Steger, Brigitte : Piazza Armerina. La villa romaine du Casale en Sicile, (Collection Antiqua), 22 x 28 cm, 256 p., 180 ill. en coul., ISBN : 978-2-7084-1026-8, 49 €
(Éditions Picard, Paris 2017)
 
Compte rendu par Jean-Michel Spieser, Université de Fribourg
 
Nombre de mots : 2567 mots
Publié en ligne le 2020-10-12
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3180
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          De manière bienvenue, Brigitte Steger fait d’abord l’historique des recherches sur cette villa et montre l’importance des nouvelles recherches, en particulier de ce qu’apprennent le réseau routier et les relations de Piazza Armerina avec les sites voisins. Très importants aussi sont les nouveaux éléments chronologiques, à commencer par une nouvelle datation plus tardive de la zone du péristyle elliptique (fin IVe-début Ve siècle), mais aussi la découverte de nouveaux vestiges montrant une histoire antérieure du momument, avant la villa « actuelle » : un état plus ancien de la zone sud aurait existé dès la période constantinienne, dans le deuxième quart du IVe siècle, pour être détruit partiellement par un tremblement de terre vers 363 ; il est possible qu’une partie de la villa connue remonte à cette période. La villa comprendrait donc, d’un point de vue architectural, une phase constantinienne (avec le péristyle quadrangulaire, les grands thermes et un petit péristyle) et une phase théodosienne (avec le péristyle elliptique remplaçant le second péristyle quadrangulaire).

 

         Cette histoire architecturale a entraîné de nouvelles datations pour les mosaïques : une série est à dater vers 370, postérieurement au tremblement de terre, une autre dans les années 375-395 et quelques-unes vers 400, à un moment de monumentalisation de la villa, où, selon l’auteur, d’un lieu de séjour agréable elle devient un lieu de pouvoir (p. 49).

 

         Le propriétaire ne peut guère être qu’un personnage de premier plan. Une longue discussion s’appuyant à la fois sur le milieu social supposé, sur des aspects généalogiques et sur l’attestation de certaines familles en Sicile, aboutit à l’hypothèse que le propriétaire de la villa pourrait être Nicomaque Flavien, hypothèse qui avait déjà été défendue par B. Pace dans les années 1950 et qui peut trouver de nouveaux arguments à travers les dernières datations proposées. L’auteur écrit que cette hypothèse doit encore être confirmée (p. 73), ce à quoi elle s’emploie de la page 76 à la page 224. Il faut donc comprendre que ce livre, au-delà du sens universitaire du mot, est une véritable thèse, ce qui devient rare, mais qui, évidemment, peut exposer à la critique. Il faut donc d’emblée souligner le courage de l’auteur.

 

         La démarche de l’auteur est intéressante, car elle part de données archéologiques sur la datation qui ne laissent guère place à la subjectivité et donnent une nouvelle date qui paraît solide, se démarquant nettement de celle proposée par les premières publications d’ensemble. Ce changement de paradigme justifie qu’il ne paraisse pas illégitime de se poser à nouveau la question du propriétaire de la villa. Un raisonnement subtil permet à l’auteur de définir d’abord un profil qui pourrait correspondre à ce qu’apprend la villa (date, transformations…), puis, passant en revue diverses hypothèses déjà faites, elle arrive à la conclusion, déjà évoquée, qu’il pourrait s’agir de Nicomaque Flavien, qui devient préfet du prétoire pour l’Italie précisément à un moment où la villa gagne en monumentalité.

 

         Deux chapitres sont ensuite consacrés à quelques ensembles particulièrement remarquables de mosaïques, les pavements du grand corridor devant la salle basilicale, le portail d’entrée et la grande salle trilobée, le but étant de voir si ces pavements peuvent être interprétés d’une manière qui renforcerait l’identification proposée pour le propriétaire. Enfin un dernier chapitre essaie de voir ce que les images peuvent nous apprendre sur les croyances religieuses du propriétaire, là aussi pour voir si ces conclusions confirment l’identification avec Nicomaque Flavien, dont les positions religieuses, hostiles au christianisme, sont bien connues.

 

         Après quelques pages qui rappellent les interprétations anciennes du pavement du corridor, l’auteur expose (p. 84-127) sa propre interprétation, très riche, très complexe et dont il est difficile de rendre compte en un bref résumé. B. Steger part de l’idée de Settis qui y voit une sorte de carte du monde, entre autres à cause du format allongé. Avant d’étudier cet aspect, elle montre que des détails réalistes, en particulier l’aspect de certains chariots, fait directement référence au cursus publicus, dont elle montre par ailleurs l’importance dans la Sicile de cette époque. Mais elle modifie l’interprétation de Settis en insistant sur le fait que certaines de ces images font certes allusion à différentes parties du monde, mais pas de manière systématique. De manière plus souple, elle pense que les deux absides sud et nord représentent les zones chaude et froide – la figure féminine partiellement conservée dans la partie nord serait une allusion à la férocité des peuples nordiques, auxquels elle intègre les Amazones. Le reste du corridor représenterait au contraire la zone tempérée. Elle pense aussi que certains choix iconographiques sont à mettre en rapport avec la Vie d’Apollonius de Tyane écrite par Philostrate.

 

         Mais, en fait, l’idée dominante – et intéressante – de la thèse défendue par l’auteur est que ce pavement permet une lecture à plusieurs niveaux : une lecture platonicienne est possible – les fauves enfermés dans des cages évoquant les passions maîtrisées – mais on peut, plus simplement, y voir des scènes de chasse, une allusion à l’organisation des jeux prétoriens, sinon à la puissance romaine sur la zone tempérée et civilisée. Cette lecture à plusieurs niveaux est poussée particulièrement loin pour le groupe situé devant l’entrée de la salle basilicale, montrant deux personnages en conversation à côté d’un éléphant monté par un cornac et d’un autre personnage tenant un volumen. B. Steger pense à une allusion à un passage du De Republica de Cicéron dans lequel Scipion Émilien compare l’homme d’État à un cornac monté sur un éléphant, « bête monstrueuse ». C’est une interprétation qui va très loin. Un point me semble mériter une discussion qui ne se contenterait pas de se poser la question de savoir si cette interprétation est fondée ou non, ce qui peut effectivement être débattu : mais si le propriétaire de la villa, personnage d’un haut niveau intellectuel, s’est donné la peine de faire mettre en scène un groupe à la signification aussi complexe, que pouvait-il en attendre, outre son plaisir personnel qui pourrait aussi consister à l’expliquer à quelques visiteurs de son niveau de culture ? Mais il est évidemment impossible qu’un visiteur, reçu par exemple pour une audience, puisse se rendre compte de la signification, ni même un visiteur qui disposerait d’un certain temps pour regarder cette partie de ce grand tapis, sauf de nouveau à être dans une grande proximité culturelle avec celui qui l’a fait mettre en place. Intéressante aussi paraît l’idée que l’insistance sur l’éléphant en tant qu’animal sage dans cette mosaïque, comme dans un certain nombre de textes d’époque impériale tardive, puisse être considérée comme une réponse au christianisme qui met en place une hiérarchie stricte entre l’animal et l’homme. On notera encore la discussion très élaborée et très érudite sur les images de la tigresse et du griffon représentés dans ce pavement.

 

         Le chapitre suivant analyse d’abord le décor de l’entrée de la villa. L’auteur fait plus particulièrement le point sur une peinture décorant un mur qui précède l’entrée et que devaient longer les visiteurs. Cet ensemble était encore très mal connu et pas – ou guère – évoqué par les publications anciennes le plus souvent consultées. La conclusion selon laquelle ces peintures ont une tonalité militaire semble sûre et permet effectivement de penser que le propriétaire de la villa, à un moment ou à un autre de sa carrière, a pu avoir un commandement militaire important.

 

         Dans la mesure où la rénovation de l’entrée a été, par les fouilles récentes, considérée comme contemporaine de la salle triconque, il est par ailleurs possible de penser qu’on peut rapprocher son décor des riches mosaïques qui décorent cette salle. Rappelons que le thème général est la représentation des exploits d’Hercule. C’est évidemment aussi un thème qui se prête facilement à des interprétations symboliques à divers niveaux. Il reste qu’il est toujours difficile de savoir quelle est – ou quelles sont – les interprétations qui sont celles du commanditaire, car tout érudit qu’il puisse être, il ne va pas de soi, pour nous, de déterminer ce qui l’a poussé à faire représenter telle mosaïque. Pour le dire autrement, pour un ensemble comme celui-ci, il est clair qu’il existe des interprétations légitimes données par des textes contemporains. La difficulté est de se demander si celle que l’on croit juste est bien celle à laquelle le commanditaire a pensé. Les indices n’en sont pas toujours évidents. Tout le monde, y compris l’auteur du présent volume, admet que le plan de cette salle indique qu’il s’agit d’une salle de banquet, bien qu’il soit surprenant qu’il n’y ait pas de traces de l’habituel mobilier, notamment pas d’espace réservé dans les mosaïques, dont une partie devait donc être cachée quand on mettait en place un mobilier amovible. Brigitte Steger se donne d’abord la peine de rappeler ce qu’il faut bien appeler le « sens premier » de ces images en les décrivant minutieusement. Il est intéressant qu’elle note que les travaux d’Hercule, représentés au-dessus de Diomède piétiné par ses chevaux, montrent toujours le moment du triomphe du héros, ce qui suggère un symbolisme triomphal pour l’ensemble de la mosaïque. Les travaux d’Hercule paraissent complétés par une scène maritime, très fragmentaire, pour laquelle l’auteur accepte une interprétation déjà proposée, à savoir la punition des marins tyrrhéniens par Dionysos. Une autre scène dionysiaque, celle de la mort de Penthée, pourrait être associée à celle-ci. Un personnage princier agenouillé est effectivement une bonne indication, mais cette scène est tellement fragmentaire qu’un doute subsiste. Ce double groupe de scènes est bien complété par le thème de l’abside axiale qui montre la mort des Géants anguipèdes, surtout si on tient compte de la remarque de l’auteur selon laquelle le géant central n’est pas anguipède, ce qui lui permet de proposer une identification avec Eurytos qui, dans la Gigantomachie, a été vaincu par Dionysos et par Hercule. La représentation du mythe de Lycurgue dans l’abside sud serait également présente pour rappeler un roi impie, ce que peut confirmer un rapprochement avec une coupe du IVe siècle (p. 166-167). Mais, pour l’auteur, ces éléments ne représentent qu’une première lecture.

 

         L’insistance sur Hercule, soulignée par la présence probable d’une statue d’Hercule dans le laraire et par une statue colossale d’Hercule dans l’abside de la salle basilicale, fait penser à l’auteur que le propriétaire de la villa s’était créé un lien privilégié avec Hercule. Comme l’hypothèse impériale, qui avait marqué les débuts de la recherche sur Piazza Armerina, est maintenant, et à juste titre, abandonnée, l’auteur fait l’hypothèse que le maître des lieux se donnait Hercule comme ancêtre mythique. Cela lui paraît renforcer l’identification qu’elle propose avec Nicomaque Flavien, à travers le lien que celui-ci semble avoir établi avec les Scipions, en particulier avec Scipion Émilien.

 

         Il ne fait guère de doute que la représentation de Dionysos et d’Hercule les montre victorieux de forces maléfiques. L’auteur veut aller plus loin et, partant à la fois des opinions religieuses de Nicomaque Flavien et du fait qu’Eunape et Proclus utilisent le terme « géants » pour parler des chrétiens et pour les désigner ainsi comme des forces malfaisantes, elle donne une signification antichrétienne à ce tableau des Géants massacrés par Hercule. Même si c’est difficile à prouver, cette interprétation n’est pas invraisemblable. Dans les pages qui suivent (p. 163-171), B. Steger essaie de montrer que l’insistance sur les cavaliers thraces figurés dans le carré central de la salle doit aussi rappeler une victoire de Flavien Nicomaque dans les guerres contre les Goths qui ont suivi la bataille d’Andrinople.

 

         Je suis plus sceptique sur l’assimilation, au-delà de l’allusion à Eurytos, du Géant central, le seul qui ne soit pas anguipède, au Christ, considéré comme l’ennemi principal de l’Empire. L’auteur insiste sur le fait qu’Hercule pouvait être considéré comme un rival du Christ ou comme une sorte de Christ païen, c’est-à-dire comme un sauveur du monde. Elle pense pouvoir en conclure que c’est cette pensée aussi qui est à l’arrière-plan de cette insistance sur ces images d’Hercule dans cette salle triconque, signe d’une vive opposition au christianisme qui pouvait aller très loin. On sait en effet que Nicomaque Flavien, après avoir été nommé par Théodose comme préfet du prétoire pour l’Italie et l’Illyricum, s’est rallié à Eugène au moment de la révolte de celui-ci, puis s’est suicidé après l’échec de cette tentative. Ce sont des faits bien avérés. Peut-on pour autant en trouver l’écho dans ces mosaïques ? J’hésite dans ma réponse.

 

         Dans un dernier chapitre, l’autrice essaie, à partir d’une autre série de ces mosaïques, de mettre en évidence les croyances religieuses du propriétaire. Une première analyse concerne la course de chars, représentée dans une salle des thermes et qui, de toute évidence, est supposée se passer dans le Circus Maximus. Il est très vraisemblable que cette mosaïque puisse évoquer des jeux qui ont été donnés par le propriétaire. B. Steger reprend en partie les hypothèses déjà formulées par A. Ricci sur l’identification des temples représentés et sur le contexte dans lequel ces courses avaient été organisées. Une supposition intéressante, mais osée, est formulée sur la statue de Cybèle représentée de dos : elle pourrait signifier que la déesse se détourne de Rome. On regrette que la source qui permet de dire qu’une telle rumeur a circulé après la défaite d’Andrinople ne soit pas citée.

 

         Une attention particulière est ensuite donnée aux deux grands tableaux représentant d’une part Arion au milieu des Néréides et d’autre part Orphée entouré d’animaux. Il n’étonnera pas le lecteur qu’une interprétation philosophique ou religieuse soit donnée pour ces deux mosaïques. On a montré pour l’Orient que les Néréides pouvaient représenter le monde matériel au-dessus duquel on pouvait s’élever par la musique. Il est tout à fait possible que la même interprétation soit donnée pour un pavement occidental, même si elle n’est pas corroborée par une inscription. Le thème d’Orphée se prête tout aussi facilement à des interprétations pythagoriciennes ou néo-platoniciennes. Ce qui semble un concours musical, représenté dans le cubiculum du maître de maison (salle 45), est interprété, suivant une démarche très fine, de manière analogue.

 

         Pour terminer ce chapitre, l’auteur revient sur l’idée de Stéphane Ratti qui considérait Nicomaque Flavien comme l’auteur de l’Histoire Auguste. Mais, à la différence de cet érudit, elle part d’abord du fait qu’elle pense trouver de nombreuses coïncidences entre Alexandre Sévère tel qu’il est décrit dans l’Histoire Auguste et Nicomaque Flavien. Elle arrive à la conclusion audacieuse, mais qui mérite qu’on y prête attention, que c’est Nicomaque le Jeune qui est l’auteur de l’Histoire Auguste et qu’il a fait d’Alexandre Sévère un souverain modèle auquel il prête de nombreux traits de son père. Une conclusion de quelques pages reprend les principaux résultats auxquels l’autrice est arrivée.

 

         En conclusion, on peut dire que nous avons affaire à un livre très riche, très neuf, non seulement parce qu’il rend plus accessible au lecteur français la villa Casale grâce à une riche illustration et par une scrupuleuse mise au point sur les recherches déjà menées, mais aussi par l’originalité de ses conclusions. Même si parfois on peut se demander si l’auteur ne va trop loin dans ses hypothèses, celles-ci méritent en tout cas d’être connues et débattues.