Cousinié, Frédéric: Le Saint des Saints - Maîtres-autels et retables parisiens du XVIIe siècle, Publications de l’Université de Provence. 369 pages - 60 + 108 ill. - format 16 x 24 - ISBN 2-85399-637-9 - 40 euros.
(Publications de l’Université de Provence 2006)

 
Rezension von Jean-Michel Leniaud, École pratique des Hautes Études (Paris)
 
Anzahl Wörter : 1065 Wörter
Online publiziert am 2007-07-17
Zitat: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=29
 
 

C’est sous un bien beau titre que les presses universitaires de Provence font paraître cette étude de Frédéric Cousinié : Le Saint des Saints. Encore eût-il peut-être fallu expliquer plus avant les raisons de l’emploi de cette métaphore qui, à la manière du figurisme médiéval repris à l’époque de la Réforme catholique, compare la partie la plus sacrée du temple de Jérusalem au lieu où le Saint Sacrement de l’autel est conservé. Car elles se situent, ces raisons, au cœur même du difficile sujet qu’explore notre auteur. D’autres l’avaient fait avant lui : Victor-Louis Tapié et, plus récemment, Michelle Ménard, mais le projet de Cousinié se singularise par deux ambitions : le corpus qu’il a choisi se borne au Paris du XVIIe siècle, c’est-à-dire à ce qui compte parmi les productions les plus intéressantes de la période ; l’analyse qui en découle entend entrer au cœur du processus programmatique qui conduit à la transformation des autels depuis la mise en œuvre des incitations du concile de Trente.

Sur le premier point, l’auteur propose un répertoire de 54 cas auxquels peuvent être mises en rapport 108 illustrations (de petite taille, mais parfaitement lisibles). Nous disposons grâce à lui d’un ensemble de fiches d’inventaire, sérieusement documentées, concernant des églises, les unes encore en usage, d’autres disparues, des paroissiales, des chapelles conventuelles et même des chapelles d’hôpital. Un seul édifice manque, mais il est de taille : la cathédrale, Notre-Dame. C’est dommage, car le dossier des discussions entre Louis XIV et le chapitre sur l’implantation et la forme à donner à l’autel du Vœu de Louis XIII apporte des informations considérables sur la question dont il s’agit ici.

Sur le second objectif, il faut d’abord souligner l’originalité et la fécondité de la démarche : il n’est pas courant, en France, qu’un historien de l’art accepte de sortir du strict champ de ce qu’il croit être sa discipline pour s’intéresser aussi, à propos de l’art religieux, aux raisons qui se trouvent à l’origine des formes. Ces raisons sont d’ordre liturgique… Les historiens de la liturgie, il est vrai, je l’ai souvent souligné, ne facilitent guère le travail des historiens et des historiens de l’art, tant ils sont frileux et bourrés de préjugés. L’auteur est donc allé directement aux sources : il signale les écrits du saint évêque de Milan, Charles Borromée, et a lu ceux de Jean-Baptiste Thiers, Cordemoy, etc. Sur le premier, il rappelle les positions des historiens français : n’ayant pas été traduit, il n’a pas été lu en France, d’ailleurs, les décisions du concile de Trente n’ayant pas été enregistrées par le Parlement de Paris, elles ont manqué de bases juridiques pour être appliquées dans le Royaume. Cousinié reste circonspect devant ces raisonnements positivistes et il a mille fois raison, mais il ne va pas assez loin : on sait aujourd’hui, grâce aux travaux de Mathieu Lours, que l’influence de Borromée a été considérable. C’est à propos de Thiers qu’il faut plutôt se demander quelle a été son audience réelle. Tout au plus peut-on dire que ses dires flattent les points de vue nationalistes (i.e. gallicans) du moment et les aspirations primitivistes d’un pays marqué par la controverse protestante et par le jansénisme. Muni de ce vade-mecum liturgiste, Cousinié entreprend une interprétation de l’autel et du sanctuaire à la lumière des concepts et des méthodes mis au point par Louis Marin et Pierre Bourdieu. Il en ressort des analyses plus qu’intéressantes sur l’organisation des fonctions dans un sanctuaire catholique, sur la disposition des images et, surtout, sur la question du regard. Parmi les remarques les plus entraînantes de l’auteur, je retiens que le regard du fidèle relève moins du biologique (le fait de pouvoir voir, donc de regarder) que de l’intériorisation adorante : les chérubins qui encadraient l’arche dans le temple se voilaient la face, de la même manière que le fidèle se prosterne devant l’hostie consacrée.

Cousinié a tiré sur un fil mais on lui en veut (si l’on peut dire) de n’avoir pas entraîné toute la pelote. Pour ma part, je dirai que la grande différence qui prévaut entre les temples, les synagogues, les mosquées, d’une part, et les églises catholiques romaines ou orthodoxes tient à ce qu’elles ajoutent à la prière en commun et à l’instruction une fonction sacrificielle. Le sacrifice implique l’autel et l’autel, le sanctuaire. La réforme dont Borromée a été l’instigateur, Cousinié le rappelle, consiste à placer le Saint Sacrement non plus dans une réserve à part de l’autel ni dans la suspension eucharistique (curieusement, l’auteur n’en parle jamais), mais dans un tabernacle au-dessus de l’autel, à l’instar de celui qui, dans l’ancien Temple, conservait les tables de la loi, exprimant ainsi que la Nouvelle Alliance s’est substituée (ajoutée…) à l’Ancienne. L’autel n’est donc pas seulement le lieu qui matérialise le sacrifice eucharistique auquel on assiste (ou, plutôt, on prend part, diraient les Jansénistes) mais celui vers lequel converge l’acte d’adoration.

Néanmoins, l’affaire se complexifie avec l’apparition, au XVIIIe siècle, des autels à la romaine, beaucoup plus primitivistes que les formes inventées par le XVIIe siècle et la disparition des retables, des baldaquins et autres accessoires. Il faudrait encore distinguer les fonctions des différents autels, maître-autel, autel de la chapelle de la Vierge, autels secondaires et les différents usages qu’on en fait : sacrifice eucharistique, adoration du Saint Sacrement, dévotions personnelles… Le rôle d’un autel est beaucoup moins simple qu’on ne le croit, en tout cas beaucoup moins que Pierre Bourdieu ne l’a cru lorsqu’il étudiait son fonctionnement et s’étonnait que, dans la même église, certains autels se signalassent par des cierges allumés et d’autres, non.

De ce débat complexe et même compliqué par les attendus idéologiques qui marquent parfois les prises de position primitivistes des liturgistes (proches du calvinisme sur le sacerdoce universel et sur le repas communautaire), les historiens de l’art ont tendance à s’échapper en adoptant une ligne en rapport avec leur discipline : de meuble liturgique, l’autel deviendrait un objet architectural. Il faudrait en débattre longuement, mais il n’est pas imaginable que les clercs eussent pu laisser à un seul (simple ?) artiste le soin de concevoir ce qui constitue le cœur du lieu de culte et le centre de la liturgie.

Le Saint des Saints de l’ancien Temple était fermé par une tenture. Le grand Prêtre n’y pénétrait qu’une fois par an et y prononçait le nom divin. Grâce à Cousinié, une partie du rideau s’est déchirée et la lumière commence d’entrer dans le sanctuaire. Au profit des historiens des formes.