Alberti, Francesca : La peinture facétieuse. Du rire sacré de Corrège aux fables burlesques de Tintoret. (Les Apparences), 14,0 x 22,5, 480 p., ISBN 978-2-330-04725-2, 34 €
(Actes Sud, Arles 2015 )
 
Compte rendu par Olivier Chiquet, Université Paris-Sorbone, EPHE
 
Nombre de mots : 1767 mots
Publié en ligne le 2018-05-30
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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          À rebours d’une vision idéaliste de la Renaissance, Francesca Alberti étudie dans cet ouvrage la place occupée dans la peinture italienne du XVIe siècle par le rire, qu’elle choisit d’appeler, en recourant à la terminologie des traités de l’époque, le « facétieux ». L’auteur se propose plus précisément d’analyser les différentes fonctions de l’ « érotisme facétieux » qui, présent dans des toiles aussi nombreuses que variées, brouille les frontières entre le sérieux et le comique, le sacré et le profane.

 

         Si, à partir du milieu du XIXe siècle, le grotesque, la caricature et la satire dans la production artistique de l’Italie de la Renaissance avaient fait l’objet d’importants travaux (Thomas Wright, Jules Champfleury, Ernst Kris, Ernst H. Gombrich, Wolfgang Kayser ou encore Mikhaïl Bakhtine), il appartient à Eugenio Battisti – dont L’Antirinascimento (1962) mettait en rapport la peinture de genre avec la comédie – d’avoir ouvert une nouvelle voie consistant à explorer le lien unissant d’une part, la peinture comique et, d’autre part, la théorie comme la pratique renaissantes de la comédie (Barry Wind, Paul Barolsky – dont l’Infinite jest: wit and humour in Italian Renaissance art de 1978 constitue la « pierre milliaire pour la connaissance du rire dans l’art italien de la Renaissance » –, Thomas Fusenig, Michel Hochmann, Francesco Porzio). Or c’est bien dans cette perspective que Francesca Alberti inscrit son travail, dont l’ambition dépasse celle des quelques études ponctuelles (Alessandro Nova, Tom Nichols) consacrées au comique chez Romanino ou Tintoret.

 

         Le propos s’articule autour de 4 chapitres, dont chacun comporte une analyse extrêmement minutieuse d’au moins un dessin ou un tableau.

         

         Ainsi, le premier chapitre (« Héritages et nouveautés de la conception et de la pratique du rire à la Renaissance »), à travers l’étude d’une multiplicité de sources hétérogènes (traités de peinture, de médecine, de rhétorique, de poétique, de comportement, nouvelles et poésie) couvrant une période allant de l’Antiquité au XVIe siècle, démontre que « les origines d’une conception positive du rire, et par conséquent de la comédie et du ridicule, sont très anciennes ». En effet, dans leurs écrits théoriques, les auteurs de la Renaissance peuvent se référer, pour l’Antiquité, à Platon (dont la condamnation du rire est à nuancer), à Aristote (tant pour sa définition de la comédie et sa hiérarchisation des genres dans la Poétique, que pour ses développements autour de la notion d’eutrapélie dans l’Éthique à Nicomaque), à Cicéron (pour sa valorisation, dans le De oratore, de l’efficacité du comique dans le champ rhétorique et pour la distinction qu’il y opère entre le ridicule in re et le ridicule in dicto) et Horace (l’Ars poetica montre que la poésie, qui doit à la fois plaire et instruire, peut s’appuyer sur un principe d’empathie : « L’homme rit en voyant rire, pleure en voyant pleurer »). La Renaissance est également lourde de l’héritage du Moyen Âge chrétien, qui commence à accepter le rire (et donc, à le codifier) à partir des XIIe et XIIIe siècles, parallèlement à la redécouverte d’Aristote, et qui utilise le ridicule à des fins mnémotechniques et, même, liturgiques (risus paschalis). Fort de cet héritage antique et médiéval, la théorie du XVIe siècle cherche à explorer la complexité des mécanismes et des expressions du rire (à savoir la physionomie du rieur, le rôle de l’étonnement ou admiratio dans la genèse du rire ou encore son statut de pharmakon de la mélancolie), étudie dans de nombreux traités de poétique la comédie et le ridicule (Francesca Alberti souligne en particulier la centralité – parmi les commentaires à la Poétique aristotélicienne dans lesquels s’élabore une véritable théorie de la catharsis comique – du De ridiculis de Vincenzo Maggi, dont la nouveauté consiste à affirmer que le rire naît non seulement d’une laideur mais aussi, concomitamment, d’un effet d’étonnement), ainsi que l’art de rire en société (les traités de savoir-vivre d’Érasme, de Pontano et surtout de Castiglione défendant un rire gracieux, celui de Della Casa annonçant au contraire les positions post-tridentines). Le chapitre se clôt sur une étude des liens entre étrangeté et ridicule, d’abord dans les Vies de Vasari (où le rire est utilisé par l’historiographe et critique d’art afin de condamner la production des artistes mélancoliques qu’il juge mauvaise), puis dans le fameux dessin de Léonard L’Homme piégé par des gitans (Windsor Royal Collection), que Francesca Alberti propose de lire comme une « pensée sérieuse sur le rire », ou encore une « réflexion précoce sur le pouvoir ridicule de l’image ».

 

         Le deuxième chapitre (« Rire de joie avec les Madones de Corrège ») étudie, à travers l’analyse de deux retables modénais de Corrège, la fonction du rire dans la peinture dévotionnelle, à savoir exprimer « la grâce aux sens esthétique, éthique et théologique du terme ». Dans la Madone de saint Sébastien (Dresde, Gemäldegalerie) réalisée autour de 1523-1524, Corrège joue de l’érotisme facétieux (la Madonina, dont le rire gracieux attire l’attention du spectateur, tient dans sa main une miniature de la cathédrale de Modène que le peintre place entre les jambes de saint Sébastien ; la chemise nouée autour de la taille de ce dernier est animée d’un troublant gonflement ; saint Roch dévoile ses cuisses et caresse son entrejambe ; l’enfant Jésus montre ses genitalia et, en écho, un putto chevauche un nuage dissimulant son sexe) pour engager émotionnellement le spectateur à l’intérieur de la toile et, surtout, lui permettre de méditer sur « le pouvoir rédempteur de l’Incarnation ». En effet, le syncrétisme de l’univers religieux et du burlesque fait du rire la « préfiguration et le symbole de la Résurrection ». Cette analyse vaut également pour un autre retable de Corrège, la Madone de saint Georges (Dresde, Gemäldegalerie) réalisée entre 1530 et 1532, où le peintre pousse toutefois encore plus loin le comique érotique, au risque de « frôler les limites de la convenance et d’entraîner des interprétations non orthodoxes » (comme en témoigneront sa problématique réception par la confrérie qui en avait fait la commande, ainsi que l’interprétation qu’en fera Passerotti). C’est que le rire du Précurseur qui indique du doigt le renflement du linge recouvrant l’entrejambe du Christ, les deux atlantes (dans la partie supérieure) qui désignent chacun du doigt le sexe de l’autre, le raccourci du pied (érotique) du Christ, le jeu ambigu des putti (dont l’un porte une épée, symbole sexuel dans la poésie burlesque), les figures présentant leur postérieur… mettent à l’épreuve le libre arbitre du spectateur, qui devra savoir dépasser l’interprétation uniquement scabreuse de cette peinture.

 

         Le troisième chapitre, « Vénus, Mars et Vulcain : une fable comique de Tintoret », propose une lecture détaillée de ce tableau (Munich, Alte Pinakothek) réalisé vers 1548, cherchant à démontrer qu’ « à la manière d’un dramaturge,Tintoret invente une ‘‘comédie peinte’’ ». En effet, l’artiste exploite le potentiel comique du mythe : Mars a eu à peine le temps de se cacher sous une table (un chien, symbole de fidélité, a toutefois remarqué sa présence dans la chambre de Vénus), et Vulcain semble chercher une tache sur les draps du lit prouvant l’adultère de son épouse (Tintoret parodie ici la métaphore mariale de la tache, comme l’atteste aussi la présence d’un vase transparent, symbole de la virginité de Marie). Mais la scène est plus complexe : Vénus n’a l’air ni pudique ni embarrassée, la position du genou de Vulcain sur le lit trahit chez lui une certaine ardeur sexuelle et, surtout, le spectateur peut voir dans le miroir (traditionnellement présent dans les scènes érotiques) ce qui adviendra (peut-être pendant le temps qu’il mettra à identifier Mars, « caché » à ses yeux par sa position latérale ainsi que par le jeu de lumières), à savoir un Vulcain tout prêt à s’adonner aux plaisirs de la chair avec son épouse (ce qui fournira fort probablement à Mars l’occasion de disparaître sans être aperçu du dieu boiteux). Voyant Vulcain abusé par la beauté séductrice de Vénus, le spectateur est ainsi invité à « apprendre en riant à reconnaître les vices et les impasses de la vision ». À cette lecture peut se superposer une interprétation ‘méta-artistique’, dans laquelle Mars incarnerait le jeune peintre Tintoret et Vulcain le vieux Titien (les relations entre les deux artistes se tendent justement autour de l’année 1548).

 

         Enfin, le quatrième et dernier chapitre (« Les mésaventures de Jupiter dans les tableaux burlesques de Tintoret ») est centré sur l’analyse de deux tableaux, fort similaires aux plans thématique et formel : Léda et le cygne (Florence, musée des Offices), réalisé vers 1550-1560 ou vers 1570-1580, et Danaé et la pluie d’or (Lyon, musée des Beaux-Arts), réalisé autour de 1570-1577. Ces deux toiles s’inscrivent dans « le cadre d’une redécouverte de la mythologie burlesque » à partir du XVe siècle. Dans Léda et le cygne, l’artiste situe l’action (de manière très originale) dans un intérieur, et fait de la princesse Léda une courtisane ne se distinguant plus guère de sa jeune servante. Surtout, Jupiter, métamorphosé en un cygne peu majestueux, est présenté ici comme la victime d’une beffa venant sanctionner l’immoralité de sa conduite : il est en effet uccellato par les deux femmes, à l’image de l’oiseau (renvoyant à la sexualité masculine) enfermé dans la cage (qui est à la fois une métaphore du sexe féminin et une punition alors en vogue à Venise). Avec sa Danaé et la pluie d’or, ce sont les mœurs vénitiennes que Tintoret met en cause. Pendant que l’or pleut, Danaé, elle aussi princesse devenue courtisane, semble expliquer par des gestes explicites à sa jeune et belle servante comment pratiquer la sodomie (que symbolise aussi le luth, pourtant considéré à Venise comme l’instrument de musique le plus noble). « Pour faire débourser au dieu tout-puissant le maximum d’argent, les deux femmes vont satisfaire ensemble ses envies : ce que la princesse ne s’abaisserait pas à faire, en raison de son statut, c’est la servante qui l’offrira. » Tintoret peint donc le portrait burlesque d’une élite vénitienne, dont il dénonce les pratiques sexuelles (recours à la prostitution, sodomie), et vise peut-être également Titien (par l’inclusion de références à son style), dont la passion pour l’argent était bien connue.

 

         D’une clarté absolue, ce livre invite le lecteur à porter un regard nouveau sur la peinture italienne de la Renaissance, et redonne au rire la place (centrale) qu’il occupait dans la pensée et la pratique artistique de cette époque. Le lecteur ne peut qu’espérer qu’aux cinq exemples offerts par Francesca Alberti, et qu’elle commente avec une extrême minutie, viendront s’ajouter d’autres analyses encore. 

 


N.B. : M. Chiquet prépare actuellement une thèse de doctorat intitulée "Penser la laideur dans la théorie artistique et la peinture italiennes de la seconde moitié du XVIe siècle", sous la direction de Frédérique Dubard (Paris-Sorbonne) et Michel Hochmann (EPHE).