Lévy, Delphine : Walter Sickert (1860-1942). L’art de l’énigme, 152 p., 80 ill., 19x26,5 cm, EAN : 9782757211045, 28 €
(Somogy, Paris 2016)
 
Rezension von Antoine Capet, Université de Rouen
 
Anzahl Wörter : 2375 Wörter
Online publiziert am 2017-08-29
Zitat: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2946
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          « Enfin un ouvrage en français sur cet artiste majeur ! », ne manqueront pas de s’écrier les connaisseurs de la peinture britannique qui suivit les préraphaélites. Souvent rattaché au « groupe de Camden Town » (quartier alors pauvre de Londres qui s’étend au nord des gares King’s Cross et St Pancras – voir http://www.thearttribune.com/Modern-Painters-The-Camden-Town.html ), Sickert (1860-1942) a passé tous les étés de sa vie adulte à Dieppe jusqu’en 1922, hormis les années de guerre, s’y installant de manière permanente plus d’une dizaine d’années à partir de 1898, nous rappelle la grande spécialiste britannique de ce peintre, Wendy Baron, dans sa très utile Préface (p. 7). D’où cette exposition « Sickert à Dieppe : Portraits d'une ville » tenue au château-musée du 25 juin au 25 septembre 2016 dans le cadre de la troisième édition du grand festival régional triennal Normandie Impressionnisme – et d’où également la parution de cette monographie richement illustrée en quadrichromie qui, sans véritablement en constituer le catalogue, éclairait à la fois savamment et agréablement le visiteur issu du grand public français, par la force des choses peu familier de cet œuvre. C’est en effet un euphémisme que de le présenter dans l’Introduction comme « relativement méconnu en France » (p. 12). Revendiqué par Pierre Ickowicz, conservateur en chef du musée de Dieppe, comme « anglo-dieppois », Sickert est décrit comme le plus renommé d’entre eux dans l’argumentaire de l’exposition.

 

         Et c’est bien l’« Anglo-dieppois » que s’attache à étudier Delphine Lévy, par ailleurs directrice générale de l'établissement public Paris-Musées, à partir d’une très riche variété de sources en majorité françaises et britanniques, comme on peut s’y attendre, mais aussi d’un très large éventail de reproductions de tableaux issus également de grandes institutions américaines et de quelques collections privées. Saluons ici l’éditeur, qui n’a pas lésiné sur la qualité du papier ni rogné sur les frais d’impression pour obtenir la réussite technique exemplaire de l’iconographie qui caractérise ce bel album.

 

         Selon un schéma classique, l’ouvrage suit la chronologie. Le premier chapitre, intitulé « Fascination : Le scandale des tableaux de music-halls », relate les origines du peintre, qui sont compliquées : né à Munich d’un père venu d’une région danoise devenue allemande et d’une mère anglo-irlandaise, il arrive en Angleterre à l’âge de huit ans. Le lien avec Dieppe lui est pré-existant puisque sa mère, abandonnée par sa propre mère, avait été élevée près de cette ville. Très tôt attiré par le théâtre, il monte sur les planches à dix-sept ans. Il les quitte quatre ans plus tard, mais gardera toute sa vie un goût prononcé pour le déguisement. On peut penser également que ce passage dans les milieux du théâtre lui enseigne les principes de la mise en scène, qu’il saura utilement exploiter plus tard dans sa peinture. Dans les années 1880, il a pour maître Whistler (1834-1903), qui prend le contre-pied à la fois de la peinture académique chère aux victoriens et de la démarche morale et didactique de Ruskin (1819-1900). Son premier tableau important, nous précise-t-on, concilie ses deux passions pour le théâtre et pour la peinture. Il s’agit de Répétition : La fin d’un acte* (1885-1886), qui représente une actrice-directrice de théâtre dans une tonalité où domine un vert sombre qui exhale la lassitude attristée, voire désespérée (cf. le mouchoir qui évoque les larmes) du modèle. Le lecteur qui connaît le parcours à venir de Sickert dans Camden Town ne peut s’empêcher de voir en cette première toile un germe précurseur des scènes bien plus violentes de désespoir peintes vingt ans plus tard.

 

         Dès 1885, Sickert se rend à Dieppe, en compagnie de Degas, dont il a fait la connaissance à Paris deux ans auparavant. Cela donnera son premier tableau « dieppois » : La Blanchisserie* (1885). Mais Sickert passe le plus clair de son temps à Londres, où il se lance dans la peinture de scènes de music-hall. La mise en contexte que nous donne l’auteure dans son développement sur le statut de ces quelque trois cents salles consacrées au divertissement des couches populaires, mais dénoncées pour leur proximité avec l’alcoolisme et la prostitution par des élites qui pourtant les fréquentaient de plus en plus, est absolument parfaite et elle lui permet de montrer pourquoi Sickert est alors rejeté par la critique bien-pensante. Elle fait également une remarque fort intéressante quand elle attire l’attention du lecteur sur le fait que progressivement ses tableaux se concentrent davantage sur les spectateurs (tous masculins, parfois avec des traits dont la distorsion évoque les tares de ce petit peuple endimanché, comme dans l’horrible et magnifique Bonnet et claque* [1887]). On ne s’étonnera donc pas de lire sous sa plume que « Sickert est souvent dans une posture de voyeur » (p. 30) – et là encore on retiendra l’idée, illustrée ensuite de manière éclatante dans le chapitre sur Camden Town. La discussion de « Fascination : Le scandale des tableaux de music-halls » se clôt sur une pirouette dictée par Sickert lui-même, car il « a commencé à se désintéresser du sujet du music-hall quand ce type de spectacle a cessé d’appartenir au registre du loisir populaire de mauvais goût » (p. 36). En d’autres termes, puisque le sujet ne fait plus scandale et qu’il ne l’intéresse donc plus, il passe à autre chose.

 

         Ce seront « Les paysages urbains, de Dieppe à Venise », sous-titre du chapitre suivant, « Observation ». En effet, après un passage par le portrait qui le laisse désenchanté, il se concentre sur le paysage, en « flâneur » observateur de ce qui l’entoure, en premier lieu à Londres. Mais il se fixe à Dieppe entre 1898 et 1905, y revenant fréquemment ensuite, et il y exécute quelque trois cents tableaux, sans compter les gravures et les dessins. L’ouvrage comprend quelques superbes reproductions, comme L’hôtel Royal, Dieppe* (1894) ou Vue de l’hôtel Royal * (1899), où les familiers de la ville reconnaîtront sans difficulté les vastes pelouses qui bordent toujours la plage. Le « Canaletto de Dieppe », comme le baptise Jacques-Émile Blanche (cité p. 46), semble avoir eu une prédilection particulière pour la vieille église Saint-Jacques (qui a miraculeusement survécu aux destructions de la deuxième Guerre mondiale, contrairement à l’hôtel Royal). On admirera tout spécialement sa Façade* (1902), avec ses jeux d’ombre et de lumière très élaborés, qu’avait précédée sa Façade au soleil couchant* (1899-1900), que l’auteure juge à juste titre « dans un esprit franchement impressionniste » (p. 52). On apprend dans la même page que Pissarro, séjournant à Dieppe durant l’été 1901, avait pour sa part réalisé neuf peintures de cette même façade. Delphine Lévy explique par ailleurs très bien pourquoi et comment Dieppe jouissait de ce succès touristique, les Anglais fortunés venant compléter les artistes impécunieux. Il est dommage qu’elle ne cite que certains noms, en omettant la présence avec ses enfants de « Lady Blanche » (Hozier), la mère de celle qui devait devenir Clementine Churchill et qui recevait souvent Sickert chez elle – près justement de l’église Saint-Jacques, où la jeune Clementine avait coutume de regarder Sickert à son chevalet. C’est lors de leurs retrouvailles à Londres en 1927 qu’elle fera se rencontrer Winston Churchill et Sickert (le magnifique portrait de Churchill par Sickert, lui aussi de 1927, compte bien sûr parmi les toiles reproduites [fig. 70, p. 114]). Sans le passé dieppois de l’adolescente, jamais le célèbre homme politique, peintre amateur passionné, n’aurait pris de leçons auprès du grand peintre. Mais habiter à Dieppe ne veut pas dire que Sickert y passe tout son temps. Il fait également de longs séjours à Venise, où il peint des tableaux de monuments qui se vendent bien, allant de l’« impressionniste » Intérieur de Saint-Marc* (1895-1896) au méticuleusement détaillé Santa Maria della Salute* (1901). Delphine Lévy n’a pas vraiment d’explication à la soudaine volte-face de Sickert, qui abandonne brusquement cette peinture relativement lucrative pour se tourner vers la « provocation », adoptant « une stratégie de rupture » (p. 58) qui ne lui laisse aucune chance de vendre sa production.

 

         C’est l’objet du chapitre qui suit, « Effraction : Réinventer le nu à Londres », dont le thème est tout entier résumé par la reproduction en pleine page de La Hollandaise* (1906) qui fait face à son titre. Si sa Fille vénitienne allongée à la jupe rouge* (1903-1904) satisfait encore aux critères de la décence publique de l’époque, ce n’est pas le cas de sa Fille vénitienne allongée* (1903-1904) dont on voit distinctement l’entre-jambes. Pour couronner le tout, la scène est d’une laideur repoussante volontaire : rien à voir avec les canons classiques de la représentation de la beauté féminine, même « osée ». Sur les cinquante toiles exécutées à Venise, nous apprend-on, une dizaine représentait ces nus repoussants. « Que cherche-t-il dans ce nouveau sujet du nu, qu’il va exploiter avec obstination pendant une quinzaine d’années, avant  de s’en détourner à la fin des années 1910 ? », s’interroge l’auteure (p. 66), avant de proposer de savantes et passionnantes explications, certaines fondées sur les écrits de Sickert lui-même, dont elle donne de copieux et fort révélateurs extraits. L’argument selon lequel les nus académiques de la fin du XIXe siècle sont souvent, en fait, à la limite de la pornographie est bien connu, et Sickert le développe avec talent – tandis que Delphine Lévy avance pour sa part, ce qui n’est un paradoxe qu’en apparence, que chez lui « le contenu même de la scène [de nu] n’est pas réellement érotique, seulement ambigu » (p. 69), ce qu’elle reprend dans sa très convaincante analyse détaillée de La Hollandaise (« ce nu, malgré sa connotation sexuelle, n’est pas dans un registre érotique », p.78) et qui rejoint notre propre opinion telle que nous l’exprimions dans un compte rendu de l’exposition de la Courtauld Gallery de 2008, Walter Sickert : The Camden Town Nudes (voir http://www.latribunedelart.com/walter-sickert-the-camden-town-nudes).

 

         Là encore, la mise en contexte, avec un rappel des traditions britanniques différentes de celles du continent européen – notamment du marché de l’art – est excellente. Au côté déjà fort choquant de ces nus va venir s’ajouter le parfum de scandale attaché à l’assassinat d’une prostituée en 1907 qui rappelle ceux du mystérieux Jack l’Éventreur, jamais identifié, laissant le champ libre aux auteurs à l’imagination fertile qui avancent que cet Éventreur n’était autre que Sickert. Tout cela est examiné et discuté dans le chapitre « Mystification : L’ambiguïté des scènes intimes ». Multipliant les fausses pistes, Sickert s’empare de l’affaire pour exposer en 1911 une série de tableaux qu’il intitule « le meurtre de Camden Town » – quartier où la victime exerçait son commerce. À sa peinture déjà jugée malsaine va venir s’ajouter son intérêt vu lui aussi comme malsain pour ce fait divers. Le caractère perçu comme morbide de ses scènes de nu est encore accentué par le rapprochement qu’il y fait volontairement avec ces événements sordides. L’auteure montre bien toutefois que si la critique londonienne se déchaîne, la série de Sickert trouve un accueil souvent bienveillant à Paris. « Sujets sulfureux » (p. 98), « caractère sulfureux de l’artiste » (p. 100) : la cause est certes entendue aux yeux de Delphine Lévy. Reste la question de l’intentionnalité : choquer le bourgeois, comme aimaient le faire ses amis français de l’époque ? – « masquer sa personnalité par des déguisements, des changements d’identité et d’apparence, des discours provocateurs et contradictoires sur la politique, l’art, ainsi que son propre travail » (p. 99) ? Si Sickert s’ingénie à brouiller les pistes, il en est une sur laquelle l’ensemble de la critique semble s’accorder : il ne faut en aucun cas voir dans sa peinture des petites gens et des marginaux des bas-fonds de Londres un quelconque militantisme social. Une autre chose est certaine : il a réussi à faire parler de lui, et Delphine Lévy fait valoir « l’abondance des articles sur Sickert dans la presse des années 1910 » (p. 96). On ne pourra par ailleurs qu’être d’accord avec la conclusion qu’elle propose pour clore ce difficile chapitre : « La dimension existentielle de cette série, profondément moderne à l’aube du XXe siècle, continue de susciter l’émotion et l’intérêt par le caractère indéchiffrable de la condition humaine qu’elle met en scène » (p. 101).

 

         Nous permettra-t-on ici une remarque personnelle ? Jamais, selon nous, Sickert n’a retrouvé cette force artistique qui a fait de lui un grand peintre dans ces années-là. Delphine Lévy tente loyalement de mettre en valeur son œuvre ultérieure dans le reste du livre, en deux chapitres intitulés respectivement « Transmission : Un passeur de la modernité en Angleterre » et « Transposition : L’usage précurseur et controversé d’images préexistantes » – son recours à des photographies ou des gravures anciennes comme point de départ, qu’il défend en avançant à juste titre qu’il les interprète à sa façon plus qu’il ne les copie. Le chapitre sur la « Transmission » fait naturellement allusion au premier chef à Francis Bacon et à Lucian Freud. La filiation entre le Personnage allongé à l’envers sur un lit* de Sickert (1904-1905) et le Personnage allongé* de Bacon (1959) est frappante (fig. 71-72, p. 116-117). Les parallèles que propose l’auteure entre certaines toiles de Sickert et de Freud sont tout à fait pertinents – mais il manque à notre avis un rapprochement entre La Hollandaise* et Benefits Supervisor Sleeping (Freud, 1995). Cela dit, comment ne serait-on pas d’accord avec la phrase sur laquelle se conclut le texte de Delphine Lévy : « La sophistication et la complexité de ses tableaux font de Sickert un ‘peintre pour peintres’, qui a eu une influence bien supérieure à sa notoriété » (p. 141) ? Son déficit de notoriété – nous y revoilà : mais rien ne pourra mieux faire pour le combattre que cette belle monographie.

 

         Les appendices – outre les notes et les crédits photographiques – comprennent trois pages serrées de « Repères biographiques » et la « Bibliographie sélective » de rigueur. Aux « Publications numériques » indiquées (une seule en fait), on pourra utilement ajouter celles du récent mémoire de Jade Leighton (université de Bristol, 2016) : http://www.bristol.ac.uk/media-library/sites/arthistory/migrated/documents/2013leighton.pdf . Cahiers cousus, cartonnage de bonne épaisseur, papier de qualité, reproductions nombreuses et soignées, typographie mettant les citations en valeur, orthographe irréprochable dans les deux langues : tout semble fait pour l’agrément du lecteur et la durabilité du volume, cependant l’absence d’index – index des nombreux noms d’artistes cités, mais surtout index des œuvres étudiées et des œuvres illustrées – en réduit de façon incompréhensible la valeur sur le long terme comme instrument de travail commode à consulter chaque fois qu’on a besoin d’une référence sur Sickert.

 

*Les tableaux marqués d’un astérisque* bénéficient d’une reproduction dans l’ouvrage.