Le Normand-Romain, Antoinette (dir.): Rodin et le Bronze, catalogue des œuvres conservées au Musée Rodin, 23x30,5 cm, 824 pages, 32 ill. couleur, 2 volumes reliés, 200 euros les deux volumes, version française, ISBN 978-2-7118-4931-4, version anglaise, ISBN 978-2-7118-4939-0
(Co-édition Rmn / Musée Rodin, Paris 2007)
 
Compte rendu par Gilles Soubigou, Conservation régionale des monuments historiques de Lorraine
 
Nombre de mots : 1813 mots
Publié en ligne le 2009-12-21
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=302
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Quel avenir pour les catalogues de collections muséales ? À l’heure où s’imposent de nouveaux outils de recherche mis à disposition de tous sur internet, la question se pose plus fortement que jamais. Le catalogue raisonné est à tout point de vue un investissement, tant pour l’institution qui le fait paraître que pour celui qui en fait l’acquisition, généralement coûteuse. Cela n’a rien de nouveau, mais s’est accentué avec le temps : en 1995, le catalogue des dessins d’Ingres par Georges Vigne (Dessins d’Ingres. Catalogue raisonné des dessins du musée de Montauban, Gallimard/RMN) était vendu 1600 Francs. En 2009, le musée Gustave Moreau a publié le catalogue des dessins de l’artiste (Marie-Cécile Forest, Samuel Mandin et Aurélie Peylhard, Gustave Moreau, Catalogue sommaire des dessins, Musée Moreau/RMN) ; il en coûte 400 euros pour cette publication, qui s’accompagne toutefois de la mise en ligne d’une base de données qui permet à chacun d’accéder gratuitement à ces notices (http://www.dessins-musee-moreau.fr). Il semble en fait que le catalogue raisonné devienne de plus en plus, outre un outil de recherche, un véritable livre d’art. C’est ainsi que se justifie la toute récente parution de la Correspondance illustrée de Van Gogh, en 6 volumes, proposée au prix de 395 euros alors même que ces textes, fruits du labeur conjoint du musée Van Gogh d’Amsterdam et de l’Institut Huygens de La Haye, sont disponibles en ligne (http://vangoghletters.org/vg/letters.html). 

 

          Dans ce contexte de redéfinition d’un genre, le musée Rodin de Paris a fait paraître en 2007 un catalogue raisonné imposant : deux grands volumes, vendus 200 euros pour un tirage limité à 1000 exemplaires. Le projet était celui d’Antoinette Le Normand-Romain, entamé alors qu’elle occupait le poste de conservateur des sculptures du musée Rodin et mené à son terme malgré son départ pour l’INHA dont elle a pris la tête en 2006. Il y avait un précédent : les cinq volumes de l’Inventaire des dessins du musée Rodin, par Claudie Judrin, parus en 1992. Mais les « années musées » sont derrière nous et la crise touche aussi l’édition d’art, aussi une telle entreprise n’a-t-elle pu être menée à bon terme qu’avec un mécénat conséquent, celui de la fondation voulue par Bernie Gerald Cantor (1916-1996), patron de la firme Cantor Fitzgerald, collectionneur américain de l’œuvre du maître de Meudon, à qui les deux volumes sont dédiés.

          Quel est le public d’un tel ouvrage ? Le simple amateur se devra d’être fortuné. Les institutions patrimoniales et les bibliothèques se doteront volontiers, pour leur part, d’un outil précieux  de connaissance. Enfin restent les marchands d’art. Car ce livre où la dimension commerciale du bronze est tant prise en compte pèsera certainement son poids dans le marché de l’art international, où l’on peine à démêler l’authentique de la copie, la copie de la reproduction et la reproduction du faux.

          Depuis sa création, permise par le legs Rodin en 1916, le musée parisien détient, au nom de l’État français, les droits de propriété artistique sur l’œuvre du sculpteur. Et depuis cette date, il fait réaliser des fontes qu’il commercialise. Cette politique a favorisé la constitution de grandes collections de bronzes de Rodin à travers le monde : celle du baron Japonais Kojiro Matsukata (1865-1950), léguée au Musée national d’art occidental de Tōkyō, celle de Jules Mastbaum (1872-1926), à l’origine du Rodin Museum de Philadelphie ou celle de Gerald et Iris Cantor, qui fit l’objet de dons à plusieurs dizaines d’institutions, au premier rang desquelles figurent la prestigieuse Université de Stanford, le Metropolitan Museum de New York et le Los Angeles County Museum of Art. On trouvait encore certains de ces bronzes de la collection Cantor dans les locaux du siège social de l’entreprise, sur cinq étages de la tour Nord du World Trade Center. La vision de ces œuvres disloquées est presque passée inaperçue au milieu du déluge d’images issues du drame atroce du 11 septembre 2001. Leur récente présentation à l’exposition Où étiez-vous le 11 septembre 2001 ?, organisée au Mémorial de Caen fin 2008, leur a rendu leur dimension symbolique.

 

          L’Avant-Propos (I, p. 7) de Dominique Viéville, directeur du musée Rodin, et la Préface (I, p. 9) de Jacques Vilain, son prédécesseur à ce poste, rappellent brièvement l’origine et le but de cette publication ; ils sont immédiatement suivis d’une apologie détaillée du mécène par Ruth Butler (Université de Massachusetts), intitulée « Les Cantor et Rodin : une passion singulière » (I, pp. 11-13). Hommage mérité d’ailleurs, car c’est une belle histoire que celle de ce jeune G. I. qui achète sur un coup de cœur son premier bronze de Rodin en 1945, avant que sa fortune future lui permette de créer une de ces fondations si actives aux USA dans le soutien et la valorisation du patrimoine. La Gerald B. Cantor Foundation s’était d’ailleurs déjà signalée par sa générosité en finançant en 1996 les nouvelles réserves du musée Rodin.

 

          Vient ensuite le long et très complet essai d’Antoinette Le Normand-Romain, simplement intitulé « Rodin et le bronze » (I, pp. 18-61). L’auteur adopte une progression chronologique pour retracer les problématiques propres à l’usage de ce médium dans l’œuvre de Rodin, et les développements qu’il connut après la mort de l’artiste. On voit ainsi se succéder les années Rodin (I, pp. 18-33), puis les directorats de Léon Bénédite et Georges Grappe (I, pp. 33-50) et leurs successeurs jusqu’en 2005 (I, pp. 51-60). Riche de recherches archivistiques poussées, ce texte permet d’appréhender les raisons de cette intense production de fontes par le musée. Si Rodin s’est bien assuré de son vivant un contrôle sur le travail de ses fondeurs, qu’il n’hésite pas à choisir selon des logiques plus commerciales qu’artistiques, la dimension marchande de cette production existait déjà bel et bien. Et la danseuse Loïe Fuller elle-même joua les « entremetteuses » auprès de riches collectionneurs américains, garantissant un débouché à cette production, concurrencée par ailleurs par de nombreuses falsifications. La donation Rodin, en 1916, comprenait les droits de propriété artistique sur sa production, et une lettre du sculpteur témoigne d’une volonté claire que ses plâtres soient réalisés en bronze, « pour donner un aspect définitif à l’ensemble de [son] œuvre ». Le premier conservateur, Léonce Bénédite, choisi par Rodin lui-même à l’époque où il était en charge du Musée du Luxembourg, s’était d’ailleurs vu spécifiquement confier par l’artiste la lourde tâche de veiller à l’achèvement de la Porte de l’Enfer. Un rapport de Bénédite en 1919 explicite avec clarté la stratégie commerciale d’édition de fontes vendues par le musée, « pour réaliser les grands et multiples travaux en cours » (I, p. 38), stratégie qui faisait déjà débat à l’époque. Grappe poursuivit la politique de son prédécesseur, avec le fondeur Rudier, qui avait collaboré avec Rodin et garda l’exclusivité sur cette production jusqu’à sa mort en 1952. Pendant l’Occupation, alors que le Musée Rodin devenait musée national (1943), Georges Grappe n’hésitera pas à répondre à des commandes allemandes – Hitler demanda une version de la Porte de l’Enfer –, ce qui lui coûta à la Libération son poste et son titre de conservateur. Après-guerre, les conservateurs successifs pallieront le manque de subsides officiels par des ventes ciblées sur des musées de province et de grands collectionneurs étrangers, mais également par l’édition de réductions en bronze et de copies en résine, commercialisées à la boutique du musée.

 

          À la lecture de ce texte très informé et objectif, il apparaît clairement que l’édition de bronzes par le Musée Rodin visait et vise encore principalement à faire abonder les caisses de cette institution. Il est intéressant d’observer la gestion de cette manne financière par le musée Rodin et la façon dont cela rejaillit sur le travail du conservateur – il est ainsi dit de Cécile Goldscheider, directeur du musée de 1970 à 1973, qu’elle « avait compris la nécessité de faire redécouvrir Rodin [par le biais d’expositions] pour relancer la vente des bronzes » (I, p. 53) – à l’heure du Louvre Abu Dhabi et de ce « Musée Rodin de Bahia » qui vient d’ouvrir et dont on parle si peu. Mais cette logique du commercial et de l’autofinancement est à double tranchant, et l’on sourit à cette anecdote montrant Sacha Guitry emportant triomphalement une fonte originale pour le prix d’une copie, le musée s’étant emberlificoté dans les distinctions subtiles qu’il opère entre fonte originale et fonte de reproduction.

          Car elles sont bien subtiles, ces distinctions, et il faut tout l’art d’un avocat pour démêler ce nœud gordien, ce que fait avec talent Régis Cusinberche, dans un essai intitulé : « Éditions originales de bronzes du musée Rodin, reproductions des œuvres de Rodin : réflexion au regard du Droit » (I, pp. 65-77). La législation et la jurisprudence sont finement explorées pour livrer au lecteur les réponses aux questions que soulève cette production de bronzes « originaux » par une institution muséale, bientôt un siècle après la mort d’un artiste. La sentence est claire : le Musée Rodin est bien fondé, au regard du droit, à produire ces bronzes, œuvres originales de Rodin, et à les commercialiser ; car même si l’œuvre de Rodin est tombée en 1982 dans le domaine public, le musée reste titulaire du « droit moral » sur cette œuvre. Situation paradoxale toutefois où la défense de l’œuvre d’un artiste coïncide parfaitement avec la protection des intérêts d’une institution devenue Établissement public en 1993. Situation parfois délicate, et c’est un des buts de ce catalogue que de répondre aux critiques – voire aux attaques – qui s’élèvent régulièrement contre le Musée Rodin.

 

          Enfin s’ouvre le catalogue raisonné, rédigé par Antoinette Le Normand-Romain, avec la collaboration de ses assistantes Hélène Marraud et Diane Tytgat. Chacun des 455 bronzes, classé alphabétiquement par titre, fait l’objet d’une notice, plus ou moins détaillée selon sa place et son importance dans l’œuvre de Rodin et dans l’histoire de l’art en général. La somme est imposante et remarquable en tout point, et remplit sa double mission : clarifier le statut, l’histoire, la chronologie de ces œuvres, distinguer le vrai du faux (les fontes non autorisées notamment), mais aussi approfondir notre connaissance de ces chefs-d’œuvre que l’on ne se lasse pas d’admirer : L’Âge d’Airain, Le Baiser, Balzac, les Bourgeois de Calais, la Porte de l’Enfer… On parcourt ces pages avec plaisir souvent, avec ravissement parfois, toujours avec intérêt.

          À la fin du second volume, on trouve encore une chronologie de la vie et de l’œuvre de Rodin, des tableaux de classements par dates de fontes et par titres des œuvres étudiées, une bibliographie sélective très complète (II, pp. 762-780) et l’indispensable index, hélas trop souvent négligé dans ce type de publications.

 

          Le projet était ambitieux, la somme est impressionnante, l’outil est précieux. Formellement, on regrettera cependant une maquette à l’ancienne, peu inventive. Les essais, particulièrement, pâtissent d’une mise en page sur une seule colonne trop large qui, alliée à une typographie trop ramassée, fatigue l’œil. On appréciera en revanche la richesse de l’iconographie, essentiellement en noir et blanc hélas, pour des questions de budget sans nul doute (un carnet d’illustrations en couleurs a été inséré dans le vol. I, pp. 81-112, qui ne fait que plus regretter l’impossibilité dans laquelle se trouve le lecteur de juger, pour les autres, de la subtilité des diverses patines). Se distinguent particulièrement les photographies représentant les bronzes de Rodin dans les intérieurs de certains de ses contemporains ; car les bronzes sont des objets d’ameublement – Rodin lui-même ne disait-il pas du Baiser qu’il s’agissait d’un « grand bibelot sculpté » ? –, et c’est sans doute le seul grand reproche que l’on puisse faire à cette publication que de ne pas poser plus clairement cette question de la diffusion, du statut et des usages de ces objets. Le bronze est une technique, un outil économique, mais aussi et surtout un objet esthétique ; ce simple constat aurait pu être plus longuement rappelé et analysé. Ce qui n’enlève rien à l’ampleur de ce travail qui offre enfin aux spécialistes l’outil de recherche et de connaissance qu’ils attendaient.