Ameline, Jean-Paul - Ajac, Bénédicte: Figuration narrative, Paris, 1960-1972. Exposition Institut Valencià d’Art Modern, Valence, 19 septembre 2008 - 11 janvier 2009.
Exposition organisée par la Réunion des musées nationaux et le Centre Pompidou à Paris. Commissaires : Jean-Paul Ameline et Bénédicte Ajac ; scénographie Laurence Le Bris. 357 pages, 246 photographies, 104 documents, 100 planches. 23cm x 30,5 cm. ISBN : 978-2-7118-5360-1. Prix : 49 euros.
(Co-édition Rmn / Centre Pompidou, Paris 2008)
 
Compte rendu par Annie Verger, Maison des Sciences de l’Homme (MSH)
 
Nombre de mots : 1823 mots
Publié en ligne le 2008-08-28
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=301
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Dès sa création, le Centre Pompidou a édité une série de catalogues élaborés selon des principes clairs : tout d’abord, une conception graphique inspirée des courants d’avant-garde de l’entre-deux-guerres (constructivisme russe, Bauhaus, etc.)  ou de « l’école polonaise de l’affiche » comme le montrent, notamment, la mise en page et la typographie de Paris-Berlin, Paris-Moscou, Paris-Paris, de Roman Cieslewicz. Par la suite, la généralisation de l’informatique dans les métiers de l’édition a rendu plus efficace un système de communication basé essentiellement sur les rapports dialectiques entre le texte et l’image.

Deuxième principe : la publication in extenso de l’exposition fait du catalogue un ouvrage de référence. Son volume (de 300 à  500 pages) est notamment dû à la documentation qui vient étayer le thème central de multiples références (poèmes, tracts, affiches, revues, esquisses, peintures, photographies, vidéos, etc.).

Troisième principe : l’invitation de personnalités qui ont été à l’origine d’un mouvement artistique, comme témoins ou comme partenaires (artistes, critiques, historiens d’art, écrivains, sociologues, etc.), vient nourrir le travail scientifique des commissaires. Leurs écrits, publiés à l’occasion de ces grandes manifestations, ont fait date. Enfin, une chronologie détaillée inscrit l’exposition dans une vision historique plus vaste.

Le catalogue Figuration narrative, Paris, 1960-1972 n’échappe pas à la règle. D’autant que le commissaire, Jean-Paul Ameline - conservateur général au Musée national d’art moderne - a organisé au Centre Pompidou plusieurs manifestations sur la période de l’après-guerre. La couverture exprime les caractéristiques principales de ce mouvement. Le détail de la peinture d’Hervé Télémaque, datée de 1964 et intitulée Escale, montre à la fois l’univers des comics (objet cerné), le dynamisme des formes (un fragment de tour Eiffel culbutée) et la palette réduite aux couleurs primaires, posées en aplat.

L’ouvrage est divisé en plusieurs parties.  L’introduction va « Aux sources de La figuration narrative » en plusieurs étapes (« 1960-1963 : Prémices » ; « 1964 : électrochoc » ; « 1965-1967 : la radicalisation esthétique » ; « 1965-1967 : la radicalisation politique » ; « 1968-1972 : les dilemmes de l’après-mai » ; « épilogue »). Elle est suivie d’une chronologie/anthologie de 1960 à 1972 puis du catalogue des œuvres exposées. Enfin, une série d’entretiens de peintres et de critiques, assortie de leur biographie et d’une bibliographie, conclut l’ensemble.

 

L’exposition consacrée à cette période artistique répare une injustice. La Figuration narrative a occupé une place non négligeable dans les années soixante, reconnue notamment par des intellectuels comme Pierre Bourdieu, Gilles Deleuze, Jacques Derrida ou Jean-François Lyotard. Puis, elle a été progressivement éliminée par des courants rivaux attirés par le champ artistique international en voie de constitution. Il était temps de rappeler la place qu’elle occupe encore aujourd’hui dans l’histoire de l’art.

Ce mouvement est né d’un constat : l’abstraction lyrique qui dominait depuis 1945 dans les galeries parisiennes et leur assurait la suprématie sur le marché mondial, commence à s’épuiser. À la fin des années 50, l’École de Paris exerce toujours un attrait sur les jeunes peintres mais ils n’arrivent pas à trouver leur place dans un milieu qui vit en vase clos.

Or, à la même époque, de nouvelles formes d’expression apparaissent à l’étranger. En 1956, l’exposition « This is tomorrow » à la Whitechapel Gallery de Londres marque une rupture. Elle inaugure le Pop’art anglais, avec, entre autres,  l’œuvre Just What Is It That makes Today’s Homes So Different, So Appealing, de Richard Hamilton. Ce collage rassemble les icônes de la société de la consommation : télévision, enseigne de cinéma, bande dessinée, presse, magnétophone, aspirateur-boule Hoover, etc. L’intérêt accordé à ces objets triviaux reste, pour certains, du domaine de l’illustration et n’inquiète pas encore les milieux spécialisés de l’art.

Cependant, un courant de même type apparaît aux États-Unis. Entre 1956 et 1964, tous les artistes qui feront la réputation du Pop’Art, sont déjà présents sur la scène internationale : Robert Rauschenberg crée des « Combines Paintings » et participe à la première biennale de Paris en 1959. Claes Oldenburg ouvre à New-York en 1961 le Store dans lequel il expose des objets en plâtre peint. Roy Lichtenstein montre ses premières recherches inspirées de la bande dessinée et Andy Warhol rend hommage à Marilyn Monroe, décédée en 1962, en multipliant son image. Léo Castelli, qui a ouvert sa galerie à New-York en 1957, devient le promoteur du Pop’Art américain.

En Europe, la Biennale de Venise est le lieu où se mesurent le poids et l’influence des marchés en présence. Jusqu’en 1964, la France obtenait régulièrement le Grand prix parce qu’elle avait des peintres de premier plan (Braque en 1948 ; Matisse en 1950 ; Dufy en 1952 ; Max Ernst en 1954 ; Villon en 1956 ; Fautrier en 1960 et Manessier en 1962). L’attribution du Grand prix à Robert Rauschenberg, en 1964, fait l’effet d’une bombe. La peinture américaine défendue, entre autres, par la galerie Sonnabend (ouverte deux ans auparavant à Paris), détrône l’abstraction lyrique et déclasse, du même coup, le marché de l’art français.

C’est dans ce contexte particulier qu’apparaît la Figuration narrative. De jeunes artistes qui fréquentent le Salon de mai, le Salon de la Jeune peinture ou encore la Biennale de Paris, (fondée en 1959), exposent dans les sous-sols du musée d’art moderne de la Ville de Paris, en juillet 1964, à l’initiative du peintre Bernard Rancillac, de la conservatrice du musée Marie-Claude Dane et du critique d’art Gérald Gassiot-Talabot. Ils se retrouvent pour une « confrontation de l’expérience picturale avec l’envahissante présence de l’image de masse dans la vie quotidienne ». Cette exposition s’intitule « Mythologies quotidiennes » par référence à l’ouvrage de Roland Barthes.  34 artistes y participent. Il ne s’agit pas, pour eux, de revenir à la figuration comme l’ont fait les réalistes socialistes, mais bien de puiser dans « d’autres formes d’expression comme la poésie, le cinéma, la photographie, le théâtre, la pensée politique, etc. » Bernard Rancillac, Hervé Télémaque, Eduardo Arroyo, Öyvind Fahlström, Peter Klasen, Gianni Bertini, Peter Saul, René Bertholo, Jan Voss, Antonio Recalcati, etc. présentent des collages, des graffitis discursifs, des montages narratifs, des peintures pleines de couleurs, d’urgences, de dérision ou de colère.

Cependant Gérald Gassiot-Talabot n’a pas l’intention de fonder un mouvement institué, comme l’avait fait, avant lui, Pierre Restany avec les Nouveaux Réalistes. Les artistes de cette génération s’agrègent temporairement autour de thèmes qui les concernent mais ils peuvent, par ailleurs, s’organiser en groupe plus restreint (en coopérative), créer une revue (KWY de Lourdes Castro et René Bertholo), participer à une œuvre collective, etc. Ce qui les rapproche, c’est le refus de l’abstraction « bonnardisante ». Par exemple, certains décident de présenter un « Hommage au vert » au 16ème Salon de la Jeune Peinture de 1965. À cette occasion, les membres du jury s’imposent de peindre une toile de 2mx2m, sur un sujet libre à dominante verte, pour tourner en dérision la facture sensible de l’abstraction sous toutes ses formes. Mais ce qui les unit, c’est l’engagement dans les luttes politiques. Parmi ces artistes, plusieurs sont étrangers et rapportent leur expérience vécue sous des dictatures, en Espagne, au Portugal, en Haïti. D’autres ont fait la guerre d’Algérie.

 

La chronologie publiée dans le catalogue débute en 1960. Alain Jouffroy et Jean-Jacques Lebel l’inaugurent, en quelque sorte, avec le Manifeste du 29 avril. Anti-procès. Pour le droit de l’homme à disposer de lui-même qui conduira à la création du « Grand Tableau anti-fasciste collectif » en solidarité avec les insoumis de la guerre d’Algérie, en 1961. La coopérative des Malassis (composée de Cueco, Fleury, Latil, Parré et Tisserand) clôt cette période, en 1972, avec Le grand méchoui, fresque consacrée aux avatars du pompidolisme. Entre ces deux événements, l’engagement des peintres de la Figuration narrative s’exprime en 1967 à Cuba avec la réalisation du Mural de la Havane ; à Paris, lorsqu’un certain nombre participent à l’atelier populaire de l’École nationale supérieure des Beaux-arts, ouvert en mai 68 ; ou encore, en 1969, au musée d’art moderne de la ville de Paris, dans le cadre de l’A.R.C (Animation Recherche Confrontation) créé par Pierre Gaudibert qui présente La Salle rouge pour le Vietnam.

 

Pourquoi une exposition sur ce sujet aujourd’hui ? Sans doute parce qu’elle fait partie d’un patrimoine revisité dans le cadre du quarantième anniversaire des événements de mai 68. Mais également en raison de nouvelles analyses, publiées entre 2000 et 2005 par des critiques et des historiens d’art, qui relativisent la portée des jugements de l’époque. La peinture française, alors estimée en perdition, était comparée aux nouvelles formes d’expression, notamment par Pierre Restany, qui écrivait à propos de Mythologies quotidiennes, c’est « une exposition de pop’art à la française : de l’américanisme hâtif, mal digéré par de faux blousons noirs. La majorité des participants n’a pas trente ans et hier encore ces autodidactes étaient inconnus. La campagne anti-pop’ n’aura servi qu’à hâter l’éclosion de la peinture yé-yé ». Avec le temps, l’originalité de la Figuration narrative n’est plus à démontrer : humour, autocritique, poésie, science de la composition et de la couleur, autant de caractères qui tiennent davantage à l’héritage européen qu’américain. Les artistes qui ont fondé ce mouvement sont les légataires de Dada (même s’ils en ont symboliquement assassiné le fondateur), de Max Ernst, du Surréalisme ou du mouvement Cobra.  Ils ont beaucoup emprunté aux magazines de mode, à la bande dessinée, à la publicité, à la presse, à la satire politique, à l’histoire de l’art, au roman noir, à la faïencerie de salle de bain, au code de la route, à la révolution chinoise, et à bien d’autres univers encore.

Il faut rendre hommage au travail de Jean-Paul Ameline qui, depuis des années, met en perspective tous ces débats à travers des expositions thématiques comme « Manifeste, une histoire parallèle, 1960-1990 » ou « Face à l’histoire, 1933-1996, l’artiste moderne devant l’événement historique ». Ces présentations-bilans ont pour objet, dit-il, « de réviser ce qui semble souvent tacitement acquis à travers les accrochages, une certaine vision de l’histoire de l’art ». Sans jamais atténuer les causes, les affrontements, les répercussions, il rétablit quelques vérités et réhabilite des courants qui, sans ce travail, seraient tombés dans l’oubli, stigmatisés depuis la « fin des idéologies ».

 

L’exposition réunit un choix d’œuvres de grand format, d’une vingtaine d’artistes, présentées selon une thématique intéressante (influence de la bande dessinée ; l’art du détournement ; la peinture comme un roman noir ; une figuration politique). Cependant, si elle met en évidence les traits principaux de ce mouvement, elle favorise plutôt les individus sans insister sur l’esprit collectif qui animait le groupe. Certes, il y a l’assassinat de Marcel Duchamp et le grand méchoui - partiellement présenté -, mais il manque ce souffle qui dérangeait dans les années 60 (on pense à « l’affaire Gabrielle Russier », à « l’envers du billet », à l’affaire Mathelin,  etc.)

Le catalogue comble néanmoins certaines lacunes. L’iconographie est d’une richesse exceptionnelle : photographies d’artistes dans leurs ateliers ; groupes formés au gré des manifestations ; galeries depuis disparues ; vernissages ; personnalités qui ont eu des responsabilités dans les années 60 (galeristes, conservateurs, collectionneurs, critiques d’art ; etc.) ; manifestations de rue, repas conviviaux, etc. De plus, le fonds d’archives a conservé des catalogues, des revues, des affiches, des tracts, et d’autres témoignages écrits qui ponctuent la chronologie, page après page, et restituent l’effervescence de cette période. Comme tous les catalogues édités par le Centre Pompidou, celui-ci fera date, notamment parce qu’il restitue un épisode esthétique pour le moins négligé, en puisant dans « la cargaison du navire »-Beaubourg, comme l’avait imaginé son président Dominique Bozo.