Chevrefils Desbiolles, Yves : Waldemar-George, critique d’art. Cinq portraits pour un siècle paradoxal. Essai et anthologie, 238 p., 15,5 x 24 cm, ISBN : 978-2-7535-5031-5, 24 €
(Presses Universitaires de Rennes, Rennes 2016)
 
Compte rendu par Françoise Levaillant
 
Nombre de mots : 1435 mots
Publié en ligne le 2017-08-25
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2919
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          « On ne lit guère Waldemar-George aujourd’hui ; […] mais curieusement on le cite », écrit l’auteur dans une introduction qui est bien plus qu’une simple présentation de ce qui va suivre. Ces pages denses et précises donnent un panorama de la vie de Jerzy Waldemar Jarocinski, né juif en Pologne en 1893, et qui choisit de signer Waldemar-George à partir de 1911, lorsqu’il arrive en France. (L’oubli fréquent du trait d’union dans la presse a parfois semé la confusion entre nom et prénom.) Naturalisé à la fin de la première guerre mondiale, il va devenir « l’un des critiques d’art les plus influents de l’entre-deux-guerres », non sans paradoxes, volte-face, violences verbales. Waldemar-George a été au premier rang dans la formation d’une critique d’art empreinte de partis pris, où le jugement formel – hostilité à l’abstraction et au cubisme, élection d’un humanisme figuratif – est constamment imprégné de croyances religieuses et raciales. C’est maintenant évident et ce n’était pas facile à mettre en place. Ces croyances, on pourrait les dire contrariées et contradictoires. Yves Chevrefils Desbiolles préfère parler de paradoxes et d’équivoque. Waldemar-George distingue lui-même l’antijudaïsme de l’antisémitisme dont il fut d’ailleurs la cible pendant l’Occupation (maison de Normandie réquisitionnée, spoliation de sa bibliothèque, perte de ses archives d’avant la deuxième guerre mondiale …).

 

          Yves Chevrefils Desbiolles a puisé dans toutes les archives existantes, notamment celles déposées à l’IMEC par Alain Jarocinski, petit-fils de Waldemar-George. Désignant le critique « homme-symptôme de sa génération », l’auteur se propose de restituer une « courbe de vie éditoriale » à travers les cinq articles ici réunis (le cinquième étant inédit). En fait, dès la lecture du premier chapitre, le lecteur prend conscience qu’il s’agit de beaucoup plus que d’édition ; en particulier la question de la culture juive du critique affleure à tout moment.

 

       Le premier chapitre (« Les paradoxes d’un non-conformiste ») est biographique. Sont exposés des événements et des liens personnels peu connus, comme les premiers engagements politiques de Waldemar-George, qui, à la fin de la première guerre mondiale est à la fois socialiste, pacifiste, vitaliste… et féministe. Il a pour mentor son oncle Jean Finot (Finkelhaus), bien intégré dans le monde de la presse. Louis Vauxcelles l’embauche en 1920 pour préparer l’Amour de l’art ; il y reste jusqu’en 1927 puis devient directeur artistique d’une nouvelle revue, Formes. Revue internationale des arts plastiques (1929-1934). Avec Paul Guillaume, il conseille le collectionneur américain Barnes. Ses activités de critique d’art-conseiller-éditeur cristallisent dès la fin des années vingt en faveur des peintres rattachés au courant dit « néo-humanisme », en France comme en Italie. Chevrefils Desbiolles montre clairement comment ce choix s’enracine dans un amour fanatique de Mussolini, à qui il présente « un plan idéal d’art fasciste fondé sur l’art romain » (in La Revue mondiale, 1er mai 1933). Mais la roue tourne. Waldemar-George doit se mettre à l’abri en tant que juif traqué par les nazis et la police française. Privé de tous ses droits, son refuge en Provence en 1941 l’amène à se rapprocher des catholiques (les Dominicains de Saint-Maximin vont l’aider, comme ils le feront pour bien d’autres), et il se met lui-même à « peindre catholique ».

 

         À partir de son retour à Paris en août 1944, muni d’une carte de presse pour le quotidien Résistance. La Voix de Paris, retrouvant la nationalité française en 1949, le critique s’engage politiquement, en faveur du partage de la Palestine en 1947, plus tard contre la torture en Algérie ; il se marie une deuxième fois à l’église, en 1958, et se convertit lui-même au catholicisme en 1961.

 

         Dans le chapitre 2 (« De Saint-Brieuc à Rome »), sont approfondis certains des choix relatés plus haut. Après avoir opposé l’influence orientale vivifiante à un héritage latin passif, Waldemar-George exécute un « tête-à-queue » doctrinal, qui le mène curieusement à rejeter l’École de Paris, admirée jusque-là dans la mesure où les artistes juifs la composant étaient partie prenante du renouveau fondé sur l’influence orientale. En 1928, par exemple, il a publié un Soutine où il affirme que les artistes juifs portent fièrement « les stigmates de leur race ». De nouvelles influences (tel René Schwob) le font endosser un autre idéal. A la suite d’Eugene Berman, Waldemar-George rencontre en Italie les critiques et les artistes tenants du « Retour à Rome » ; il en adopte l’idée et les formes avec enthousiasme. Ses écrits des années trente en faveur des néo-humanistes catholiques et du fascisme romain sont l’occasion de poser une question de fond dans l’histoire du judaïsme, celle de la « haine de soi » – expression empruntée à la théorie de Theodor Lessing, lequel, en 1930, résumait ainsi l’idéologie des intellectuels juifs choisissant l’assimilation au mépris du respect de leur origine. Au début du siècle, Ladislaw Jarocinski, père de Waldemar-George, appelait à « sortir du ghetto », afin d’enrichir la culture occidentale. Dans cette histoire tant politique que religieuse, qui semble en fait le dépasser, jusqu’où pouvait aller, de facto, la responsabilité ou l’irresponsabilité d’un Waldemar-George, « critique influent » des années vingt-trente ? Que serait devenu le « musée français d’art moderne » qu’il appelait de ses vœux en 1925 ? Que devenait l’idéal de l’art fasciste lorsque Mussolini promulguait les lois raciales en 1938 ? « L’emportement doctrinal » du critique, culminant dans L’Humanisme et l’idée de patrie (1936), un livre « extravagant » de rhétorique antijuive, s’effondre alors d’une manière, hélas, dérisoire.

 

         Les chapitres 3 et 4 examinent les positions de Waldemar-George après 1944, (« Du néo-humanisme à Cobra », « Les artistes expressifs »). Pour résumer, disons qu’une certaine confusion propre à l’après-guerre ne facilite pas une prise de position unique de la part du critique, qui écrit dans de nombreuses revues d’art dont la sienne, Prisme des arts : revue internationale d'art contemporain (1956-1959), ainsi que dans l’Arche (magazine d’actualités juives) à partir de 1957, et s’active dans l’organisation de multiples expositions à Paris. Désormais c’est la notion d’expressionnisme qu’il porte aux nues, l’appliquant tant à « l’art des fous » qu’au Romantisme et aux arts primitifs, et pour finir, le présentant comme un mouvement spirituel mondial. Un Germain Bazin, un Gaston Diehl, un Paul Haesaerts, un Jean José Marchand, qui jugent dépassé le néo-humanisme masqué sous un expressionnisme à la Waldemar-George, ne se gênent pas pour attaquer durement leur confrère. En revanche, il a le soutien du père Régamey.

 

         Waldemar-George a parfois des artistes qu’il affectionne au-dessus de tout. Ainsi Ernest Pignon après-guerre, et plus encore Roger de La Fresnaye, défendu ardemment par le critique dès sa mort « en chrétien » en 1925. Chevrefils Desbiolles a eu raison de terminer sa série d’études par un cinquième chapitre consacré à « Roger de la Fresnaye transfiguré ». « Flèche indicatrice » et « rappel à l’ordre », tels sont les termes par lesquels le critique définit le peintre en 1946. De La Fresnaye combine forme antique et foi chrétienne, soit « l’expression la plus haute du génie de l’Occident » (1930). La figure de cet artiste est devenue pour Waldemar-George un alter ego qui le rassure, et dont il accentue le destin christique – Ecce Homo.

 

         Après une dizaine de planches en couleurs documentaires, la deuxième moitié de l’ouvrage est constituée d’une anthologie de textes du critique, précédés d’introductions plus ou moins longues de l’auteur ; ces « chapeaux » apportent des détails contextuels et éditoriaux qu’il eût été difficile de glisser dans les chapitres, denses et complets en eux-mêmes. La liste des écrits de Waldemar-George placée dans la bibliographie nous convainc de la difficulté d’une sélection raisonnable. Le recueil ici proposé permettra de lire Waldemar-George dans un ordre chronologique, ce qui, on l’a compris, est le seul vraiment judicieux. De plus, l’objectif est de faire connaître les positions du critique face aux artistes. Un regret : étant donné l’abondance des textes des années trente et leur importance dans les analyses qui précèdent l’anthologie, peu ou pas assez d’exemples en sont fournis au lecteur. Il est vrai que le texte sur Christian Bérard (1929), en soi, suffit à témoigner de la profusion d’une écriture souvent boursouflée, de la prétention à tracer l’histoire de l’Occident à partir d’une idée, la « barbarisation », cause d’un siècle privé de Dieu. Une homélie qui permet d’attribuer au chef de file du néo-humanisme plus de « clarté » qu’à Picasso ! Le lecteur aura intérêt à comparer ce texte avec celui sur Jean Atlan écrit en 1965, dans un langage simple et avec des phrases courtes, deux traits typiques de la nouvelle forme d’écriture de Waldemar-George (apaisé ?) dans les années cinquante. 

 

         L’ouvrage d’Yves Chevrefils Desbiolles, résultat d’une longue enquête, prouve à quel point sont nécessaires des études bien informées sur les critiques d’art en France au XXe siècle, dont le rôle dépasse largement la posture de simples amateurs de formes, et dont l’idéologie variable a son histoire.