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Compte rendu par Véronique Castagnet, Université de Toulouse Nombre de mots : 2033 mots Publié en ligne le 2019-03-27 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2921 Lien pour commander ce livre
Il est très émouvant d’ouvrir ce beau livre. Pour plusieurs raisons : parce qu’il constitue un bel objet, richement illustré, finement rédigé, matériellement soigné ; parce qu’il est aussi l’aboutissement d’une publication que l’auteure n’a pu mener à son terme et que ses amis achèvent pour elle ; parce que ce travail de recherche témoigne d’une grande maîtrise des sources et une grande connaissance de l’enluminure parisienne de la fin du XVe siècle et du début du XVIe siècle.
L’auteure, après avoir soutenu un DEA centré sur l’activité d’Étienne Coulaud entre 1523 et 1541, propose, dans sa thèse, une relecture historiographique judicieuse de Colaud et de son œuvre, relecture débutée dans les années 1990-2000. Elle ne manque pas de souligner les réflexions de Mgr Gabriel (1993)[1], de François Avril[2] et de Myra Orth (1997)[3], de Marie-Thérèse Tesnière (2002)[4], sans oublier l’exposition de 2006[5] et la place accordée au « groupe Collault » lors de la Biennale des Antiquaires de 2008[6].
La première approche choisie par Marie-Blanche Cousseau s’inscrit dans le champ de l’histoire sociale et économique, afin de mieux circonscrire le métier d’enlumineur au début du XVIe siècle, à Paris. Le nombre est fixé en 1485 par Charles VIII : 24 libraires, 2 relieurs, 2 écrivains et 2 enlumineurs jurés ; en 1488, le roi ajoute 4 parcheminiers et des papetiers. Tous ces hommes associés à la fabrication ou au commerce du livre sont susceptibles de devenir enlumineur, la règle générale étant néanmoins de succéder à un précédent titulaire décédé. Ils sont implantés, à l’ombre de l’Université, sur la rive gauche de la Seine et sur l’île de la Cité, sur les ponts de Paris. Leur confrérie est celle de saint Jean l’Évangéliste, église de Saint-André-des-Arts. L’enlumineur relève d’un métier libre, c’est-à-dire ne formant ou ne dépendant d’aucune corporation, mais sous le contrôle de l’Université : ainsi tout individu peut pratiquer à Paris l’enluminure sans avoir à justifier d’un apprentissage, d’un chef-d’œuvre ou d’une expérience professionnelle. Toutefois, des contrats d’apprentissage existent, sans que des règles communes ne soient établies pour la durée du placement, pour l’âge et le coût de la formation dont les modalités restent floues : il semble cependant que l’apprenti, âgé de 12 à 14 ans, garde ce statut pour une durée de 4 à 5 ans au cours de laquelle il réside au domicile du maître et touche de 2 à 12 écus.
L’enlumineur peut empiéter sur un autre métier libre, celui d’écrivain. Et au cours de la seconde moitié du XVIe siècle, il peut rejoindre la corporation des peintres et des sculpteurs. Mais une différence demeure cependant entre enlumineur et historieur : le premier a la charge des miniatures ; le second effectue uniquement la décoration secondaire à savoir, les lettres ornées, les bordures, les pieds-de-mouches et les bouts-de-lignes.
Car le travail de Marie-Blanche Cousseau aboutit à une connaissance plus fine du travail de l’enlumineur, à partir de quatre marchés et de registres comptables. Ces sources font apparaître comme principaux clients les institutions religieuses, les libraires, de riches particuliers résidant dans Paris comme les parlementaires, soit une clientèle prestigieuse. Les productions se distinguent par la qualité des matériaux employés, par un temps variable de réalisation, le temps de fabrication variant pour les « monstres », les « pourtraicts », les « devises ». Le riche inventaire du matériel de l’enlumineur et relieur, Jean Leclerc, donne à voir la diversité du matériel nécessaire pour effectuer les différentes tâches d’ornementation d’un manuscrit.
Le point de départ du travail de Marie-Blanche Cousseau repose sur l’analyse des Statuts de l’Ordre de Saint-Michel dont plusieurs exemplaires sont actuellement conservés dans différentes institutions culturelles dans le monde. Deux éditions sont connues : une imprimée à Paris pour Guillaume Eustache le 14 octobre 1512 (avec un privilège de deux ans) ; la seconde vers 1550 ; toutes les deux sont doubles, à la fois sur parchemin et sur papier. Il s’agit en réalité d’une production en série (18 livres en 1523) dans laquelle Étienne Colaud occupe une place importante dans la mesure où 12 exemplaires sortent de son atelier, sans que pour autant l’on puisse affirmer l’exclusivité pour Colaud. Dans la quittance de 1523, sont nommés des écrivains, des enlumineurs, des relieurs… et Colaud apparaît comme un libraire servant d’intermédiaire entre divers exécutants. Le contexte politique, économique et culturel reste leur point commun. Pour le reste, une réelle diversité matérielle des Statuts est à observer, sachant que les éditions ne sont pas toutes destinées à des chevaliers, certaines sont données à des officiers de l’ordre de chevalerie. Diffèrent le support, la mise en page et le contenu textuel, la décoration secondaire, les histoires…
Après l’analyse fine de la production enluminée des Statuts, Marie-Blanche Cousseau livre, dans la troisième partie de son ouvrage, le catalogue raisonné de la production attribuée à Étienne Colaud. Si une première lecture laisse penser à une grande hétérogénéité de cette œuvre, en réalité le travail d’Étienne Colaud se remarque par plusieurs caractéristiques propres. Tout d’abord, Colaud développe une facture et une palette chromatique qui lui sont spécifiques, remarquables dans le traitement des visages, des cheveux, de la fourrure et des tissus : dominent la grisaille, et le goût pour l’or, les teintes azur, vert franc, rouge, mauve, rose voire orange vif. En outre, des récurrences sont manifestes dans les compositions et la physionomie des personnages. De plus, Colaud recourt à un répertoire de formes fétiches, comme par exemple les motifs floraux des panneaux latéraux des chaises, la forme des dossiers, les montants du trône. Enfin, il reproduit des encadrements et bordures particuliers.
À partir de cette analyse stylistique, Marie-Blanche Cousseau réfléchit à ce que cela signifie en terme d’organisation du travail. Elle établit ses sources d’inspiration : les livres imprimés et les gravures en feuille ; elle le perçoit tout particulièrement dans le traitement de la bataille de Fournoue, et de celle de Ravenne. Elle montre également l’échange de fonds de modèles, comme dans le cas de la Nativité. Elle prouve aussi les collaborations et les sous-traitances : Noël Bellemare, peintre et enlumineur juré, laisse à Colaud la liberté d’utiliser ses propres compositions ; et Colaud sous-traite par ailleurs à plusieurs techniciens regroupés dans le « groupe Coulaut » par l’historiographie, la réalisation de l’Évangéliaire de Saint-Pétersbourg ou le traité sur les souffrances de l’Italie, voire certains exemplaires des Statuts de l’Ordre.
Au final, l’ouvrage de Marie-Blanche Cousseau est en réalité un tableau extrêmement fouillé de la production des imprimeurs parisiens sous François Ier, en prenant comme point d’entrée le parcours et la production d’Étienne Colaud. Elle évoque Jean Pichore, enlumineur et imprimeur, Noël Bellamare, peintre et enlumineur juré, le Maître de François de Rohan, le Maître des entrées parisiennes, et le maître des pays de Rouen, de René Bombelli et d’Anne de Graville. La lecture de cet ouvrage est donc à recommander !
[1] Mgr Gabriel, An illuminated Page front que Statutes, 1993. [2] François Avril, Compte rendu du catalogue de l’expositoin Codici Miniati, 1997. [3] Myra Orth, « Dedicating Women » ; French Renaissance Valuable Printed Books, 1997. Voir également les éléments essentiels inclus dans l’ouvrage posthume, et capital, de Myra Orth, Renaissance manuscripts. The sixteenth century, Londres et Turnhout, 2015 (A Survey of manuscripts illuminated in France). [4] Marie-Hélène Tesnières, Le Cardinal, la Fronde et le Bibliothécaire, 2002. [5] François Ier Images d’un roi, 2006. [6] Books of Hours, Paris, Galerie Les Enluminures, 2008.
Production enluminée attribuée à Étienne Colaud par Marie-Blanche Cousseau à l’issue de son travail de thèse :
Des livres religieux : Des livres d’heures (Londres, British Library ms Add. 18854 ; Oxford, Bodleian Library, ms Douce 135) Un missel à l’usage d’Auxerre (Paris, Bnf, ms latin 9446) Deux évangéliaires (Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms 106, Saint-Pétersbourg, RNB, ms latin Q.v.I, 204) L’Oraison de Jésus-Christ qui est le Pater Noster et le Credo (Paris, Bnf ms français 19246) Une Vie de saint Jérôme (exemplaire localisé en 2011 à Provo, Brigham Young University, Special Collection, Harold B. Lee Library, ms Quarto 091 H 532) Un lectionnaire-évangéliaire (Ramsen/ Rottalmünster, Ant Bib ; H. Tenschert, 1989) Les Paraboles de Salomon (Londres, vente Sotheby’s en 2011, lot 125)
Les enluminures de la traduction en français de Policraton de Jean de Salisbury (Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms 1145) Celle de Laurent de Premierfait, Des cas des nobles de Boccace (Paris, Bnf, ms français 130) La traduction de François d’Assy du Roman de Lérian et Lauréolle de Diego de San Pedro (Paris, Bnf, ms français 2150) Ou la traduction versifiée de La Théseïde de Boccace par Anne de Graville appelée le Roman de Palamon et Arcita (Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms 5116)
Enluminure aussi de textes de contemporains : Les Mémoires de Philippe de Commynes (Paris, Bnf, ms nouvelles acquisitions françaises 20960) Instruction d’un prince chrétien (Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms 2217) Breve trattato delle afflitiono d’Italia et del conflitto di Roma con pronostication (New York, Public Library, Spencer Collection, ms 81) Chants royaux du Puy de la Conception de Rouen (Paris, Bnf, ms français 1537) Intervention dans le décor d’une édition de 1518 du Quolibeta Magistri d’Henri Goethals, en parchemin (Paris, Bnf, Réserve, vélins 343-344) Et un livre d’heures imprimé en 1525 sur papier (Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, Réserve, 8° T. 2547)
Composition de l’ouvrage de Marie-Blanche Cousseau :
Avant-propos par Guy-Michel Leproux, directeur d’études à l’EPHE, directeur de thèse de Marie-Blanche Cousseau, p. 11 Préface par François Avril, Conservateur général honoraire, Bibliothèque nationale de France, p. 13 Remerciements, p. 15 Liste des abréviations utilisées, p. 17 Introduction, p. 19
Partie I – L’enlumineur en son milieu, p. 27 Chapitre 1 : Le métier d’enlumineur, un métier libre, p. 29 Les enlumineurs et l’Université, p. 30 L’apprentissage, p. 32 Enlumineurs et historieurs, p. 34 Écrivains et enlumineurs, p. 36 Les peintres, p. 37 Chapitre 2 : Le poids de la tradition : l’enlumineur, un homme du livre, p. 45 L’implantation géographique, p. 45 L’exercice fréquent d’un autre métier du livre, p. 48 La confrérie de Saint-Jean l’Évangéliste, p. 51 Les alliances familiales, p. 52 Les fortunes, p. 53 Chapitre 3 : L’enlumineur du travail : cadre et pratiques professionnelles, p. 59 Les marchés : « monstre », « pourtraits » et devises, p. 59 Les prix, les délais, p. 62 L’atelier, p. 64 Apprentis, compagnons et associés, p. 66 La clientèle, p. 68 Chapitre 4 : Quelques aspects de la production subsistante, p. 75 Jean Pichore, enlumineur et imprimeur, p. 75 Noël Bellemare, peintre et enlumineur juré, p. 76 Le Maître de Françoise de Rohan, p. 77 Le Maître des Entrées parisiennes, p. 77 Les Maîtres des Puys de Rouen, de René Bombelli et d’Anne de Graville, p. 79
Partie II – Étienne Colaud et les manuscrits des Statuts de l’Ordre de Saint-Michel, p. 81 Chapitre 1 : Étienne Colaud, enlumineur et libraire, p. 83 Historiographie, p. 83 Étienne Colaud, éclairages sur sa carrière et son entourage, p. 85 Le livre d’heures de 1512, p. 91 Chapitre 2 : L’ordre de Saint-Michel, p. 99 L’Ordre, de sa création au début du règne de Louis XII, p. 99 L’Ordre sous François Ier, p. 100 Chapitre 3 : Les manuscrits des Statuts de l’Ordre, p. 113 L’héritage d’une tradition : l’absence de prescription, p. 113 Les documents relatifs à la production des Statuts de l’Ordre sous François Ier, p. 116 Les manuscrits historiés du règne de François Ier, p. 119 Les enlumineurs des Statuts, p. 132
Partie III – L’œuvre d’Étienne Colaud et de ses collaborateurs, p. 159 Chapitre 1 : Qui était Étienne Colaud ? Anciennes attributions et nouvelle proposition, p. 161 La fortune critique des attributions faites par Durrieu, p. 161 Attributions récentes, p. 163 Chapitre 2 : La production enluminée d’Étienne Colaud, p. 175 Le corpus, caractères généraux, p. 175 Datation, p. 188 Une clientèle prestigieuse, p. 192 L’organisation du travail autour d’Étienne Colaud, p. 192 Chapitre 3 : L’exécutant principal des Statuts de l’ordre de Saint-Michel, associé privilégié d’Étienne Colaud, p. 215 Le corpus, présentation, p. 215 La clientèle de l’exécutant principal, p. 216 Une production homogène, p. 219
Conclusion, p. 229
Pièces justificatives, p. 235
Annexe 1 – Dictionnaire des enlumineurs et apprentis documentés à Paris sous François Ier, p. 271 Annexe 2 – Catalogue des manuscrits historiés des Statuts de l’ordre de Saint-Michel du règne de François Ier, p. 293 Annexe 3 – Fiche codicologique du livre d’heures portant la souscription d’Étienne Colaud, p. 337
Sources, p. 339 Bibliographie, p. 345 Index des noms de personnes, p. 357 Index des noms de lieux, p. 365 Index des manuscrits, p. 369
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Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |