibid.), et cet objet fonctionnerait comme un « pare-angoisse » par rapport à l’absence de la mère. Cet essai, qui nous emmène jusqu’au cyborgs et mutants, aurait mieux sa place dans un colloque de psychiatrie. Le lecteur, comblé de toutes sortes d’expressions et références anthropologiques et psychanalytiques, reste sur sa faim en ce qui concerne les inventions des artistes, bref les objets eux-mêmes : est-ce un effet général de l’art actuel ou bien de sa critique ?
Les poupées sont à la mode, d’autres expositions le prouvent. L’ouvrage issu de celle de Namur s’ajoute à d’autres (dont il manque d’ailleurs une liste), et l’on doit espérer que le temps permettra de différencier avec plus de précision ce qui relève des jeux de la « poupée » et ce qui relève des enjeux sociétaux et symboliques en général.
SOMMAIRE
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Editors: Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |