Bouvet, Vincent : La Génération perdue. Des Américains à Paris, 1914-1939, 300 p., 180 reproductions de photographies, 22 x 27 cm, 65 €
(Cohen&Cohen, Paris 2016)
 
Compte rendu par Juliette Milbach, EHESS/CNRS
 
Nombre de mots : 1016 mots
Publié en ligne le 2019-02-13
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2987
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          L’histoire est connue. Les Américains sont nombreux à Paris durant l’entre-deux-guerres : Francis Scott Fitzgerald, Ernest Hemingway, John Dos Passos, Ezra Pound, T.S.Eliot. Hemingway s’y plaît, il écrit Paris est une fête (paru en 1964 de manière posthume). La librairie Shakespeare & Company fait office de plateforme pour toute cette émigration littéraire. C’est Gertrude Stein, en parlant à Ernest Hemingway qui trouve le syntagme « La génération perdue ». Il ne s’agit pas d’un propos négatif, l’Américaine saisit-là simplement l’air du temps. L’expression désigne les écrivains et poètes américains présents à Paris entre les deux guerres. Il s’agit plus précisément d’une même génération qui connaît ses premiers succès littéraires dans les années 1920.

 

         Cet aspect de la présence américaine à Paris fait l’objet de plusieurs études dont certaines, très récentes, parues dans des collections dédiées aux études anglo-saxonnes et au domaine de la littérature comparée. Il y a aussi, bien sûr, les ouvrages littéraires laissés par les acteurs de premier plan (Tender is the night de Fitzgerald en premier lieu). Ceux-ci abordent d’une manière romancée le quotidien parisien de ces Américains. En outre, un certain nombre de correspondances (on pense à celle d’Henry Miller) et de mémoires - dont celles de Dos Passos ou d’Edith Wharton ou encore Shakespeare & Company par sa propriétaire Sylvia Beach - relatent cette période.

 

         Ainsi, la monographie de Bouvet vient s’insérer dans une bibliographie déjà assez fournie. Et, fait d’autant plus audacieux, Bouvet ne cherche pas à éclairer un moment précis ou raconter une certaine histoire, mais à brasser plus large. Il écrit une vaste histoire culturelle des anglo-saxons installés à Paris en commençant avant même la fin de la Première Guerre mondiale et en allant jusqu’en 1939. Par conséquent, le lecteur ne sera pas surpris au-delà du titre précisant bien les Américains à Paris, de trouver, dès les premières pages, la photographie de l’Irlandais James Joyce. Outre cette place illustrative, Joyce est important dans l’ouvrage de Bouvet à travers le rôle décisif dans la parution de l’Ulysse de Sylvia Bleach.

 

         Bouvet ne cache pas que son livre s’insère dans une sorte de tradition. Il mentionne de nombreuses archives relatives à la « Génération perdue » disponibles depuis peu dans les universités américaines. On a regretté de ne pas bien comprendre de quelles archives il est question. Si Bouvet précise qu’il reste beaucoup à apprendre, il ne synthétise pas réellement son apport au sujet. Néanmoins, son invitation à se laisser emporter par la « magie », fonctionne parfaitement. Ce livre raconte, dans un style limpide et à l’aide d’une très riche iconographie (principalement photographies et dessins), l’histoire passionnante de ce Paris littéraire de langue anglaise.

 

         L’ouvrage est composé de sept chapitres. Chacun décline Paris, parfois par un clin d’œil aux ouvrages des écrivains abordés. Le livre dépasse largement la « Génération perdue ». Celle-ci n’est d’ailleurs examinée et « définie » que dans le second chapitre. Bouvet entame l’histoire de la présence américaine en 1917. Le lecteur pourra donc trouver quelques difficultés à rentrer dans le vif du sujet : le premier chapitre prolonge l’introduction plutôt qu’il ne constitue une véritable partie. D’autant plus que Bouvet traite, dans ce moment, de presque tous les citoyens américains. Néanmoins, dès le second chapitre, tout s’éclaircit. L’iconographie qui bénéficie de présentations en pleine page et de reproductions d’excellente qualité est d’une grande richesse. Quant à la narration, elle s’avère claire, pédagogique et construite.

 

         Le terme même, qui donne son titre au livre, est présenté et discuté. Ainsi, « La Génération perdue » aurait été inventée par Hemingway suite à une anecdote de Gertrude Stein en référence aux hommes qui ont fait la guerre jeunes et n’ont pu grandir et se sociabiliser normalement. Le succès des ouvrages d’Hemingway aura vite fait de populariser l’expression. Le terme est parfois remplacé ou complété par l’idée plus parlante d’un « modernisme militant ». Bouvet lui, propose « Génération éperdue » qui rendrait mieux compte, selon lui, des biographies romantiques de ses créateurs (p. 73).

 

         Les chapitres 3 « Paris, havre de la génération perdue » et 4 « Paris, foyer des écrivains » apparaissent les plus intéressants pour ceux qui veulent se pencher précisément sur cette « Génération perdue ». Y sont abordés non seulement la petite équipe qui a pu être qualifiée par ce syntagme, mais aussi le contexte créatif et institutionnel dont elle a bénéficié dans la capitale française. On y rencontre non seulement romanciers et poètes principaux et marginaux, mais aussi les différents acteurs (traducteurs, éditeurs, agents) et supports (revues, maisons d’édition etc.) qui ont œuvré à consolider leurs productions. Passé ce troisième chapitre, le spectre s’élargit de nouveau. Malgré des titres et sous-titres un peu convenus et parfois si larges qu’on peine à comprendre leur pertinence dans l’ouvrage, Bouvet sait parfaitement recentrer son sujet sur les Américains en question. Le récit garde son intérêt jusqu’à la fin.

 

         Au fil du texte, on apprend la marque de Paris et de la vie parisienne dans les œuvres littéraires de ces Anglo-Saxons. Paris est décortiqué comme contexte de création. Le lecteur pourra ainsi acquérir tous les outils pour cartographier le Paris américain : adresses personnelles, bars et cafés dans lesquels les ouvrages ont été écrits - mais aussi personnages et lieux narrés, déformés ou non dans les œuvres. En outre, puisque la monographie est très large, on en apprendra beaucoup sur les échanges franco-américains et les traces laissées dans la culture française, y compris populaire. N’y sont pas oubliés les sculpteurs, peintres et musiciens.

 

         Pour reprendre l’insertion de ce livre dans l’imposante historiographie sur la question, il se distingue clairement par sa volonté de traiter le sujet dans toute son ampleur – géographique ainsi que biographique - et des choix iconographiques très riches. En outre, le style de Bouvet est extrêmement agréable à lire et fait de cette présentation encyclopédique un agréable moment. Les confusions qui peuvent apparaître lors de digressions qui éloignent assez souvent le lecteur du sujet annoncé dans le titre, se trouvent tempérées par la clarté de l’introduction. Bouvet sait également garder l’attention du lecteur avisé, tout en étant parfaitement didactique, pour qui ne connaîtrait ni le Paris de l’entre-deux-guerres ni les créateurs américains. Cette vaste histoire culturelle des Américains à Paris ne demande qu’à être complétée par d’autres ouvrages aussi bien menés et illustrés.