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Compte rendu par Gaëlle Dumont Nombre de mots : 2164 mots Publié en ligne le 2018-12-18 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3183 Lien pour commander ce livre Le cimetière est l’espace public le plus répandu en France, puisque chaque ville possède le sien, voire plusieurs pour les plus peuplées, et qu’il occupe souvent une vaste superficie. Et pourtant, ces espaces sont encore peu étudiés, et l’importance qu’ils ont eue dans les planifications urbanistiques est sous-estimée. Cet ouvrage se veut une première synthèse sur le sujet et a pour but d’attirer l’attention sur ses multiples facettes.
À partir de la fin du XVIIIe siècle, des considérations hygiénistes en vogue dans toute l'Europe mènent à l'interdiction d'inhumer dans les lieux de culte fermés et à la création de champs de repos hors des enceintes urbaines. En France, deux textes sont à l'origine des cimetières tels que nous les connaissons aujourd’hui : le décret du 23 prairial an XII (12 juin 1804) promulgué par Napoléon et une ordonnance de Louis-Philippe en 1843. Dans les grandes villes françaises, à commencer par Paris, un nouveau paysage urbain voit le jour, et un nouveau rapport aux morts entre progressivement dans les mœurs.
Établi en 1804 dans un ancien parc d'agrément, le cimetière du Père-Lachaise est le premier cimetière urbain de France, et à l'époque le plus grand (17,58 ha portés à 43 ha en moins de cinquante ans). Alors que le décret de 1804 ne prévoyait rien en ce sens, la nécropole est conçue comme un vaste parc paysager ouvert au public, reprenant tous les éléments constitutifs du jardin. C'est sur ce modèle que seront conçus de nombreux autres cimetières urbains dans les années suivantes. Ces nouveaux lieux de repos sont entourés de murs (servant tout à la fois à matérialiser le territoire, à contenir les émanations néfastes et à protéger du vandalisme les sépultures et le mobilier qu'on y dépose) et accessibles par des portails souvent monumentaux. Le plan qui revient le plus souvent est orthogonal, avec des allées rectilignes se croisant à angle droit, qui utilise la superficie allouée de manière optimale et qui permet de dégager de vastes perspectives. Certaines organisations sont radiocentrées avec des allées circulaires, ou bien irrégulières, voire combinent plusieurs plans au gré des agrandissements. Les plantations, qu'elles soient conçues par les paysagistes à l'échelle du cimetière ou conséquences d'initiatives privées sur les tombes individuelles, en sont un élément essentiel, leur rôle étant d'apporter de l'ombrage, une atmosphère propice à la méditation et de symboliser le souvenir des défunts.
Dans la mesure du possible, ces cimetières vont être implantés dans des lieux peu urbanisés qui vont permettre leur extension, qui sera souvent assez rapide. En ville, ces nécropoles vont très vite se retrouver intégrées au tissu urbain et des cimetières vont devoir être établis en dehors des agglomérations. C'est ainsi que des cimetières parisiens sont créés à Saint-Ouen (1860, agrandi en 1872), Ivry (1861, agrandi en 1874), Pantin et Bagneux (1886). Alors que les premiers grands cimetières urbains continuent à accueillir une élite possédant des concessions perpétuelles, ces champs de repos nouvellement créés sont découpés en concessions temporaires appartenant aux classes moyennes et populaires. Très peu de villes décideront de fermer complètement l'ancien cimetière et de le transférer les tombes dans le nouveau ; ce sera le cas de Chartres, Orléans, Dijon et Marseille. Ce modèle de cimetière éloigné de l'habitat, arboré et ouvert au public se répand peu à peu dans le monde rural, malgré une résistance passive dans certains villages, où se maintien le cimetière autour de l'église paroissiale. En outre, plusieurs exceptions sont tolérées ; on peut sous certaines conditions se faire enterrer dans une propriété ou une chapelle privée, dans une communauté religieuse ou dans un lieu de culte public.
Après la Première Guerre mondiale, les cimetières tendent à occuper tout l'espace disponible, d'où des plans la plupart du temps orthogonaux ; la monotonie est renforcée par les formes répétitives des pierres tombales fabriquées en série et industriellement. Ces nécropoles reflètent un certain lissage des inégalités sociales du XIXe siècle, la généralisation des classes moyennes, mais aussi la perception des cimetières comme un équipement public indispensable plutôt qu'un lieu de méditation et d'édification morale. Les monuments remarquables n'ont toutefois pas disparu et ils se signalent d'autant mieux dans le paysage.
Deux lois, en 1881 et 1884, consacrent la neutralité religieuse des cimetières, qui ne s'applique toutefois pas aux sépultures privées. Jusque-là, le droit canon fixait les règles relatives à l'inhumation : les cimetières étaient des terres consacrées dont étaient exclus les non-baptisés, les non-catholiques et les personnes dont les actes étaient contraires aux prescrits de l'Église. Les protestants étaient dès lors exclus des cimetières catholiques, ce qui les obligera à ensevelir leurs morts dans des cimetières privés, tradition qui se perpétue encore – de manière marginale – de nos jours. Suite à l'édit de Versailles de 1787 qui accorde la liberté de culte aux protestants, des parties réservées sont aménagées dans les cimetières communaux.
Les juifs bénéficient également de cette liberté de culte et d'inhumation, mais la loi étant difficilement conciliable avec les traditions séculaires du judaïsme, les habitudes funéraires connaîtront une transformation qui s'opérera sous la contrainte de l'administration selon le prisme du catholicisme. Dans la loi religieuse juive, les cimetières doivent être éloignés des lieux d'habitation et clôturés ; les tombes sont individuelles, de facture simple et dirigées vers Jérusalem, et elles ne peuvent être déplacées. Or, dans les cimetières municipaux, les tombes sont orientées en fonction de l'espace disponible, et les concessions à perpétuité sont l'apanage d'une élite riche. L'obligation de recourir à une entreprise de pompes funèbres entre en contradiction avec la sobriété exigée par la religion juive.
Alors que les lois qui garantissent la neutralité des cimetières interdisent la création de nouveaux carrés confessionnels, certains rares lieux bénéficient d'un régime d'exception envers la religion musulmane, tel le cimetière de Bobigny, ouvert en 1937 et ne comportant aujourd'hui plus aucun emplacement libre, Dans les faits, la relative liberté des mairies leur a permis toutefois d'établir des regroupements de tombes musulmanes, menant à la création d'espaces confessionnels de facto.
Les partisans de la crémation mèneront une lutte longue de près d'un siècle pour faire reconnaître cette pratique, qui sera finalement autorisée par un décret du 27 avril 1889. Le seul crématorium de France était alors celui du Père-Lachaise, suivi par ceux de Rouen (1899), Reims (1903), Marseille (1907) et Lyon (1914). À leurs débuts, ils servaient essentiellement à l'incinération des restes d'hôpitaux, la pression de l'église catholique pesant encore fortement sur le choix du mode de sépulture. La crémation restera longtemps marginale et ne se mettra à augmenter significativement et régulièrement qu'à partir des années 1960 jusqu'à atteindre les 50 % dans les grandes villes en 2014. Elle est actuellement en léger recul, sans doute parce que son prix atteint quasiment celui d'une inhumation ; les considérations écologiques (rejet de particules fines) sont sans doute également à prendre en considération.
Après la guerre de 1870 se posent les premiers principes de l'inhumation des soldats morts au combat, repris et élargis après les deux guerres mondiales. Deux types de cimetières de guerre voient le jour, la plupart du temps au sein des cimetières municipaux : les carrés rassemblant les morts originaires de la localité, morts ailleurs et rapatriés, et ceux qui abritent les soldats morts sur place, quelle que soit leur origine. Dans les deux cas, leur entretien incombe à l'État. Le décret du 25 septembre 1920, qui fixe l'aménagement de ces cimetières, prévoit des stèles alignées et identiques, portant à la rigueur un signe confessionnel. Les cimetières militaires britanniques (967 sites sur le front ouest), américains et allemands se trouvant sur le territoire français ont été conçus et sont gérés par les pays concernés.
Dans les cimetières urbains, les tombes les plus anciennes se caractérisent par une clôture (végétale, en bois ou en fer) qui marque les limites de la concession, un jardinet et la pierre tombale. Au début du XIXe siècle, les tombes sont assez simples. Très rapidement, on assistera à une monumentalisation des tombeaux, sous l'impulsion d'architectes formés au goût de l'antique d'une part, mais aussi influencés par le pittoresque médiéval d’autre part. Se substituant aux inhumations dans les lieux de culte, la chapelle funéraire devient la norme pour les familles nobles et de la haute bourgeoisie. Certains monuments se distinguent par leurs dimensions hors normes et en viennent à constituer des points focaux du paysage, autour desquels se créent des jeux de perspectives.
Outre son architecture, la tombe porte souvent une riche ornementation sculptée, qui atteint son apogée au cours du XIXe siècle. Les thèmes sont variés : portraits du défunt, symboles représentant ses qualités, son activité, ses œuvres ou ses actions, allégories du deuil, signes d'appartenance religieuse ou philosophique. Les épitaphes connaissent un grand succès, qu'il s'agisse de citations littéraires relevant de l'antique ou du romantisme, de citations du défunt lui-même ou d'inscriptions plus personnelles ne pouvant être comprises que par l'entourage de celui-ci. Elles deviendront toutefois de plus en plus convenues jusqu'à perdre leur attrait et à être remplacées par des indications relatives à l'identité et éventuellement à l'activité du disparu.
La tombe est enfin décorée de souvenirs mobiles dont l'artisanat se développe peu à peu à proximité des cimetières : plaques nominatives en zinc ou en émail, plaques souvenirs en granit, portraits photographiques sur verre ou sur porcelaine, couronnes de fleurs séchées, de fleurs en perles ou en céramique.
Ainsi, à la fin du XIXe siècle, les cimetières des grandes villes françaises sont remplis de tombeaux aux styles très variés où l'ornementation et la symbolique tiennent une place prépondérante ; outre leur rôle de perpétuer la mémoire des défunts, ils sont également des supports de réflexion et d'édification morale. Les cimetières deviennent des lieux de promenade et dès les années 1820, des guides leur sont consacrés, recensant les monuments et épitaphes remarquables et les emplacements des tombes d'hommes célèbres. Ce type d'ouvrage a joué un certain rôle dans la diffusion de la photographie romantique.
La seconde partie de l’ouvrage présente treize cimetières français illustrant les contrastes qui peuvent exister entre des cimetières créés à des périodes plus ou moins contemporaines et ayant dû répondre de multiples manières aux mêmes besoins. Sont ainsi évoqués des cimetières établis hors des villes au début du XIXe siècle et qui se distinguent par leur organisation paysagère et leur richesse monumentale (cimetière de la Madeleine à Amiens, cimetière de Loyasse à Lyon, cimetière Saint-Pierre à Marseille, cimetière du Château à Nice, cimetière monumental de Rouen, cimetière Nord à Strasbourg, cimetière de Terre-Cabade à Toulouse). Les spécificités régionales tels que les enclos paroissiaux bretons et les chapelles funéraires corses sont également abordées, ainsi que les cas particuliers des cimetières antillais avant l'abolition de l'esclavage en 1848 et des trois cimetières rattachés au bagne des îles du Salut en Guyane et qui accueillaient les corps des membres du personnel pénitentiaire, les corps des bagnards étant jetés à la mer.
Les évolutions de la société dans la seconde moitié du XXe siècle ont remis en question les principes fondamentaux du cimetière « moderne » nés au siècle précédent. La principale est d'ordre démographique : d'une part la population a augmenté et est devenue de plus en plus urbaine et mobile, d'autre part les comportements familiaux se sont diversifiés, menant à un abandon du tombeau familial. La pratique chrétienne connaît un déclin incontestable, alors que des exigences confessionnelles se font plus fortes dans les communautés musulmane et juive, qui se reflètent dans l'organisation des obsèques et des nécropoles.
Les cimetières sont désormais reconnus pour leur valeur patrimoniale et leur intérêt écologique. Il faut toutefois constater que bon nombre de monuments, surtout dans les cimetières les plus anciens, se dégradent rapidement faute d’entretien. Les conditions atmosphériques, la pollution, la végétation, le vandalisme mais également la pauvreté de leur conception font que les tombeaux se conservent mal. Au pire, la destruction des monuments les plus abîmés et « irrécupérables » mène à une monotonie et à une standardisation des paysages. Une politique de protection n'est pas facile à instaurer, les cimetières étant des territoires communaux. La base de la protection reste l'établissement d'un inventaire des monuments à valeur patrimoniale et une bonne information des pouvoirs locaux et des professionnels funéraires.
L'ouvrage se présente sous la forme de petits chapitres de deux ou quatre pages abordant des sujets très variés et qui font le tour de la diversité que représentent les cimetières, tant du point de vue historique que patrimonial. L'illustration est très abondante et d'excellente qualité. Un lexique et une bibliographie abondante complètent ce très beau livre qui passionnera les amateurs de patrimoine funéraire.
Table des matières
Introduction (p. 19). Naissance et évolution d'un paysage urbain : Naissance du cimetière français (p. 23-43). Mise au point et diffusion d'un modèle (p. 45-65). Un grand enclos périurbain (p. 66-79). Des cimetières et rituels confessionnels au cimetière laïcisé (p. 81-93). Guerres et cimetières (p. 94-107). Les cimetières du XXe et du début du XXIe siècle (p. 108-129). Contrastes des cimetières français (p. 132-177). Deux siècles d'art funéraire : La fabrique du tombeau (p. 180-193). Deux siècles de tombeaux : parcours chronologique (p. 194-221). La grammaire des monuments (p. 222-243). La tombe « parlante » (p. 244-255). Foi et convictions affirmées par le tombeau (p. 257-271). Conclusion. Un patrimoine fragile et menacé (p. 273-274).
Liste des contributeurs
Régis Bertrand, Guénola Groud, Isabelle Barbedor, Emmanuel Bellanger, Véronique Belle, Frédéric Bertrand, Jean-Philippe Bras, Anne Carol, Jean-Pierre Chaline, Sophie Cueille, Jacqueline Cuvier, Christiane Derobert-Ratel, Soraya El Alaoui, Laurence de Finance, Odile Foucaud, Laure Franek, Anne-Laure Gerbert, Jean-Marie Guillon, Patricia Hidiroglou, Daniel Imbert, Pierre Jourjon, Pierre-Yves Kirschleger, Séverine Laborie, Jacqueline Lalouette, Maryannick Lavigne-Louis, Antoinette Le Normand-Romain, Suzanne G. Lindsay, Séverine Maréchal, Christel Margottin, Marie Pottecher, Georges Provost, Emmanuelle Roux, Huong Tan, Simon Texier.
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Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |