AA.VV.: Du silex au gobelet en plastique, réflexions sur les limites chronologiques de l’archéologie, (Collection Sondages), 212 p., ISBN : 979-10-96137-00-8, 18 €
(Éditions Fedora, Bordeaux 2016)
 
Reviewed by Catherine Breniquet, Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand
 
Number of words : 1725 words
Published online 2017-03-17
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2901
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          Contrairement à la situation anglo-saxonne, la bibliographie française sur les questions épistémologiques en archéologie est encore limitée ou se cantonne souvent à des manuels proposant des recettes rassurantes pour apprivoiser la technicité grandissante de la discipline. On se réjouira donc qu’une toute jeune maison d’édition bordelaise – Fédora – relève le défi dans sa collection « Sondages ». Le livre dont on rend compte se veut une réflexion sur les « limites chronologiques de l’archéologie ». On sait en effet que l’archéologie est science du temps (entre autres, car elle est aussi science de l’espace et discipline de « l’Autre ») et que l’établissement de la chronologie, sous toutes ses formes (absolue, relative) constitue une part très substantielle de sa démarche. Mais ce n’est là qu’un aspect des relations entre archéologie et chronologie. Par son objet « matériel », l’archéologie est la seule discipline à pouvoir couvrir la quasi-totalité de l’histoire de l’humanité, au sens le plus large du terme, des premières productions taillées du Paléolithique ancien aux vestiges de la période contemporaine. Si les premières sont explorées et exploitées de longue date, les dernières ne se sont agrégées que tard à la démarche. En effet, les premiers questionnements sur une archéologie « contemporaine » ont été initiés par le Garbage Project de W. Rathje[1] dans les années 1970, encore pensés à l’époque comme une pratique quelque peu expérimentale. La notion de passé « récent » n’étant pas tout à fait la même d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, il convient d’adjoindre à ce nouveau bornage de l’archéologie en France, l’émergence d’une archéologie des friches industrielles, support d’un discours sur l’histoire sociale, celle de la période moderne grâce aux fouilles de la cour du Louvre dans les années 1990, celle de la période contemporaine avec les résultats des fouilles préventives sur la ligne du TGV Est portant sur les vestiges de la Grande Guerre. On ajoutera enfin deux expériences récentes connectant l’archéologie contemporaine à la performance artistique cette fois : la fouille du Déjeuner sous l’herbe de Daniel Spoerri[2], et celle de la cabane de Peau d’Âne[3]. Derrière les aspects déstabilisants, provocants ou surmédiatisés de ce nouveau périmétrage de la discipline, l’enjeu est bien l’articulation du dialogue des différentes sources entre elles. Car, pour les temps préhistoriques, c’est une pluridisciplinarité « traditionnelle » qui est à l’œuvre (vestiges matériels, études environnementales, paléontologie, etc.). Pour les temps historiques de l’Antiquité et du Moyen Âge, il faut ajouter les sources textuelles, ce qu’on se plait à faire depuis une bonne trentaine d’année avec un certain bénéfice mais parfois aussi avec une candeur surprenante ; or plus on se rapproche du présent, plus les sources deviennent complexes, et curieusement, plus le divorce avec l’archéologie se creuse. Ces sources étant diverses, elles apportent des renseignements différents, parfois en totale opposition avec la documentation « officielle ». Les questionnements induits par cette situation inédite impactent en retour toute la discipline. C’est le propre du questionnement épistémologique. De tout cela, il est finalement assez peu question dans ce petit livre, en dépit du titre et du sous-titre. Et il y a une raison à cela : l’absence d’éditeur scientifique.

 

         C’est en effet Pierre Dejarnac qui dirige les éditions Fédora, et qui introduit le propos en une page et demie (p. 7-8). Le modèle éditorial choisi, ouvert, partagé et détaché des contingences académiques, façonne les qualités de l’ouvrage, mais aussi ses limites. Que la réunion d’articles ne soit pas issue d’un colloque, d’une journée d’étude, on l’accepte bien volontiers, que la recherche d’un consensus arbitraire n’en soit pas l’objectif, bien davantage encore. Mais rien n’est dit sur les sollicitations préalables des auteurs pressentis, sur les modalités de sélection des articles, sur la ligne éditoriale initiale. Quoi qu’on en pense, dans le contexte de la recherche scientifique actuelle et malgré la présence de quelques « poids lourds » de la discipline, ce choix affaiblit quelque peu la portée de l’ouvrage. L’écart entre la page de couverture enjoignant à une réflexion épistémologique et la quatrième de couverture qui évoque la place de la chronologie dans son ensemble est à cet égard révélateur.

 

         Douze articles signés par des universitaires, des archéologues préventifs, des spécialistes (d’archéologie forensique ou de muséologie notamment), des doctorants d’horizons variés constituent l’ouvrage. Le sommaire suit l’ordre alphabétique, mais derrière ce choix « égalitaire », on retrouve d’autres logiques. On peut découper cet ouvrage en plusieurs rubriques thématiques. La première est incarnée par les auteurs qui sont « dans le ton », et pour cause. P.-Y. Balut (« Chronos dévorant », p. 9-20) est peut-être avec G. Bellan (« Aux confins de l’archéologicité : renouveler l’archéologie moderne et contemporaine », p. 21-34) et P. Boissinot (« Ce que le passé récent et l’actuel font à l’archéologie », p. 35-50), ceux qui « collent » le plus au propos initial (du moins tel que nous l’avons entendu). Le premier questionne les rapports entre histoire/archéologie/anthropologie, pour conclure que « l’archéologie est autre chose qu’un mode particulier et secondaire des sciences historiques dont elle n’a pas à entériner les conditionnements » et s’exclamer « une révolution ! » (p. 18). On voit cependant mal en quoi il s’agit là d’un apport révolutionnaire, sachant que l’archéologie de la protohistoire européenne a pris ses distances depuis bien longtemps avec les sources classiques et a su développer les méthodes de terrain adéquates pour produire ses sources propres et ne plus rien devoir à personne.  Quant à l’archéologie de la Grande Guerre assimilée à une « chasse aux reliques » (p. 15), on nous autorisera à trouver l’expression quelque peu désobligeante pour nos collègues qui ont œuvré sur le terrain et mis au jour des sépultures de guerre qu’aucune archive ne documentait et qui se sont avérées bouleversantes dans leur capacité à nous reconnecter à l’horreur et à l’humanité paradoxale des tranchées[4], en un mot à dépasser leur matérialité. Les deux autres auteurs cités interrogent l’archéologie du passé récent et ses implications politiques et épistémologiques.

 

         L’archéologie de ce passé récent, parfois encore « sensible » dans les mémoires, plus « tragique » (p. 23) que celles des grandes batailles antiques, offrait de belles perspectives de réflexion sur l’archéologie forensique dont s’est emparé P. Georges dans la première partie de son article (« L’archéologie forensique en France : une discipline à l’assaut du temps », p. 69-90), pour revenir prudemment à une définition consensuelle. D. Congram et P. Guyomarc’h ont fait de même en signant un article utile (« Contraintes et limites temporelles en archéologie forensique », p. 51-68), mais se limitant au-x temps du cadavre.

 

         On glisse ainsi vers une réflexion plus traditionnelle sur la chronologie en archéologie, déclinée par les autres auteurs, en fonction de leur sensibilité académique personnelle, fondée sur les « périodes », les sites, voire les musée, objets de leurs recherches, une sorte d’épistémologie « contextuelle », utile, intéressante car articulée à des exemples, mais assez peu révolutionnaire malgré tout. A. Gorgues s’attaque au « temps de l’archéologie » (p. 91-110), à ses multiples dimensions et à son caractère relatif, subjectif, mais intrinsèquement lié à l’archéologue. M. Kolhatkar (« À la Martre, le temps s’écoule le long des lignes de pierre », p. 111-134) et V. Immonem (« Chronologies absentes de l’archéologie. Cultures des étendues sauvages de la Fennoscandie boréale », p. 135-156) s’attachent à l’illustration par deux exemples des contraintes chronologiques liées à la spécificité de leur terrain et à la divergence des sources.

 

         R. Pigeaud (« Chronologie et imaginaire : éléments de préhistoire flottante », p. 157-176) et G. Sence (« Limites temporelles et limitations pratiques : sur quelques difficultés de l’archéologie », p. 187-202) affrontent courageusement les limites de l’archéologie, préhistorique ou non, en tant que discipline, où l’on voit bien que la chronologie n’est qu’un paramètre épistémologique parmi d’autres (avec la prise en compte du terrain, des découpages académiques, des sciences de l’environnement, de l’historiographie…).

 

         Enfin le monde des musées, souvent exclu de la réflexion archéologique alors qu’il y participe activement, est représenté par deux contributions renouant avec la matérialité de l’objet d’étude : M. Scapin (« La chronologie et la stratigraphie expliquées au musée : l’exemple de médiations culturelles pour les enfants au musée Saint-Raymond de Toulouse », p. 177-186) et J. Touzeau (« Objets archéologiques et limites chronologiques », p. 203-210). Fondamentalement « anthropique », comme le rappelle cette dernière (p. 209), l’objet est aussi polysémique par nature puisqu’il mêle des dimensions techniques, chronologiques, cognitives, artistiques, etc. Ce n’est pas un acquis épistémologique d’une actualité brûlante, on le sait depuis déjà longtemps. On sera d’accord pour penser que ce sont bien les archéologues, leurrés par la matérialité rassurante de ces objets, qui l’ont oublié. À l’exception de ces deux contributions, il n’est pas question de l’enseignement de l’archéologie. C’est à la fois révélateur et inquiétant.

 

         Cet ensemble d’articles apparaît ainsi un peu disparate, faute d’une ligne directrice ferme (et peut-être aussi d’auteurs s’étant impliqués dans le projet initial ?). Le sous-titre est trompeur. Mais dépasser les cadres existants pour s’exprimer librement est aussi une entreprise courageuse qu’il faut saluer à sa juste valeur. Dans les années 70, ne disait-on pas volontiers que l’archéologie était ce qui rendait les archéologues heureux[5] ? C’est un peu court en matière d’épistémologie, mais ce n’est finalement pas un si mauvais programme. On peut sans doute en dire de même pour l’édition.

 


[1] W. Rathje, L’opération poubelle. Une nouvelle façon de regarder les problèmes de l’archéologie, in A. Schnapp (dir.) L’Archéologie aujourd’hui, Hachette, Paris, 1980, p. 251-262.

[2] J.-P. Demoule, À propos du « Déjeuner sous l’Herbe » de Daniel Spoerri, 13 juin 2011 : http://www.jeanpauldemoule.com/a-propos-du-dejeuner-sous-lherbe-de-daniel-spoerri/

[3] O. Weller, « L’archéologie peut-elle raconter des contes de fée ? », Les nouvelles de l'archéologie, 137 | 2014, 40-44.

[4] G. Priaux, Y. Desfossés et A. Jacques L’archéologie de la Grande Guerre, Ouest-France, 2008

[5] Rappelé par P. Bahn Bluff your Way in Archaeology, Oval Book, London, 1989, p. 8.


 

 

Sommaire

 

Avant-propos, Pierre Dejarnac, 7

 

Chronos dévorant, Pierre-Yves Balut, 9

 

Aux confins de l'archéologicité. Renouveler l'archéologie moderne et contemporaine, Gilles Bellan, 21

 

Ce que le passé récent et l'actuel font à l'archéologie, Philippe Boissinot, 35

 

Contraintes et limites temporelles en archéologie forensique, Derek Congram et Pierre Guyomarc'h, 51

 

L'archéologie forensique en France : une discipline à l'assaut du temps, Patrice Georges, 69

 

Le temps de l'archéologie, Alexis Gorgues, 91

 

À La Martre, le temps s'écoule le long de lignes de pierres, Manek Kolhatkar, 111

 

Chronologies absentes de l'archéologie. Cultures des étendues sauvages de la Fennoscandie boréale, Visa Immonem, 135

 

Chronologie et imaginaire : éléments de Préhistoire flottante, Romain Pigeaud, 157

 

La chronologie et la stratigraphie expliquées au musée : l'exemple de médiations culturelles pour les enfants au Musée Saint-Raymond de Toulouse, Mathieu Scapin, 177

 

Limites temporelles et limitations pratiques : sur quelques difficultés de l'archéologie, Guillaume Sence, 187

 

Objets archéologiques et limites chronologiques, Julie Touzeau, 203