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Compte rendu par Guillaume Le Bot Nombre de mots : 1630 mots Publié en ligne le 2019-01-31 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2971 Lien pour commander ce livre
Cet ouvrage collectif, édité conjointement par l’INHA et le Musée des Arts Décoratifs de Paris, apporte un éclairage nouveau sur la personnalité de Jacques Doucet, couturier, collectionneur, mécène et bibliophile du début du XXe siècle. Les articles viennent compléter la biographie de François Chapon (rééditée à plusieurs reprises) et apportent un regard nouveau sur ce collectionneur hors norme : fin connaisseur du XVIIIe siècle, il changea totalement de style et d’affection pour se tourner vers l’art le plus moderne après 1912. Il est connu pour avoir été l’heureux propriétaire des Demoiselles d’Avignon (Picasso, 1907, New York, MoMA) de La Charmeuse de Serpents (Le Douanier Rousseau, 1907, Paris, Musée d’Orsay) des Poissons rouges et palette (Matisse, 1914, New York, MoMA) ou de la Rotative demi-sphère de Duchamp (1925, New York, MoMA). On le considère comme l’un des initiateurs du goût Art Déco en France. Sa collection, pour l’essentiel dispersée aujourd’hui, est tout de même à l’origine de deux bibliothèques d’art parisiennes : la bibliothèque d’Art et d’Archéologie (dont l’INHA est l’héritier direct) ainsi que la riche Bibliothèque Littéraire Jacques-Doucet (BLJD), située place du Panthéon à Paris. Les études du présent ouvrage se placent au sein du groupe de recherche « Histoire du goût » de l’INHA et c’est en effet le principal intérêt de la publication que de replacer l’activité de Doucet sous cet éclairage nouveau. L’ouvrage s’accompagne de la mise en ligne de la base de données de la collection Doucet : Catalogue des œuvres des collections de Jacques Doucet sur le site de l’INHA (agorha). L’ouvrage est organisé de façon chronologique, depuis la collection d’objets du XVIIIe siècle, jusqu’à ceux du XXe siècle, les deux dernières parties sont consacrées à Doucet mécène et au devenir des collections. Outre les deux articles introductifs (François Chapon, « Pourquoi Doucet ? » et Chantal Georgel, « Qui êtes-vous Monsieur Doucet ? ») au style ampoulé et maladroitement emphatique, surprenant dans un ouvrage scientifique, l’ensemble des contributions est de grande qualité et parvient à apporter des éléments significatifs pour cette histoire du goût à la fin du XIXe siècle/début du XXe siècle.
Le goût de Doucet pour le XVIIIe siècle et les objets qu’il expose dans son superbe et classique intérieur de la rue Spontini est utilement remis en contexte par Guillaume Faroult qui rappelle les mêmes goûts de La Caze (en partie dans les collections du Louvre) du marquis d’Hertford (4e du nom, à l’origine de l’actuelle Wallace Collection) ou des Frères Goncourt, qui parlent d’ailleurs à plusieurs reprises dans leur journal des plus fameuses acquisitions de Jacques Doucet. G. Faroult note que, à l’inverse de ses amis collectionneurs, Doucet adopte une « démarche plus méthodique » et n’a pas non plus l’intention de « faire de bonnes affaires » (p. 36). G. Scherf se concentre lui sur la collection de sculptures de J.D., toujours dans une perspective d’une histoire du goût. La vente de sa collection de XVIIIe en 1912 (dite souvent « vente du siècle ») est « une étape dans l’histoire du goût qui allait marquer les esprits » écrit-il p. 42. « La dispersion de la collection en 1912 s’inscrit dans un contexte où la sculpture du XVIIIe était déjà appréciée et collectionnée » (p. 55). Anne Foray-Carlier produit ici une étude détaillée et de grande qualité sur l’histoire des demeures de J.D. On comprend ici qu’avant 1912 et son revirement vers le moderne, Jacques Doucet est tout à fait intégré dans le paysage des collectionneurs de la fin du XIXe siècle. Elle précise aussi les contributions du décorateur Georges Hoentschel et celles de l’architecte Louis Parent. C’est Sébastien Quéquet qui signe l’article sur la vente de 1912 et précise le rôle novateur du catalogue : « Rarement un catalogue de vente n’aura été aussi riche et répondant aux normes muséales qui sont celles d’aujourd’hui » (p. 85). C’est donc avec cette vente que Jacques Doucet se sépare de l’essentiel de ses objets du XVIIIe siècle ; il quitte aussi son appartement de la rue Spontini pour celui de l’avenue du Bois (actuelle avenue Foch).
Dans cette troisième partie sur les années 1910, on trouve l’excellent article d’Anne Distel sur les hésitations du collectionneur à ses débuts qui dresse un habile tour d’horizon des collectionneurs à la fin du XIXe siècle. Evelyne Possémé se penche sur la façon qu’avait Doucet d’agencer ses intérieurs et ses collections : « Pour lui, il n’y plus de rupture ou de hiérarchisation entre les Beaux-arts, les arts décoratifs et les autres civilisations » (p. 114). L’histoire du goût concerne donc non seulement les objets eux-mêmes, mais la manière dont ceux-ci sont mis en dialogue. C’est alors qu’il habite dans cet appartement de l’avenue du Bois que Doucet se rapproche d’André Suarès, d’Henri-Pierre Roché, de Breton et d’Aragon. Il commence à collectionner Paul Iribe, Eileen Gray, le Douanier Rousseau, Paul Poiret, Jean Dunand, etc. Cécile Debray signe la partie attendue de l’ouvrage sur les rapports qu’entretenait Doucet avec les avant-gardes en s’appuyant et en citant les écrits de Doucet lui-même sur ses achats. Ainsi, elle tempère utilement le caractère novateur de l’œil du collectionneur et souligne l’importance des conseils d’André Breton. L’auteur relie en permanence les acquisitions de tableaux avec son travail de mécénat (envers Duchamp ou Picabia) ainsi que ses achats pour sa bibliothèque littéraire. On y apprend que Doucet prête de nombreuses œuvres pour des expositions et les fait parfois publier dans les revues surréalistes. Anne-Marie Peylhard se concentre sur les rapports entre Doucet, Paul Guillaume et Modigliani, alors que Chantal Georgel se penche en détail sur le dernier appartement de Doucet, le fameux « studio » de la rue Saint-James qu’il intègre en 1928, un an avant sa mort. L’ensemble de très grande qualité est conçu « comme une œuvre en soi » (p. 172) et incarne « la quintessence de l’art déco » (ibid.). Les photographies qui accompagnent l’article témoignent de ce fantastique intérieur.
La dernière partie de l’ouvrage est consacrée au travail de mécénat. S’il n’avait rien prévu pour sa collection d’œuvres d’art, Doucet a par contre supervisé les dons de ses deux bibliothèques : la bibliothèque d’Art et d’Archéologie et sa Bibliothèque Littéraire léguées à l’Université de Paris. Cette partie est certainement la plus utile et la plus intéressante en ce qui concerne l’histoire du goût, mais aussi l’histoire de l’histoire de l’art : en effet, Doucet fait preuve d’une grande rigueur scientifique dans le rassemblement d’une telle documentation, faite pour les chercheurs. Le nom de Doucet est donc indissociable de la naissance de l’histoire de l’art en France. Son travail est relié avec Aby Warburg, Henry Clay Frick ou encore Henriette Hertz, grands collectionneurs littéraires. C’est aussi une collection d’estampes, de recueils de photographies et des bibliothèques entières d’archéologues ou d’artistes qui sont très rapidement acquises à partir de 1908. L’article d’Isabelle Diu sur l’invention de la Bibliothèque Littéraire précise davantage encore l’ambition et la perspicacité du collectionneur parisien ; Breton et Aragon, qui pilotent l’organisation et les acquisitions de ce formidable fonds, « en feront le lieu d’élection des dadaïstes puis des surréalistes » (p. 214). Des livres d’artistes, des autographes, des premières éditions, des manuscrits bien sûr et des documents de travail. Pour certains ouvrages rares, Doucet fait appel à la relieuse Rose Adler qui produit des chefs-d’œuvre de style Art Déco. Enfin, un dernier article sur la bibliothèque cinématographique que Jacques Doucet commence à la fin de sa vie et qui sera finalement versée à la bibliothèque d’Auguste Rondel et se trouve aujourd’hui à la BnF montre le dynamisme du personnage. L’ouvrage se conclut sur le houleux parcours des collections rassemblées par Jacques Doucet dont une petite partie est conservée au Musée Angladon-Dubrujeaud à Avignon.
Les articles de grande qualité et bien illustrés sont intercalés entre des études individuelles sur des œuvres ou des points précis qui permettent d’entrer dans le détail : par exemple la superbe collection des photographies de John Henry Parker, les cadres modernes que Doucet commande, un exceptionnel paravent d’Eileen Gray de 1914, etc. Avec l’envie d’en savoir plus sur le premier acheteur des Demoiselles d’Avignon, on découvre finalement un véritable laboratoire de l’art moderne de l’entre-deux guerres en France, pour les dadaïstes, sur les Surréalistes, mais aussi pour l’esthétique Art Déco dans son ensemble.
Sommaire
Préface : “Pourquoi Doucet ?”, p. 10 Doucet Collectioneur de l’art du XVIIIe siècle, p. 20 - Chantal Georgel, L’amateur, le collectionneur et les collections imaginaires, p. 23 - Guillaume Faroult, Jacques Doucet collectionneur de peintures anciennes, ou les XVIIIe siècle au goût du jour, p. 28 - Guilhem Scherf, Jacques Doucet, un collectionneur de sculptures françaises du XVIIIe siècle, p . 42 - Louis-Antoine Prat, Le pli, le drapé : un couturier face à Watteau, p. 58 - Anne Foray-Carlier, Les demeures XVIIIe de Jacques Doucet, p. 68 - Sébastien Quéquet, Science, politique et marché de l’art : la vente Doucet de 1912, p. 84 Les Années 1910 / Doucet et les Modernes, p. 92 - Chantal Georgel, Doucet couturier-collectionneur, de Fragonard... à Degas, p. 94 - Anne Distel, Jacques Doucet et l’impressionnisme, p. 98 - Evelyne Possemé, “Entre Byzance et le monde à venir” : l’appartement de Jacques Doucet de 1913 à 1928, p. 114 Doucet et les Avant-Gardes, p. 130 - Cécile Debray, Entre cubisme et surréalisme, un modernisme classique, p. 132 - Rémi Labrusse, L’attrait circonspect des lointains, p. 156 - Anne-MariePeylhard, JacquesDoucet, PaulGuillaume et Modigliani,p.166 - Chantal Georgel, Un rêve inachevé : le Studio, p. 172 Doucet Mécène, p. 180 - Antoinette Le Normand-Romain, Jacques Doucet et l’histoire de l’art, p. 182 - Isabelle Diu, L’invention de la bibliothèque littéraire : Jacques Doucet et ses écrivains, p. 210 - Anne-Elisabeth Buxtore, Jacques Douet et le cinéma, une ultime bibiothèque, p. 226 Le devenir des collections, p. 230 - Anne-Marie Peylhard, De Jacques Doucet aux Angladon-Dubrujeaud, les origines d’un musée d’Avignon, p. 232
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Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |