De Chassey, Éric: L’abstraction avec ou sans raisons, (Collection Art et Artistes), 280 p., 51 ill., ISBN : 9782072693342, 26 €
(Gallimard, Paris 2017)
 
Compte rendu par Juliette Milbach, EHESS/CNRS
 
Nombre de mots : 1423 mots
Publié en ligne le 2018-06-24
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3157
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          L’intérêt d’Éric de Chassey pour les questions d’histoire de l’art liées à l’abstraction n’est pas nouveau. L’auteur s’est déjà de nombreuses fois illustré dans l’analyse de l’abstraction outre-Atlantique ou internationale, en revisitant conceptuellement ou historiographiquement l’une des questions majeures, si ce n’est LA question majeure, de l’histoire de l’art du XXe siècle. Ainsi, n’est-on pas surpris de trouver en ce livre nombreux points fondamentaux révisés par l’auteur.

 

         Il s’agit là d’un recueil, composé de huit chapitres, issus pour la plupart d’articles déjà publiés dans des travaux collectifs au cours des années 1990 et 2000. On trouve la référence de ces précédentes publications en fin d’ouvrage. Ce n’est donc que la lecture terminée qu’on en comprend la genèse. Le lecteur sera plus à l’aise, sans doute, de connaître ce fait en amont : cela expliquant quelques répétitions. Ce qu’Éric de Chassey propose dans L’abstraction avec ou sans raisons, c’est une histoire de l’abstraction non linéaire. Cette dernière est également non exhaustive puisqu’y sont éclairés des points très précis –le cas de Support / Surface et son lien avec une certaine utopie rustique à la Henri Mendras par exemple. En outre, l’auteur y traite principalement de l’après Seconde Guerre mondiale et ne revient que peu sur les débuts de l’abstraction.

 

         En dépassant une didactique usée de l’abstraction, Éric de Chassey invite le lecteur à repenser cette dernière comme un phénomène complexe, non réduit à une seule et simple définition et surtout ne s’opposant pas point par point à la figuration. Il propose ainsi de sortir de la stérilité du dualisme abstrait/figuratif en insistant sur les interactions mais aussi, et particulièrement, en replaçant cette abstraction dans une perspective transnationale. Or, en mettant en avant cette perspective transnationale, l’auteur insiste, et c’est là l’un des points forts du recueil à notre sens, non pas sur des présupposés politiques ou économiques mais bien en centrant son analyse sur des qualités formelles. Ce faisant, il minimise, en un certain sens, l’abstraction comme « libération », allant d’ailleurs jusqu’à la considérer, presque de manière provocatrice, comme « une possibilité parmi d’autres, quasiment un genre qui serait venu prendre sa place aux côtés des genres plus traditionnels de la peinture d’histoire, de portrait ou de paysage. » (p. 5) En écrivant cela, Éric de Chassey met en avant la valeur moderne de ce qu’il qualifie de « genre », mais dans son refus de l’opposer de manière doctrinaire à la figuration, il amorce des possibilités passionnantes. Ce refus de considérer l’abstraction de manière normative l’oppose à une tendance de l’histoire de l’art qui chercherait à distinguer la « vraie » de la « fausse » abstraction. Un malentendu néanmoins peut se situer dans l’affirmation de fonder son récit sur une histoire transnationale qui finalement se réduit principalement à la France et aux États-Unis. Cela est largement justifié. Il s’agit en effet, dans cette perspective, de déconstruire le sous-texte nationaliste de tout un pan de l’historiographie en changeant de focale à la fois d’un point de vue géographique et chronologique, local et global, synchronique et diachronique, selon les termes employés par l’auteur même.

 

         L’ouvrage se structure autour de deux grandes parties, de volume inégal : l’une comportant deux chapitres, intitulée « Motifs et Principes », et la seconde, de six chapitres, « Abstractions américaines et européennes (1944-1974) ». La multitude de reproductions en couleur, les choix pertinents et originaux de ces dernières, l’abondant appareil critique et la bibliographie ne font qu’ajouter des qualités au propos. Pour décrire plus en détail le déroulement du livre pour le lecteur, il faut revenir sommairement sur la composition de chacune des parties.

 

         La première partie comportant « La grille, entre architecture et peinture » et « Grâce à la pesanteur : une abstraction spiritualisante » est fondée sur le constat de l’état de l’abstraction de l’après-guerre. En l’inscrivant dans une chronologie plus ou moins linéaire, sont convoqués les premiers maîtres de l’abstraction (Mondrian avant tout). Il se dégage dès lors l’idée d’une abstraction concrète car contextualisée, liée principalement au domaine architectural. Dans le second chapitre, Éric de Chassey rappelle que l’un des récits les plus convaincants sur les origines de l’art abstrait est celui qui le donne comme conséquence d’une réflexion spirituelle. S’il évoque les points fondamentaux de cette conception, il cherche à revenir à un aspect négligé par les commentaires, en se situant du point de vue des auteurs de l’abstraction eux-mêmes. L’auteur insiste ainsi sur la volonté de ces derniers à provoquer de la spiritualité chez le spectateur. Ce fait explique en grande partie que ce chapitre soit principalement consacré aux abstraits américains.

 

         La seconde partie comporte donc six chapitres dont quatre sont consacrés presque exclusivement aux questions franco-américaines. On pourrait d’ailleurs ajouter à ce compte le cinquième « Abstraction sans frontières : l’expressionnisme abstrait à l’anglaise » puisqu’il s’agit là principalement de montrer le lien de la scène anglaise avec la France, puis les États-Unis. Si le dernier chapitre, « Abstraction comme utopie rustique : Supports/Surfaces et le modèle rural » est très intéressant en lui-même, il est plus difficile d’en justifier la place dans le recueil. C’est bien pourtant dans cette partie, ou tout du moins dans ses cinq premiers chapitres, que l’unité de l’ouvrage prend tout son sens et que le projet formulé en introduction s’accomplit. Nous proposons ici un bref résumé des problématiques soulevées par les quatre premiers chapitres qu’il semble inutile de dissocier tant leur unité et leur complémentarité sont assurées.

 

         Il s’agit donc de déconstruire le récit admis réduisant en quelque sorte l’histoire de l’abstraction de l’après-guerre au déplacement du centre artistique de Paris à New York. Éric de Chassey lance quelques pistes méthodologiques pour déconstruire ce discours en convoquant plusieurs clefs conceptuelles (traumas, témoignages, engagements, automatismes, transferts etc.). Les unes répondent aux autres, et sont accompagnées d’une grande diversité d’œuvres et d’artistes. Il faut pourtant passer au chapitre suivant pour comprendre ce qu’il se passe vraiment après cette table rase, (pour reprendre le titre du chapitre dont il fut jusqu’ici question). C’est dans ce second chapitre, « Les sujets de l’abstraction : l’expressionnisme abstrait en France », que l’on voit apparaître des clefs pour déconstruire le discours dominant annoncé plus haut.

 

         Les deux chapitres suivants concernent d’abord l’Amérique. Éric de Chassey se demande comment peindre après Pollock, soit que faire de ce lourd héritage, puis s’attaque à un sujet moins traité : les artistes américains en France. Dans ce dernier cas, il donne des chiffres colossaux: entre 400 et 600 artistes américains installés à Paris après la guerre. De cette classe à part entière, l’auteur distingue trois grandes catégories : les peintres traditionnels, illustrant une modernité modérée (Kenneth Noland, Jules Olitski) ; les tenants d’une abstraction géométrique (Jack Youngerman, Ellsworth Kelly) et les artistes déjà marqués par les changements américains (Sam Francis). L’auteur rappelle la difficulté de la langue et d’un monde de l’art encore assez traditionnel et peu ouvert aux américains. Ces assertions sont évidemment présentées avec plus de nuances. Il y montre notamment comment certains artistes s’intègrent progressivement aux circuits de diffusion locaux et exposent dans des galeries parisiennes, sortant ainsi d’une communauté (américaine) assez fermée sur elle-même.

 

         Le chapitre consacré à la situation anglaise vient donc compléter ce panorama franco-américain. À travers des exemples concrets, l’auteur montre que la réception de la peinture française et américaine en Grande-Bretagne est beaucoup plus subtile que dans les deux pays protagonistes. En outre, en particulier avec les communautés de Cornouailles, les influences y sont mixtes, accueillant aussi bien De Staël que De Kooning. Néanmoins, la référence à Paris tend à s’effacer au profit d’une exclusivité New Yorkaise, mais encore une fois, non pas sur le terrain de l’expressionnisme abstrait, mais au-delà de ce dernier, celui-ci étant justement considéré comme dépassé et la question de son internationalité, de fait, également.

 

         Ce qui nous a semblé particulièrement intéressant dans la démarche mise en avant par ce recueil, c’est la manière de replacer la question de la gestualité dans un contexte plus large. Sans en diminuer l’importance, Éric de Chassey la re-contextualise et analyse son impact sur la deuxième génération des artistes de l’après-guerre. Cela redonne une épaisseur à une scène artistique trop souvent schématisée à partir de la méthode de Pollock quand bien même celle-ci serait tout autant américaine qu’internationale (Soulages, Mathieu etc.). En réduisant à l’anecdote des faits comme celui de savoir aujourd’hui que les toiles d’après-guerre d’Hans Hartung sont en réalité des agrandissements d’éléments préexistants, Éric de Chassey invite le lecteur à se distancier d’un antagonisme manichéen entre une abstraction réfléchie, intellectualisée, conceptuelle ou parfois froide, contre cette abstraction gestuelle.