Georget, Luc - Fabre, Gérard (dir.): Marseille au XVIIIe siècle. Les années de L’Académie de peinture et de sculpture 1753-1793. Exposition présentée au musée des Beaux-Arts de Marseille, du 17 juin au 16 octobre 2016, 304 p., 200 ill., 23 x 28 cm, EAN : 9782757210581, 39 €
(Somogy, Paris 2016)
 
Compte rendu par Christophe Henry
 
Nombre de mots : 5051 mots
Publié en ligne le 2017-08-30
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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          Du 17 juin au 16 octobre se tenait au musée des Beaux-Arts de Marseille une exceptionnelle exposition intitulée Marseille au XVIIIe siècle. Les années de l'Académie de peinture et de sculpture 1753-1793 organisée par Luc Georget et Gérard Fabre. De trop rares compte-rendus (par exemple celui de Gérard-Georges Lemaire www.visuelimage.com/?id_news=8651) ont souligné la qualité et la richesse de son catalogue, enrichi d'études livrées par certains des spécialistes de l'art français du XVIIIe siècle les mieux renseignés. Faut-il voir ici un dédain pour un art considéré comme provincial ? Une consultation même rapide de l'ouvrage – pour ne rien dire de l'excellent accrochage de l'exposition – révèle l'injustice d'un pareil point de vue, et son absence de conscience scientifique. L'exposition signalait avec brio la réouverture au public du musée des Beaux-arts de Marseille, marquée un an plus tôt par un nouvel accrochage des collections permanentes, et définitivement rendue à la vie publique par un projet subtil et exigeant. Dans un contexte général de crise qui fait planer la menace de mise en caisse de pans notables du patrimoine muséographique, il était obligatoire de prendre le temps de faire connaître cette remarquable sélection.

 

         Exigeante, elle l'est avant tout par le projet qu'explicite son sous-titre : Les années de l'Académie de peinture et de sculpture 1753-1793. Si l'exposition et l'ouvrage constituent en effet un fonds documentaire essentiel pour étudier l'histoire de Marseille au XVIIIe siècle (voir la synthèse de Régis Bertrand, Le « glorieux » XVIIIe siècle marseillais, p. 16-33, qui ignore hélas la bibliographie d'histoire de l'art pour les académies), c'est parce que le point de vue adopté choisit de contextualiser avec précision l'essor artistique d'une ville d'Ancien Régime, mais aussi d'explorer les moyens institutionnels de cette renaissance. Que Marseille la rebelle, ligueuse sous Henri IV puis systématiquement opposée à toute taxation royale, émeutière à répétition jusqu'à sa soumission par Louis XIV, devint la ville prospère du règne de Louis XV, cela s'explique sans doute par sa transformation en port franc par Colbert (1669), ce qui supprimait une cause notable de discorde entre elle et Paris. L'Édit royal de 1685, accordant à la ville le monopole d'entrée des marchandises du Levant pour tout le royaume, ainsi que le trafic de l'argent en provenance d'Amérique, alcools, sucre et café (Antilles), terminaient de lui assurer une manne économique sans équivalent dans le pré carré.

 

         En 1793, pour reprendre la périodisation de l'ouvrage, Marseille est le premier port de Méditerranée, avant même Gênes, et ce malgré l'épisode dramatique de la peste de 1720 – dont il faut envisager qu'il permit un renouvellement certain de l'élite locale. En 1750, Marseille, dont les remparts arasés ont laissé place à des cours qui feront le bonheur des architectes et des lotisseurs, dispose d'un potentiel de prospérité exceptionnel, mais pas encore des institutions artistiques qui permettent de fédérer les talents et les solidarités dans un réseau de sociabilité œuvrant activement à sa représentation extra-territoriale. C'est ce qui explique la problématique du présent catalogue. Les années de l'Académie de peinture et de sculpture (1753-1793) sont en effet celles lors desquelles Marseille se dote d'une institution dédiée aux arts du dessin, pas seulement pour épouser le mouvement européen de création des écoles de dessin (voir la mise au point d'Olivier Bonfait, École de dessin, académie, académies. L'« Académie de peinture, &c. de Marseille » dans l'espace des Lumières, p. 76-85), mais aussi pour fédérer son élite autour d'un projet à la fois savant, libéral, mais aussi économiquement utile.

 

         Toutefois, dans le cas de Marseille – qui n'est pas unique, il existe une grande ambiguité quant au statut exact de l'institution entre 1754 et 1780. En effet, choisissant la protection du duc de Villars, qui autorise les peintres et les sculpteurs à s'établir en Académie le 28 décembre 1752, les Marseillais se soustrayaient à la tutelle de l'Académie royale de peinture et sculpture de Paris, seule autorisée par le roi à disposer du titre d'Académie et de l'autorisation corollaire de « poser le modèle », c'est-à-dire de permettre à des élèves d'étudier le modèle vivant. L'initiative n'a pas manqué de provoquer l'agacement de la direction des bâtiments du roi. C'est la raison pour laquelle le prospectus publié en 1754, qui fait état de la création de l'institution, s'intitule École académique de dessein établie à l'Arcenal [sic], le I. Janvier 1753 sous la protection de Monseigneur le duc de Villars, gouverneur-général de la Provence, sous la direction générale de l'Académie royale de peinture et sculpture. Les ambitions de l'institution marseillaise sont ramenées à celles d'une école de dessin comme il en existait depuis les années 1690, dirigée par l'Académie royale et sujette à son autorisation. Les Marseillais se rebiffent-ils en 1756 quand ils adressent à l'Académie royale leurs « statuts et règlement pour l'Académie de peinture et de sculpture établie à Marseille », plus souplement intitulée Académie des Arts dans l'affiche publiée chez l'imprimeur marseillais Sibié la même année ?

 

         Le marquis de Marigny, en charge de la direction des bâtiments du roi, refusera alors le titre de protecteur, sans doute pour une question de préséance (il aurait dû être sollicité avant Villars, d'ailleurs encore vivant), mais aussi parce que l'emploi du titre d'Académie par une autre institution artistique que l'Académie royale est encore inconcevable en un temps où celle-ci dispose pleinement du monopole de l'enseignement libéral des arts du dessin. La question paraît secondaire ; elle est alors essentielle. L'Académie royale de peinture et sculpture avait été fondée en 1648 pour contrer l'influence des corporations et métiers et assurer l'indépendance professionnelle des artistes au service du roi. Jusqu'aux années 1770, Marigny tente d'interdire à la corporation des peintres parisiens, l'Académie de Saint-Luc, d'employer le titre. Autoriser son emploi à toute nouvelle institution, c'était risquer de restaurer l'emprise des métiers sur des artistes ainsi que leurs prétentions à régir la commande royale. En fait, il faut attendre la fin des années 1770, la direction des bâtiments du comte d'Angiviller sous Louis XVI et la suppression des corporations par l'Édit de Turgot en 1776, pour que le roi accorde à Marseille des lettres patentes « portant érection dans la ville de Marseille d'une Académie des Arts, sous le titre d'Académie de Peinture, Sculpture et Architecture civile et navale » (18 février 1780).

 

         La floraison artistique que décrit Gérard Fabre dans sa contribution (De l'École académique de dessin à l'Académie de peinture, sculpture et architecture civile et navale 1753-1793, p. 86-139) s'inscrit donc dans un contexte de légitimation institutionnelle. En 1753-54, le programme tacite de l'école de dessin à prétention académique est de multiplier les collaborations avec d'éminents académiciens parisien. Sur la route de l'Académie de France à Rome en 1771, puis retournant à Paris en 1775, François-André Vincent est reçu à l'Académie de Marseille et peint le fascinant triple portrait de lui-même, de l'architecte Pierre Rousseau et du peintre Coclers Van Wick (cat. 58). L'académicien parisien Guillaume Voiriot est associé libre de l'institution et Jean-Jacques Bachelier, célèbre pour son projet d'École gratuite de dessin, entretient les meilleures relations avec celle-ci.  À la mort de Jean-Baptiste-Marie Pierre en 1789, il propose d'ailleurs que le montpelliérain Joseph-Marie Vien, tout juste nommé directeur de l'Académie royale de Paris, reçoive le titre de directeur perpétuel de l'Académie de Marseille. Dès 1779, Vien avait scellé par son entremise institutionnelle une relation d'élection avec Marseille, recommandant son protégé Jacques-Louis David pour l'exécution d'un tableau d'autel destiné à la nouvelle chapelle du lazaret. Commandé par le bureau de la Santé de Marseille, le célèbre Saint Roch intercède la Vierge pour la guérison des pestiférés (1780, Marseille, musée des Beaux-Arts, cat. 140, cf. la notice approfondie de Luc Georget, p. 266-269) fit tellement sensation lors de ses expositions à Rome et Paris qu'il rejoignit directement le bureau de la Santé de Marseille sans avoir jamais intercédé les prières des malheureux en quarantaine.

 

         La légitimation institutionnelle de l'école de dessin de Marseille et sa transformation progressive en Académie des arts patentée par le roi ne se fit pas sans le soutien actif et avisé de Michel-François Dandré-Bardon, professeur à l'Académie royale et tête de pont d'un réseau d'artistes et d'amateurs provençaux gravitant autour de Jean-Baptiste Vanloo. Laetitia Pierre et Markus A. Castor étudient le rôle qu'il joua dans l'histoire artistique marseillaise dans un article très complet (Faire œuvre de pédagogie. Le directorat de Michel-François Dandré-Bardon à l'Académie de peinture et de sculpture de Marseille, p. 140-157). Actif à Marseille entre 1741 et 1752 après s'être formé à Paris et à Rome, cet aixois est nommé inspecteur des peintures du roi dans l'arsenal des galères de Marseille en 1749 et devient membre de l'académie des Belles-Lettres de la ville l'année suivante, avant d'occuper la fonction de directeur perpétuel de l'école académique à partir de 1754. On lui doit sans doute l'idée d'une institution spécifiquement artistique. Celle-ci n'aurait sans doute pas pu être mise en place sans son entremise, facilitée par son statut d'académicien parisien, et grâce à laquelle l'école disposera, dès novembre 1753, d'académies dessinées par les professeurs de l'Académie royale, c'est-à-dire d'un premier fonds de modèles permettant aux élèves d'étudier l'anatomie, palliant ainsi l'autorisation non encore accordée de dessiner d'après le modèle vivant (voir : Sylvain Bédard, Modèles parisiens. Un lot de figures académiques pour Marseille, p. 158-185). L'idée d'accueillir les artistes de passage se rendant en Italie, qui fut une des mission de l'école dès 1753, comme l'atteste le séjour marseillais de Jean-Frédéric-Marc Nattier (cat. 35), revient sans doute aussi à Dandré-Bardon. Il applique ici comme en bien d'autres occasions une politique d'allégeance et d'obligation qui devait favoriser bien plus que l'orgueil local les projets de l'école.

 

         Peintre d'histoire, Dandré-Bardon était aussi conscient du fait que Paris se considérait comme le creuset de l'imagination artistique savante. Au cours du Grand Siècle, celle-ci s'était illustrée à Marseille, ce qu'attestent deux exemples étudiés ici en profondeur, celui du Michel Serre (état de la question par Marie-Claude Homet, L'héritage baroque. Michel Serre, p. 34-47) et de Pierre Parrocel ; après les travaux d'Olivier Michel, la contribution d'Yves di Domenico (Le cycle de l'Histoire de Tobie, p. 222-237) révèle ici son rôle de médiateur majeur entre la synthèse italo-provençale de Pierre Puget et la génération de Dandré-Bardon, dite de 1700 (P. Rosenberg). Vers 1750, la continuation de cette tradition impliquait toutefois une spécialisation relative, moins dépendante du privilège parisien et plus en relation avec les attentes et le goût local, qui n'était plus indexé sur la commande de grands décors. On pense à l'exquise nature morte d'un Michel-Honoré Bounieu (cat. 46), agréé à l'Académie royale en 1767, qui n'approfondit guère sa peinture d'histoire inspirée par Vien (cat. 45) et se consacre au portrait (voir et revoir le délicieux portrait du duc d'Angoulême du musée Cognacq-Jay, cat. 47) et à l'enseignement du dessin, avant de rejoindre le Cabinet des estampes de la Bibliothèque Nationale.

 

         Plus inscrits dans les attentes de la bourgeoisie locale sont le portrait objectif d'un Simon Julien (cat. 33), l'effigie protocolaire d'un Honoré Révelly (couverture du catalogue, bien typique de l'ambition pondérée du début des années 1760, cat. 36) et la scène intimiste d'une Françoise Duparc (présentée par Luc Georget p. 186-191), dont les œuvres, datables des années 1770, démarquent Chardin sans le trahir et révèlent une préoccupation sincère pour l'effet psychologique des camaïeux de blanc. Du point de vue de l'évolution stylistique, il est particulièrement frappant de comparer le portrait du comédien Préville par Jean-César Fenouil (1751, cat. 30), au portrait d'homme barbu de Jean-Jacques Forty prêté par la galerie Michel Descours (1781, cat. 64). D'un style et d'un esprit proches des meilleures productions exposées par l'Académie parisienne de Saint-Luc, le Préville plonge ses yeux dans les nôtres et renvoie par sa gestuelle au genre du portrait de comédien dérivé depuis la Régence du portrait de négociant. Son adresse sympathique, qui sollicite une participation active du spectateur, s'oppose en tout à la profonde et dense fermeture sur soi de l'homme barbu de Forty, qui nous absorbe certes, mais par l'irrésistible attraction que suscite sa méditation, entièrement tournée vers la conscience.

 

         De Fenouil à Forty que séparent trente ans, on perçoit un effort d'approfondissement de la représentation picturale guidé par l'impératif libéral de la réflexivité qui gouvernait les attendus de la peinture d'histoire, avant qu'elle ne se consacre que trop exclusivement aux événements historiques. Comme le désiraient les professeurs de l'Académie royale, le tableau de Forty montre que toute peinture dite de genre est en puissance une peinture d'histoire, qui plonge son spectateur dans une méditation philosophique et morale, quasi pascalienne, quand le portrait de Préville exploite une fonction sociale plus accessible, sympathique, qui satisfait le besoin de représentation de la personne en même temps que la quête de délectation de la touche maîtrisée, dont aucun coup de pinceau ne trahit l'illusion de vraisemblance. L'épaule largement brossée du portrait d'homme barbu de Forty révèle à cet égard l'incidence qu'eut l'enseignement de Michel-François Dandré-Bardon à Marseille, et sans doute sa responsabilité dans l'élévation des peintres marseillais au niveau des exigences parisiennes en matière de science du Faire académique. Avec l'appui de Jacques-Antoine Beaufort qu'il protège sans doute dès son intégration à l'équipe des professeurs en 1754 (alors qu'il n'est pas même encore agréé de l'Académie royale), Dandré-Bardon formera aussi quelques remarquables peintres d'histoire marseillais : Simon Julien dit Julien de Toulon (quatrième prix en 1753, deuxième prix en 1755), Joseph II Cellony et bien entendu Jean-Jacques Forty.

 

         Au-delà de la réussite accomplie que constitue la peinture d'histoire d'un Jean-Jacques Forty – le Jacob reconnaissant la robe ensanglantée de son fils Joseph prêté par le Minneapolis Institute of Art (1791, cat. 50) exige à lui seul l'attention –, les paysages d'un Jean-Bapttiste Tierce (cat. 52-53), en particulier ses tempêtes inspirées par le parisien Philippe-Jacques de Loutherbourg, mais aussi les caprices naturalistes d'un Jean-Baptiste Coste (cat. 43) ou ceux plus piranésiens de Constantin d'Aix comme la superbe vue sous l'arche au lavis (cat. 42), révèlent l'intérêt quasi identitaire des amateurs marseillais pour un paysage réflexif et moral, qui est peut-être, aussi, une façon de flatter l'orgueil libéral de l'académie royale. La forte imprégnation des compositions de Lacroix de Marseille par l'exemple tutélaire de Claude Lorrain (cat. 12, 15-17, 21) renseigne une commande de paysages de conceptions diversifiées. À l'appui de son étude du matériel préparant la double contribution marseillaise aux Ports de France (les dessins sont perdus mais le tableau préparatoire pour L'Entrée du port de Marseille, conservé au musée de la Cour d'or à Metz, est ici étudié, cat. 10, en regard de la Vue de l'entrée du port de Marseille prise de la montagne appelée Tête de More du Louvre), Émilie Beck Saiello (De l'aristocratie du négoce aux cercles de l'Académie. Les réseaux marseillais de Joseph Vernet, p. 48-75), montre Vernet formant sa clientèle marseillaise au moment où se crée l'école de dessin. Si le modèle topographique de Vernet trouve son antonyme dans les naufrages tumultueux d'Henri d'Arles (cat. 22), Vernet n'est pas sans puiser à chacune de ces veines appréciées, dans le cadre d'une diversification stylistique qui repose sur un élargissement de son réseau de sociabilité artistique, particulièrement utile après son départ de la ville en 1754. Jusqu'en 1786, sa correspondance avec l'Académie de Marseille lui permettra ainsi d'entretenir les intérêts d'un négoce florissant, bien documenté par son Livre de raison publié par Léon Lagrange en 1864.

 

         Le mouvement européen de création d'écoles de dessin est inséparable au XVIIIe siècle de la problématique de leur utilité économique, sociale et politique. Que tous les initiateurs d'écoles aient été préalablement adoubés par le corps académique n'est pas du tout paradoxal : bien au contraire, seul un membre distingué de l'Académie royale de peinture et sculpture disposait de la légitimité savante lui permettant de contrôler la qualité des modèles étudiés, imités et reproduits au sein des écoles. Le célèbre discours de Jean-Baptiste Descamps, Sur l’utilité des établissements des écoles gratuites de dessin en faveur des métiers (Paris, 1767) articule sans ambiguïté le projet pédagogique avec le profit que doit en tirer la ville qui le prend en charge et le subventionne. Comme l'ont souligné Agnès Lahalle, Aude Gobet et Gaëtane Maes, le caractère novateur de l'école de dessin tient paradoxalement dans le dépassement de la problématique académique que propose sa fonction industrielle : fournir des modèles artistiques de qualité aux praticiens des métiers. Le brouillon marseillais du Mémoire de l'École académique de dessein, sculpture, géométrie, méchanique, perspective, architecture et anatomie envoyé à Mgr le controlleur général le 5 may 1755 explicite cette vocation en précisant que la « ville de Marseille [s'est dotée] d'une école académique pour le bien du service du roi, pour les Arsenaux de Provence et pour le commerce » (Marseille, BM, archives de l'ancienne Académie de peinture et de sculpture, ms. 988, cit. par Émilie Roffidal, L'union des arts et du commerce, p. 192-209).

 

         Dès le début des années 1770, les procès-verbaux de l'Académie de Marseille, relayés par l'Almanach historique de la ville, se félicitent « du perfectionnement des toiles peintes et des faïences » (idem, p. 195), auxquelles il faut ajouter la production de coton d'indienne et la porcelaine développée par les recherches de Jean-Baptiste-Jérôme de Bruny, baron de La Tour d'Aigues, conseiller puis président à mortier du parlement de Provence, membre des Académie de Marseille et président de la Société royale d'Agriculture. La fabrique qui porte son nom, en même temps qu'elle adapte des modèles de Jean-Baptiste Oudry et de Jean-Baptiste Descamps (deux références académiques), développe une faïence en camaïeu et obtient en 1766 l'autorisation du Conseil d'Etat de fabriquer des porcelaines blanches, peintes en deux couleurs (bleu et blanc) ou en camaïeu (ibid., p. 198). Ce droit de concurrencer la manufacture royale de porcelaine de Sèvres témoigne d'excellentes relations avec Paris, mais aussi d'une reconnaissance de l'esprit dynamique qui anime les fabriques de céramique marseillaises, que les études d'Émilie Roffidal et de Christine Germain-Donnat (La faïence de Marseille, p. 210-221) permettent d'aborder sous un jour à la fois plus institutionnel mais aussi stylistique (attributions, palettes, typologies des décors et pièces de forme, renouvellement des modèles et des imaginaires). Si la célèbre fabrique de Pierrette Candelot dite de la Veuve Perrin est représentée, celles d'Honoré Savy (en attributions), d'Antoine Bonnefoy ou encore de Gaspard Robert (avec la belle paire de vases brûle-parfum à la grecque vers 1775, cat. 103), aux productions bien situées chronologiquement, permettent d'envisager une histoire de la faïence marseillaise – et donc de la fabrique – bien en phase avec les progrès de l'école académique de dessin.

 

         De la fin des années 1760 – c'est-à-dire quand l'école de dessin fait l'objet d'une reconnaissance tacite en tant qu'Académie des arts disposant du droit de poser le modèle - jusqu'à la fin du siècle s'affirme l'un des aspects les plus captivants de l'exposition et de son catalogue : l'œuvre sculpté des élèves et des professeurs. Alexandre Maral (Les sculpteurs de l'Académie de Marseille, p. 238-255) l'étudie dans une série de monographies bien documentées et respectivement consacrées à François-Marie Poncet, Étienne Dantoine, Claude Dejoux, Jean-Joseph Foucoux, Barthélémy-François Chardigny et Alexandre-Charles Renaud. Aucun n'est né à Marseille, mais ils y furent tous élèves (pour les quatre premiers), ou nommés membre de l'Académie des arts (Chardigny) ou professeur (Renaud) suite à leur retour de l'Académie de France à Rome – ce qui rend exemplaire la fonction d'accueil et de relais académique de l'institution. À l'appui de la documentation biographique ici présentée, soulignons que ces œuvres renseignent aussi l'effort de légitimation de l'institution par les références académiques explicites – parisiennes, provençales et romaines – qu'elles proposent, qui glisse des citations picturales à la culture romaine de l'antique régénéré.

 

         En 1769, L'évanouissement d'Arthémise de Poncet (1769, cat. 120) adapte François Perrier en bas-relief et en 1774, Le Faune au chevreau de Foucoux (1774, cat. 125) emploie encore la théorie de correction de l'antique par la proportion et la grâce que celui-ci avait mise en pratique dans ses célèbres Icones et segmenta. Si L'amour et l'amitié de Dantoine (cat. 123) rend encore hommage en 1775 à l'érotisme adamique de Joseph-Marie Vien, quatre ans plus tard, le Saint Sébastien de Dejoux (1779, cat. 124) procède à la synthèse plus savante de la composition de la célèbre sculpture génoise de Puget (Santa Maria di Carignano, 1668) et de l'esprit michelangelesque de l'œuvre sacré de Bouchardon. En regard, La Source de Foucou (vers 1785, cat. 127), qui adapte la pose ramassée du Fleuve de Jean-Jacques Caffieri de 1759, est un peu conventionnelle, et l'année suivante, La consécration et L'offrande de Dantoine (cat. 121-122) rendent un peu trop sagement hommage à Félix Lecomte et à Clodion. Mais après 1790, l'étonnant Baiser de Chardigny dialogue avec l'Amour et Psyché de Canova (connaissait-il le modèle de 1787-90 ?) dans un esprit mâle et républicain, tandis que Le Peuple français de Foucou (cat. 129) revisite avec grandeur et gravité la composition de l'antique Paetus et Aria. La leçon romaine d'Anton Raphaël Mengs s'est substituée à celle des professeurs de l'Académie de Paris, le Coriolan de Renaud (vers 1790, cat. 132) n'hésitant pas à jouer les émules de Thomas Banks et de Johan Tobias Sergel.

 

         Toute ambition académique incluait nécessairement un enseignement de l'architecture, art du dessin exemplaire du statut libéral qu'un Jean-Jacques Bachelier placera au centre des préoccupations de sa parisienne École gratuite de dessin (1767), d'où sortira notamment Charles Percier. Luc Georget consacre aux morceaux de réception de l'Académie des arts de Marseille (p. 256-265) une série de monographies d'architectes répondant à la série des sculpteurs. Elle s'initie par la présentation du plan d'une église paroissiale que Charles Dupuis soumet dès 1762 (cat. 135), sans doute à l'Académie des Belles-Lettres de Marseille, assorti d'un exemplaire de son Nouveau Traité d'Architecture (1762), qui révèle l'ambition d'une candidature pédagogique ou d'un chantier. Le plus ancien morceau de réception est le Projet pour un monument public d'Esprit-Joseph Brun (1780, cat. 135), que Luc Georget met en relation avec des modèles de Puget et de Jacques Hardouin-Mansart de Sagonne, fidèlement dérivés des propositions faites par Jacques V. Gabriel dans la première moitié du siècle. Le Projet d'église de Louis Devreton (1785, cat. 136) se démarque plus nettement de l'architecture à la française, inscrivant la croisée du transept de la Sainte-Geneviève de Soufflot dans un plan carré allongé d'une demi-travée pour le presbytère et dotée d'une façade à péristyle héritée de la typologie des théâtres à l'italienne. Cette audace ne se retrouve pas dans le Projet de temple ou de rotonde à l'usage des Anciens de Charles-Joachim Bénard (1786, cat. 137), d'un mimétisme archéologique franc mais dont on ne comprend pas la fonction, hormis celle de fabrique de jardin. À Christophe Embry reviendra en 1788 de proposer un projet de maison de campagne avec avant-corps semi-circulaire, qui se démarque à peine de l'avant-corps sur cour conçu par Jean Courtonne pour l'Hôtel de Matignon (1722-1724), remis au goût du jour par Claude-Nicolas Ledoux à l'hôtel Thélusson (1778). Son projet de fontaine pour la place Saint-Louis est d'ailleurs caractéristique d'une conception déclinée de références bien identifiables, celui de la fontaine du Triton du Bernin étant ici couronné d'une seconde vasque moitié moindre.

 

         Le catalogue s'achève avec une étude que Claude Badet consacre à la création artistique marseillaise pendant la Révolution (p. 270-283), qui s'efforce de proposer une synthèse historique sur les événements tout en mettant en exergue la participation active du sculpteur Alexandre-Charles Renaud et de Jacques Réattu aux côtés des représentants de la Convention Louis Marie Stanislas Fréron, le « Missionnaire de la Terreur », et Étienne Maignet à partir de février 1794. « Élevé à la dignité d'instituteur du peuple, l'artiste patriote doit, selon Maignet, mettre la morale en action » (cit. p. 275). C'est dans ce cadre que Renaud met en place le médaillon de Puget à l'hôtel de ville et se trouve chargé de la réalisation d'une nouvelle cheminée sur le thème du Triomphe de la République les 16 et 26 ventôse de l'an II, soumise à concours dix mois plus tard. Le modèle de Renaud, primé à l'unanimité, est toujours conservé au musée des Beaux-Arts, bien qu'altéré – cette œuvre exceptionnelle par son style directement inspiré de l'art bellifontain fait l'objet d'une copieuse notice (cat. 143). Claude Badet revient aussi sur la transformation de l'église des Prêcheurs (Saint-Cannat) en temple de la Raison, bien documentée par deux coupes longitudinale et transversale de l'élévation intérieure dessinées par Auguste-Firmin Chabrier. Chardigny, un ancien élève de l'Académie que nous avons croisé plus haut, remportera le concours pour la statue monumentale du Temple, Réattu y contribuant par six grandes grisailles (sur huit, jamais accrochées au Temple) conservées au musée Réattu à Arles. L'étude de conservation-restauration de La Clémence et la Paix gouvernant sous l'égide de la Sagesse permet de documenter avec une précision rare les conditions d'exécution – dans l'urgence et l'économie – d'une commande révolutionnaire d'envergure. Achevant cette intéressante contribution, on regrette seulement que le destin des élèves de l'ancienne Académie des arts ne soit pas exploré plus systématiquement, ce qui aurait permis d'étayer l'avis de l'auteur selon lequel « Pendant toutes ces années, le milieu des artistes marseillais nous paraît extrêmement solidaire. » (p. 278).

 

         Globalement, on peut dire que, du point de vue du fond, il ne manque à cet ouvrage presque parfait qu'une contribution sur la musique et la scène, que la thèse de Laetitia Pierre renseigne pour le milieu aixois de Dandré-Bardon (Paris, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2016). Par ailleurs, l'articulation de la tradition du Grand Siècle et des années de l'Académie s'appuie trop exclusivement sur le texte que M.-C. Homet consacre à Michel Serre (p. 34-47). S'il présente la très grande qualité de livrer une synthèse sur cet artiste au profil international et pluridisciplinaire (formé en Espagne, actif en Provence, entre Paris et Marseille, pratiquant toutes les spécialités), il se prive des bénéfices d'une étude stylistique comparée qui aurait permis d'évoquer le goût français pour la peinture italienne contemporaine et le rôle de la Provence dans sa diffusion. La présentation de l'Abigaïl venant à la rencontre de David (numérotée fig. 176 au lieu de 11 en légende), l'une des sept toiles commandées par le banquier genevois Jacques-André Saladin en 1717, aurait pu donner lieu à un commentaire relatif à la mutation du goût qui accompagne son accès à la noblesse par achat de charge en 1712 : pas simplement parce que cette évolution est spectaculaire mais aussi parce que le peintre joue désormais d'un clair-obscur virtuose qui fusionne les manières, par exemple celle du napolitain Paolo de Matteis et du montpelliérain Jean Ranc (la Jaël dévoilant le corps de Sisera du musée Granet semble lui rendre hommage avec amitié).

 

         Le décor de la salle basse de la maison de ville de Saladin, essentielle pour la connaissance du premier XVIIIe siècle français, exigeait à notre avis un renvoi au cycle de l’Énéide pour la galerie du palais Bonaccorsi à Macerata livré cinq ans plus tôt (1712) par Paolo de Matteis, Luigi Garzi, Antonio Balestra, Francesco Solimena et Marco-Antonio Franceschini. Conformément à la théorie de la peinture alors active en Italie, M. Serre reformule leurs différentes manières dans une habile synthèse, en plus d'emprunter le lieu commun des lanciers associés à une figure féminine implorante à Solimena. Eu égard à la manière alors recherchée d'un Magnasco, la vue du cours pendant la peste de 1720 (cat. 4) pourrait donner lieu à des remarques similaires, bien que l'auteur ait bien raison de mettre cette œuvre ainsi que les stupéfiantes Vue de l'hôtel de ville de Marseille pendant la peste et L'épisode de la Tourette (1721, musée des Beaux-Arts et faculté de médecine de Montpellier) en relation avec les antécédents du genre proposés par Domenico Gargiulo et Micco Spadaro pour Naples. Fallait-il pour autant leur consacrer presque un tiers de la contribution ? On aurait préféré un positionnement de l'artiste en regard de ses contemporains les plus comparables : Louis Cretey entre Lyon et Rome, Jean Ranc à Montpellier, Jean-Baptiste Vanloo entre Nice, Turin, Paris et Londres, etc.

 

         Du point de vue de la forme, une chronologie générale à destination des lecteurs non marseillais n'aurait pas été inutile, ainsi qu'un renvoi plus fréquent à la bibliographie récente de l'histoire de la peinture européenne et française des XVIIe et XVIIIe siècles. Et d'un point de vue strictement technique, on regrette que soit ici adoptée cette nouvelle convention de référencer en note les ouvrages en abrégé dès la première mention ; produire leur référence complète en première mention ne prend guère de place et évite les allers-retours épuisants avec la bibliographie. Faut-il enfin regretter l'abandon du catalogue de notices, dont on trouve ici une forme résistante, qui peine un peu à trouver le juste équilibre avec les études ? La discussion des datations et des attributions n'est plus à la mode et il est vrai que, dans ce cas précis, beaucoup d’œuvres sont suffisamment documentées pour que l'on puisse se passer d'une catalographie systématique. Nous croyons pourtant que le genre du catalogue livre, aussi exemplaire que la forme qu'il prend ici le rende, rejette naturellement le principe critique de l'examen savant et la possibilité d'établir un état de la question complet des problèmes stylistiques et iconographiques. Mais il est vrai que le premier objectif de cet ouvrage était de remettre à l'honneur des artistes généralement oubliés ou méprisés en les replaçant dans le contexte d'un phénomène dont la portée culturelle fut considérable, celui de l'essor européen des académies d'art au XVIIIe siècle.

 

 

 

SOMMAIRE

 

Luc Georget, Avant-propos (12-15)

Régis Bertrand, Le « glorieux » XVIIIe siècle marseillais (16-33)

Marie-Claude Homet, L'héritage baroque. Michel Serre (34-47)

Emilie Beck Saiello, De l'aristocratie du négoce aux cercles de l'Académie. Les réseaux marseillais de Joseph Vernet (48-75)

Olivier Bonfait, École de dessin, académie, académies. L'« Académie de peinture, &c. de Marseille » dans l'espace des Lumières (76-85)

Gérard Fabre, De l'École académique de dessin à l'Académie de peinture, sculpture et architecture civile et navale 1753-1793 (86-139)

Laetitia Pierre et Markus A. Castor, Faire œuvre de pédagogie. Le directorat de Michel-François Dandré-Bardon à l'Académie de peinture et de sculpture de Marseille (140-157)

Sylvain Bédard, Modèles parisiens. Un lot de figures académiques pour Marseille (158-185)

Luc Georget, Une académicienne. Françoise Duparc (186-191)

Émilie Roffidal, L'union des arts et du commerce (192-209)

Christine Germain-Donnat, La faïence de Marseille (210-221)

Yves di Domenico, Le cycle de l'Histoire de Tobie (222-237)

Alexandre Maral, Les sculpteurs de l'Académie de Marseille (238-255)

Luc Georget, L'architecture à l'Académie. Les morceaux de réception (256-265)

Luc Georget, Une commande singulière. Le Saint Roch intercède la Vierge pour la guérison des pestiférés de David (266-269)

Claude Badet, Marseille et la création artistique pendant la Révolution (p. 270-283)