Sofroniew, Alexandra: Household Gods: Private Devotion in Ancient Greece and Rome, 160 p., 7 x 9 inches, 65 color and 2 b/w ill., 1 line drawing, ISBN : 978-1-60606-456-6, 25 $
(Getty Publications, Los Angeles 2016)
 
Rezension von Marin Mauger, Université de Bretagne Occidentale, Brest
 
Anzahl Wörter : 2351 Wörter
Online publiziert am 2016-07-05
Zitat: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2864
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          Lorsque Cicéron, dans son plaidoyer pro domo sua, s’insurge contre la destruction de sa demeure après son exil, il présente la maison du citoyen romain comme le lieu inviolable de la piété familiale, peuplée d’autels, de pénates et d’autres divinités domestiques, et accueillant en son sein le foyer où se déroulent les cérémonies, les fêtes et divers actes religieux. C’est auprès de ce foyer et des statuettes de culte qu’Alexandra Sofroniew, docteur en archéologie classique, spécialiste des dédicaces votives du sud de l’Italie, choisit de conduire son lecteur. S’appuyant sur la riche collection des figurines et statuettes divines du J. P. Getty Museum, l’auteur propose une réflexion sur les divinités domestiques et la pratique rituelle aux périodes grecque et romaine. L’ouvrage édité par le musée n’est cependant pas un catalogue d’exposition et ne présente aucune fiche détaillée des œuvres. La volonté de l’auteur est de réintégrer l’objet dans son contexte afin d’en comprendre la fonction et l’utilisation. Ainsi, les informations pratiques concernant le mobilier sont condensées sous forme de légendes photographiques. Les œuvres choisies servent donc à illustrer l’exposé par des exemples significatifs.

 

         D’emblée, il faut noter l’intérêt certain de l’ouvrage par le choix de la thématique abordée. Comme le rappelle l’auteur, les questionnements sur la pratique domestique des cultes sont très minoritaires en comparaison de l’abondante littérature sur la religion publique. L’auteur explique cette différence par un sexisme de la recherche envers la sphère domestique, associée aux femmes, contrairement au prestige masculin de la vie publique. D’autres chercheurs interprètent cette disparité par le primat historiographique du concept de « polis-religion ». Peut-être faut-il simplement remarquer le caractère épars et lacunaire du corpus des cultes domestiques et l’absence de contexte précis pour une grande partie du mobilier ? Cependant, malgré une insuffisance certaine des études sur les cultes privés et domestiques, le sujet semble connaître un regain d’intérêt depuis quinze ans. Cet ouvrage s’intègre donc dans les dynamiques de recherche et les questionnements actuels sur la religion antique dans la sphère domestique, tels les actes du colloque organisé par J. Bodel et S. M. Olyan, Household and Family religion in Antiquity, publié en 2008.

        

         L’auteur organise son discours selon neuf chapitres de tailles inégales pour couvrir une période de mille ans allant de la naissance des cités grecques à l’apparition de l’empire romain chrétien. Le premier chapitre explique, en guise d’introduction, le ritualisme antique et les rudiments de la pratique cultuelle domestique. Les deux chapitres suivants se contentent de présenter les spécificités du culte domestique chez les Grecs, puis chez les Romains. Le quatrième chapitre propose une réflexion sur l’aspect esthétique des statuettes divines, ainsi que sur les influences et transmissions de modèles. Les trois chapitres suivants présentent les principales demandes faites par les dévots : l’amour et la fertilité, la chance et l’argent, la santé et l’hygiène. Le huitième chapitre ouvre le panthéon domestique à la question des divinités pérégrines. Enfin, un dernier chapitre permet une comparaison diachronique entre le ritualisme domestique antique et l’évolution des dévotions privées jusqu’à nos jours.

 

         Thalès affirmait que le monde était rempli de divinités. C’est de cette omniprésence des dieux que choisit de partir l’auteur, dans le premier chapitre, pour expliquer le ritualisme antique et la nécessité d’une pratique religieuse domestique. À l’image du monde, l’espace domestique était peuplé de divinités envers lesquelles les hommes avaient une obligation rituelle, soit pour se rendre les dieux propices, soit simplement pour apaiser leur courroux. Ainsi le ritualisme antique est pensé comme un échange, l’humain donnant à la divinité pour que celle-ci accède à sa demande. L’auteur définit trois procédés pour communiquer avec le divin : la prière, l’offrande et le sacrifice, qu’elle définit par la suite. Il faut noter que la présentation du sacrifice sanglant antique proposée correspond à la version grecque du rite à savoir l’incinération de certains os de la victime enduits de graisse. La version romaine, non présentée, varie principalement par le don des exta (le cœur, le foie, le fiel, les poumons, le péritoine) de l’animal. Ces explications générales étant valables aussi bien pour le culte public que privé, le discours est recentré sur les sources archéologiques domestiques bien plus ténues que celles des sanctuaires civiques. L’auteur présente alors brièvement les sites archéologiques les mieux conservés pour l’étude de la religion familiale à savoir l’aire vésuvienne (Pompéi et Herculanum) et Augusta Raurica (Augst).

 

         Le chapitre 2 présente les aspects essentiels du culte domestique grec centré sur une divinité majeure, Hestia. Placée au cœur de la maison par Zeus, Hestia symbolise le foyer à la fois physique et métaphorique autour duquel se développe l’activité rituelle domestique. Pour chaque étape de la vie, les membres de la famille se retrouvent autour du foyer pour célébrer les rites de passage, la naissance, le mariage, la mort. Avec l’émergence de la cité grecque, Hestia prend également un rôle public en devenant, dans les prytaneia, la gardienne du feu civique. Ces temples garants de la flamme nécessaire à l’activité rituelle ont laissé des traces archéologiques, contrairement aux foyers domestiques quasiment absents du monde grec. Ainsi, le site d’Olynthe où plus de cents maisons ont été mises au jour n’a fourni qu’une infime proportion de foyers maçonnés.

 

         Le chapitre 3 poursuit la présentation des rites domestiques antiques en centrant le propos sur les spécificités des cultes romains. La pratique religieuse diffère du modèle grec par deux éléments majeurs, d’une part la présence d’un espace défini dans la maison par un laraire, pouvant prendre la forme d’une niche, d’un édicule ou d’un mur peint, d’autre part les divinités honorées. Ces dernières, intimement liées aux dévotions familiales, sont de trois ordres : tout d’abord, les lares, esprits protecteurs de la maison et de ses habitants, puis le genius du pater familias, double divinisé du maître, enfin les pénates, ensemble des dieux domestiques honorés par la famille. L’auteur couple dans sa présentation les pénates avec la déesse Vesta, à laquelle ils sont associés dans un culte public à Rome, afin de montrer la place moindre que prend cette dernière dans les cultes domestiques par rapport à sa correspondante grecque Hestia. Ces cultes sont réalisés principalement par le père de famille au nom de sa maisonnée, lors des calendes, des nones, des ides, des anniversaires et de tout événement affectant un membre de la communauté familiale.

 

         Le chapitre 4 propose un angle d’approche original du sujet, en abordant les statuettes de divinités, sous un aspect purement artistique. L’objectif est de rappeler que la statuette a certes une fonction cultuelle, mais qu’elle répond également à des critères esthétiques liés à la perfection du corps des dieux. Parfois inspirées des statues de culte les plus célèbres du monde antique, ces figurines illustrent les échanges entre l’art grec, étrusque et romain, par la reprise de modèles et l’adaptation d’une symbolique, ainsi qu’entre la sphère publique et privée, la statue du dieu poliade inspirant les représentations des statuettes domestiques. Le transfert de modèles est réaffirmé à la période impériale par la diffusion à l’échelle de l’empire d’une idéologie artistique définie par le prince, entraînant une mutation des cultes et des représentations divines.

 

         Les chapitres 5, 6 et 7 proposent une réflexion sur les principales demandes des dévots et sur les dieux pouvant le mieux répondre à leurs attentes. L’auteur choisit d’aborder dans un premier temps la question de l’amour et de la fertilité. C’est bien entendu Vénus qui préside ce chapitre, en tant que divinité de l’amour. Après une réflexion sur Praxitèle et le carton de la déesse nue, que l’on aurait davantage attendue dans le chapitre précédent, l’auteur adjoint à Vénus son fils Cupidon pour évoquer les joies et les tourments de l’amour chez les Grecs et les Romains. À cette question s’ajoute celle de la fertilité et des divinités qui la favorisent, d’une part Déméter/Cérès, garante de la fertilité féminine et agricole, d’autre part Priape, apportant abondance et prospérité. La recherche de la prospérité va de pair avec les demandes présentées dans le chapitre suivant, concernant les problèmes d’argent et de chance. Ce chapitre permet d’aborder, outre les divinités à l’origine de la bonne fortune, des pratiques exclues du domaine religieux à proprement parler, mais présentes dans la sphère domestique, à savoir la magie et les superstitions. En effet, à côté du culte de Tyché/Fortune, déesse garante de la chance, d’Hermès/Mercure, dieu du commerce et de la richesse, d’Hercule, facilitant le voyage et le commerce, les Gréco-Romains pouvaient avoir recours à des pratiques magiques ou apotropaïques pour amener la chance et repousser le mauvais œil. Enfin, le chapitre 7 se concentre sur les problèmes sanitaires liés à deux espaces de la maison, la cuisine et les pièces d’eau (les bains et principalement les toilettes). La cuisine est dans les riches demeures une aire réservée aux esclaves. Les divers dangers de ce lieu et les impératifs sanitaires intrinsèques peuvent, pour l’auteur, expliquer l’emplacement de laraires souvent peints sur les murs de cet espace. Les pièces d’eau liées à l’hygiène du corps donnent l’occasion d’une présentation des divinités présidant à la santé, Asclépios/Esculape et à l’hygiène, Hygie. L’auteur s’engage alors dans une description des méthodes de soins par les dieux en prenant l’exemple du sanctuaire à incubation d’Epidaure voué à Asclépios. C’est également l’occasion de présenter les offrandes votives anatomiques déposées dans les sanctuaires médicaux pour obtenir la guérison d’un membre ou d’un organe.

 

         Après cette étude des dieux présidant à l’amour, la richesse et la santé, le chapitre 8 propose de découvrir les divinités étrangères au panthéon traditionnel gréco-romain et de comprendre leur intégration dans le culte domestique. L’auteur explique ce processus par le principe romain de l’evocatio, c'est-à-dire de l’intégration par le Sénat au panthéon romain de dieux ennemis invités à rejoindre le camp romain durant les périodes de guerre ou de divinités étrangères appelées à l’aide lors de crises. Cependant, chaque maître de maison étant prêtre en sa demeure, il n’était nullement besoin d’un accord public pour honorer à titre privé telle ou telle divinité étrangère. L’auteur choisit d’aborder ces sacra peregrina à partir de deux divinités, l’une égyptienne, Isis, l’autre syrienne, Mithra. L’exemple des divinités isiaques permet d’expliquer l’interpretatio des dieux étrangers. Le processus d’assimilation passe par une définition des champs d’action de la déesse par comparaison à des divinités du panthéon traditionnel. Avec le culte de Mithra, on approche un autre aspect des cultes à mystères. Réunis dans des mithraea, les membres du collège cultuel célébraient le dieu par des cérémonies initiatiques codifiées. Ces rites fortement hiérarchisés font partie des cultes privés de type collégial et non domestiques. Ainsi la découverte d’un mithraeum, dans le jardin d’une domus à Rome, laisse à penser qu’un particulier a offert une partie de son terrain pour que le collège mithriaque puisse se réunir.

 

         Le dernier chapitre débute avec l’interdiction du paganisme par l’édit de Théodose II. Le christianisme devient alors religion d’état et les honneurs aux divinités domestiques, même s’ils persistent encore un peu, disparaissent. Le christianisme offre une nouvelle manière de penser le divin et la pratique religieuse est centrée sur les textes et la foi. Ce dernier chapitre propose en guise de conclusion et d’ouverture, une réflexion sur l’évolution de la pratique religieuse domestique de l’apparition du christianisme à nos jours. On peut regretter pour cette partie l’absence de référence au travail de Jas Elsner. Partant de la domus ecclesiae de Doura Europos, l’auteur présente l’émergence du christianisme sous forme d’un culte collégial dans un espace domestique. Malgré la volonté de l’Eglise de refuser le paganisme, on conserve encore des marques d’un ritualisme à travers les offrandes votives ou les prières adressées à des icônes domestiques. Dans d’autres régions du globe, on trouve des parallèles marquants avec le ritualisme domestique antique. En effet, au Japon, des autels sont présents dans les maisons, des offrandes y sont disposées et les ancêtres, les membres de la famille décédés et diverses divinités du lieu, de la communauté et de l’empereur sont honorés. Enfin, l’auteur conclut sur une image du ritualisme moderne, pour les croyants ou non, par le recueillement dans les mémoriaux, qu’ils soient publics ou domestiques.

 

         D’un point de vue formel, l’ouvrage est agréable, les photos de très bonne qualité et l’ensemble d’un goût certain. Chaque chapitre débute par une citation dont l’œuvre et l’auteur sont présentés et suivent le lecteur tout au long du chapitre. Concernant le fond, on peut regretter une bibliographie uniquement anglophone (à l’exception de la thèse d’A. Kaufmann-Heinimann) et l’absence d’ouvrages récents en français ou en italien, tels la thèse de M. Bassani publiée en 2008, la thèse de M.-O. Laforge sur la religion privée à Pompéi parue en 2009, l’ouvrage de W. Van Andringa sur la vie religieuse dans les cités vésuviennes, le colloque sur les cultes domestiques organisé par A. Bérenger, le cours de J. Scheid au Collège de France en 2014-2015, voire des ouvrages plus anciens mais fondamentaux comme les deux volumes d’A. Dermarchi sur le culte privé dans la Rome antique ou la thèse d’A. Dubourdieu. De plus, l’ouvrage manque parfois de précision quant à la distinction entre cultes domestiques et cultes privés. L’absence d’un contexte de découverte pour la majeure partie des statuettes présentes dans la collection du J. P. Getty Museum empêche régulièrement, comme le rappelle l’auteur, de certifier la fonction domestique de l’objet. À dire vrai, l’ouvrage fourmille de petites imprécisions qui s’expliquent aisément par le public visé. Le manque d’approfondissement des discussions et les nombreuses digressions explicatives définissent clairement cette publication comme un ouvrage de vulgarisation de grande qualité et intelligemment mené pour un public néophyte ou passionné. Néanmoins, le choix probablement didactique de présenter chaque élément soit du point de vue grec soit du point de vue romain, pour éviter les répétitions et l’approfondissement des spécificités propres à chaque culture, retire à cet ouvrage la dimension scientifique qu’il aurait pu avoir.

 


N.B. : Marin Mauger prépare actuellement une thèse d’histoire romaine s’intitulant "Honorer les dieux au foyer : laraires et cultes domestiques en Gaule romaine" sous la direction de Valérie Huet (université de Brest) et Emmanuelle Rosso (université Paris IV).