Chauvot, Alain: Les "Barbares" des Romains. Représentations et confrontations, (CRULH, 59), (études réunies par Becker, A. - Huntzinger, H. - Freu, C. - Huck, O.), 357 p., ISBN : 2-85730-066-2, 25 €
(CRULH, Metz 2016)
 
Compte rendu par Zakia Ben Hadj Naceur-Loum, Université de Tunis
 
Nombre de mots : 2409 mots
Publié en ligne le 2018-09-26
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3163
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          Un groupe d’anciens étudiants d’Alain Chauvot, professeur émérite en Histoire romaine à l'université de Strasbourg, ont eu l’idée de rendre hommage à celui qui a guidé leurs premiers pas dans la recherche scientifique en constituant et éditant un recueil de ses principales études dont la problématique est « Les relations entre Romains et barbares, dans leur dimensions juridique, sociologique et anthropologique ». C’est un thème de prédilection pour l’auteur et il a constitué depuis la publication de sa thèse en 1998 (Opinions romaines face aux barbares au IVe siècle ap. J.-C.) le fil conducteur de ses recherches.

 

         Le livre est axé sur vingt-trois travaux échelonnés sur une trentaine d’années (1984-2016). Les contributions sont organisées autour de deux thèmes principaux : les représentations ou les perceptions et les confrontations. Le premier est une mise au point sur le sujet de la perception, autrement dit le barbare, son corps, son visage, son portrait de l’ennemi. Le second thème traite des confrontations à travers l’immigration, la guerre et la paix ainsi que la christianisation.

 

         L’ouvrage s’ouvre sur un article intitulé « Visions romaines des barbares » (p. 13-28), dans lequel l’auteur a défini et analysé la « théorie environnementaliste » héritée des Grecs. Selon cette théorie, le barbare est jugé non seulement d’après ses signes physiques distinctifs, c'est-à-dire la stature, la couleur des cheveux, mais aussi les capacités intellectuelles. Nous avons donc la perception du barbare du point de vue du portrait et et du comportement. D’où cette opposition entre une barbarie caractérisée par l’agitation et l’absence de toute raison et une romanité dotée de lucidité et de sagesse. Le sort du barbare peut être vu de deux manières différentes : ce dernier conserve son état originel ou connaît une métamorphose, à savoir se rapproche de la romanité. Cela donne deux visions de la romanité : fermée ou ouverte. Dans le premier cas, le barbare est perçu comme étant un conquérant qu’il faut faire revenir au Barbaricum, voire anéantir. Dans le second, la métamorphose est assurée grâce à la présence d’officiers d’origine barbare à des postes de responsabilité. Désormais, barbarus n’est plus le synonyme d’ennemi (hostis) mais de gentilis ou de certains termes ethniques. Autrement dit, on est « débarbarisé » dès lors que l’on entre au service de Rome.

 

         Un barbare ou un peuple barbare est-il dévastateur, destructeur ? Ou bien assimilé culturellement en assurant la protection de la romanité ?  Tant d’images opposées relatives au barbare circulent en Occident et en Orient. À travers ce second article, l’auteur s’interroge sur l’évolution de ces images et leur impact sur l’écriture de l’histoire des barbares par rapport aux Romains. Quelles représentations trouve-t-on dans les sources latines, à la fin du Ve siècle et au début du VIe siècle ? L’auteur parle d'images traditionnelles et d'images nouvelles. Selon cette répartition, nous avons l’image du barbare culturellement assimilé, une nouvelle vision qui a pris le relais de celle, traditionnelle, du barbare objet de curiosité exotique et adversaire de l’empire, des images traditionnelles. Il y a donc une émergence de perceptions nouvelles, notamment d’ordre religieux selon lesquelles le barbare est un païen susceptible de conversion. Une autre image, plus positive, est celle d’un barbare en tant qu’agent de la conversion. Par ailleurs, il existe une autre image que les barbares se renvoient eux-mêmes via le terme barbarus. Négative ou positive ? Cela dépend de leur relation avec la romanité.

 

         Semibarbarus : autre terme désignant les barbares, sur lequel l'auteur revient afin de l'expliquer et le situer dans son contexte. Ce terme, presque attesté dans les sources tardives et qui dénote de prime abord un partage entre deux mondes, traduit une impossibilité d'évolution vers la romanité, de deux façons : soit par stagnation, soit par chute. On distingue deux formes de semi-barbarie : culturelle et ethnique. Par ailleurs, les seuls semi-barbares au sens culturel, qui ont pu franchir la frontière entre la barbarie et la civilisation, sont les Romains d'autrefois. Tandis que la forme ethnique désigne l'absence de toute espérance de s’élever au degré de la romanité et s'opposer justement à cette romanité. Du terme semibarbarus, l'auteur conclut que les deux formes de semibarbarus, culturelle ou ethnique, renvoient à une seule implication : une incapacité à se rapprocher de la romanité. Ainsi, loin d’être une barrière-passage entre barbarie et romanité, on a affaire à une frontière-barrière. 

 

         Toujours dans le cadre de la terminologie et ses implications à travers les temps, l’auteur évoque un espace lié à l’histoire des barbares : le Rhin, avec ses réalités et ses mutations. Le fleuve est considéré soit comme une frontière politique séparant des ensembles différents ou opposés, soit comme un fleuve facilement franchissable unissant des ensembles distincts. La réalité géographique a deux caractéristiques : homogène et hétérogène à la fois. C’est pourquoi le Rhin est tantôt une seule entité géographique et tantôt désigné par différents termes : le cours supérieur, moyen et inférieur. Le Rhin a été considéré comme le symbole de la Germanie. Le terme Imperium lui a été attribué pour exprimer un empire en expansion, voire indiscernable. Le Rhin est aussi un signe de partage entre romanité et barbarie. Il est également le symbole de la violence et de la perversité de l’ennemi barbare qu’on peut vaincre mais qui peut aussi conquérir et anéantir la romanité. Cela explique d’ailleurs l’attitude des Romains tantôt conquérants, tantôt angoissés par la défaite. Dans cet espace vivent des populations qui ne cessent d’évoluer en s’éloignant ou en se rapprochant de la romanité. Il en résulte donc des réalités rythmées par des affrontements et l’alternance des échecs et des succès. D’où l’intégration ou l’opposition, deux traits importants dont le Rhin était le vecteur. Bref, le Rhin a toujours joué le rôle de modérateur ; tant que les rapports de force entre Rome et Barbares sont en faveur de Rome, les caractères barbares de ce dernier ont tendance à s’estomper. Dans le cas contraire, la vieille nature du Rhin ressurgit et s’oppose à la romanité. 

 

         Par ailleurs, s’opposer renvoie à la notion d’hostis, un terme qu’on trouve dans le code théodosien, le Bréviaire d’Alaric, la novelle de Valentinien III, la loi Salique, l’Édit de Théodoric. Toutes ces lois ont défini le terme Barbarus qui renvoie à son tour à la notion d’hostilité. Dans le code théodosien par exemple, barbarus est assimilé à l’ennemi Hostis. L’auteur souligne qu’à l’époque tardive, la notion d'altérité est encore plus fortement qu’auparavant en rapport avec l’extériorité. Néanmoins, il faut rappeler que tous les externis ne font pas partie des barbari. Par ailleurs, quand l’empire s’affaiblit, voire disparaît, le pouvoir politique est transféré aux externi, la notion de barbarus change au niveau des usages dans les textes de loi. Ainsi, c’est un autre terme qui figure dans les codes juridiques. À titre d’exemple, l’interpretatio de la loi sur les unions mixtes voit un accroissement de l’usage de barbarus par rapport au texte initial, à la différence des autres lois, dont les interpretationes témoignent d’une disparition du terme barbarus par rapport aux textes initiaux et de son remplacement par hostis.

 

         Il ressort de cette évolution terminologique de barbarus que différentes connotations apparaissent selon le contexte. Car le rôle de ce dernier, la nature des documents y compris à l’intérieur du même recueil et les intentions diverses dans l’interprétation des lois demeurent des éléments déterminants pour définir dans chaque cas le terme barbarus, tantôt associé à l’altérité claire tantôt à une identité et altérité présumée. Dès lors, l’hostilité s’avère un élément secondaire. Bref, barbarus et hostis sont des termes qui ont évolué à travers le temps, distincts au départ, mais non sans proximité. Ils se sont entrecroisés, voire confondus au IVe siècle. Ensuite, ils se sont éloignés l’un de l’autre au cours du Ve siècle, car du Ve au VIe siècle, le barbarus est devenu un terme qui traduit l’altérité par rapport à la romanité, sans qu’il y ait nécessairement charge d’hostilité ou de négativité.

 

         Barbarus, Hostis, semibarbarus, autant de termes référant au barbare ; mais comment les sources latines ont-elles décrit son comportement, notamment chez Ammien Marcellin ? Rappelons qu’il s’agit toujours d’évoquer les signes comportementaux des Barbares comparés à ceux des Romains. Comme par exemple l’irrationalité par laquelle le corps barbare s’opposerait à la sobrietas romaine.

 

         Les sources écrites ne se sont pas contentées de décrire le corps et la gestuelle du Barbare mais aussi son visage. D’ailleurs, le Barbare a-t-il un visage (p. 137-156) ? Il ressort souvent de ces descriptions un portrait ambigu. Une ambigüité qui dépend de tout un contexte lié à son tour à la nature des relations entre les Romains et les autres.

 

         Par ailleurs, les autres ou les Barbares constituent non pas un seul mais différents peuples qui ont chacun leur place dans l’échelle de la barbarie. Parthes et Perses, Goths, Francs, Alamans, Huns…, ce qui explique les fréquentes comparaisons qu’on trouve dans les sources. À titre d’exemple, la distinction entre les Parthes et les Perses n’a pas été toujours nette pour les Romains, ou les Goths qu’on assimile aux Huns, Sarrasins ou Alains. Après avoir traité les caractères physiques et psychologiques des Barbares, l’auteur évoque la relation Romain-Barbare en analysant le phénomène de la culture et de l’acculturation entre Romains et Barbares (p. 197-226). Deux éléments peuvent expliquer ce phénomène : les faits et les discours. La présence des Barbares dans l’empire romain, plus précisément dans le cadre militaire, constitue les faits. Les discours, c’est ce qu’affichent les auteurs anciens comme Ammien Marcellin ou Supplice Sévère, dont les propos varient selon la conjoncture : le Barbare, qui constituait un ennemi dévastateur au IIIe siècle devient aux Ve et VIe siècles l’héritier, voire le protecteur de la romanité. Ce qui dénote de la capacité de la culture classique à s’ouvrir aux nouveautés et à s’adapter au contexte. Un contexte dans lequel le Barbare procède à son intégration par bien des moyens, comme l’origine sociale par exemple. Mais pour assurer cette intégration, que faut-il faire ? Appartenir à l’aristocratie ou à un rang modeste est-il suffisant pour avoir une carrière brillante (p. 227-240) ? Certes, l’élément d’appartenance est important pour forger une belle carrière mais d’autres facteurs doivent être pris en considération, dont l’âge, le lien de parenté, le type de relation entre l’empire et la société d’origine. L’âge est déterminant, dans la mesure où celui qui est rentré jeune au service de Rome a plus de chance de s’intégrer et avoir une belle carrière dans l’empire. Par ailleurs et malgré la fermeture de l’empire à l’intégration des Barbares dans les phases où il est plus fort, les puissances aristocratiques ont toujours persévéré dans leur recherche d’intégration au plus haut niveau. Après son intégration, le Barbare peut avoir une relation spécifique avec sa société d’origine. En effet, il est parfois tellement assimilé qu’il risque de méconnaître les caractéristiques de son milieu d’origine. Le barbaricum chez les Barbares au service de l’empire présentait une société à la fois proche et opposée, ignorée et idéalisée. Etre barbare de l’empire, c’est être presque, la plupart du temps, en relation avec la guerre et l’effet guerre. Il est évident que les peuples barbares sont soit au service de l’empire soit des hostis vivant dans un contexte de guerre. D’ailleurs la guerre des Barbares contre les Romains a toujours été codifiée. Le dispositif réservé à l’effet de guerre est très important : allant d’une préparation militaire et financière de la campagne à la diffusion des nouvelles relatives à la guerre par le messager. Les nouvelles circulent entre les régions attaquées, les détenteurs de l’autorité, l’empereur lui-même, les autres provinces et Rome. Deux termes désignent les acteurs de la diffusion des nouvelles de la guerre : « messager » et rumores. La circulation de l’information concerne non seulement le rapport peuple barbare/Rome mais aussi la situation interne de barbaricum où on enregistrait les guerres qui opposaient des Barbares. Néanmoins, c’est la circulation des nouvelles relatives à la guerre entre les Barbares et Rome qui est la plus importante. D’où l’intérêt et l’impact du vrai ou faux dans la diffusion de la nouvelle. Par ailleurs, la circulation de l’information est loin d’être anodine : elle est le reflet des problèmes administratifs, des rivalités politiques, des tentions sociales et des références culturelles. D’ailleurs, la responsabilité du messager et son rôle s’avèrent considérables car du contenu et de la fiabilité de l’information dépendent l’accueil de ce dernier. Un accueil qui peut aller de la confiance totale à la liquidation.

 

         De la diffusion de la nouvelle liée à la guerre, l’auteur passe à l’analyse du rôle des Barbares dans la guerre, notamment dans la cavalerie. Les auteurs anciens comme Aurelius Victor louent leurs performances, notamment celles des Alamans qui maîtrisaient excellemment l’art de combattre à cheval ou bien celles décrites par Ammien concernant la cavalerie des Quades et des Sarmates, très performante.

 

         On pourrait penser qu’en 537 pages, Alain Chauvot a pu nous livrer une documentation exhaustive dans le domaine de la littérature classique afin d’analyser le concept  « Barbares des Romains » en mettant en exergue deux questions indissociables : représentations et confrontations entre Barbares et Romains pour expliquer les fondements de l’altérité. Pour étoffer ses chapitres, l’auteur a ajouté des compléments et mises à jour, un post scriptum, des indices (index onomastique, index thématique, index des sources) et une bibliographie générale relative à l’Antiquité tardive (fin IIIe – début VIe siècle ap. J.-C.).

 

         Pour résumer, la grande force de cet ouvrage est de structurer un paradigme mental et d’en montrer les avantages et inconvénients. Il apporte une lecture solide et critique des sources anciennes. Mais, ce faisant, il a tendance à avoir une vision parfois tronquée des peuples barbares, sinon comment expliquer l’absence des Vandales, un peuple Barbare dont le nom propre est devenu un qualificatif dépréciatif contrairement à d’autres comme les Francs par exemple ? Ainsi, on aurait aimé mieux connaître le sort de ces peuples à travers les sources épigraphiques qui pourraient nous livrer une conception moins mentale de la barbarie. En définitive, l’entreprise difficile de traiter des données historiques avec une méthode à la fois anthropologique et sociologique est bien menée par l’auteur. Et les quelques imperfections que nous avons évoquées plus haut n’enlèvent rien au caractère captivant des éléments rapportés dans ce livre, lesquels donnent matière à nourrir une réflexion, amorcée par Yves Albert Dauge, dans son ouvrage « Le Barbare. Recherches sur la conception romaine de la barbarie et de la civilisation ».