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Compte rendu par Annie Verger Nombre de mots : 2466 mots Publié en ligne le 2009-05-29 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=320 Lien pour commander ce livre L’auteur de cet ouvrage est professeur de sciences économiques et, plus précisément, d’économie des arts et des médias à l’université Paris I (Panthéon-Sorbonne). Il a assumé des responsabilités aux ministères de l’Éducation nationale, du Travail et de l’Emploi. Il est également expert auprès de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) et de la Commission européenne sur les problèmes de développement local. Il a publié des articles, des rapports de recherche, des livres et fait de nombreuses communications en France et à l’étranger. C’est dire si l’ouvrage « Artistes et marchés » bénéficie de l’expérience d’un connaisseur des politiques culturelles tournées vers l’aménagement du territoire et la recherche de nouveaux gisements d’emploi.
Dans l’introduction, Xavier Greffe tente de déminer le terrain parce qu’il sait que l’art et l’économie ne font pas bon ménage. Les artistes se sont toujours méfiés d’une discipline portée à analyser les marchés et à imposer une logique qui leur est étrangère. Or, force est de constater que les activités artistiques ont une dimension économique. Elles ne peuvent se passer de ressources pour exister et la manière de les acquérir induit les modes d’expression et les carrières des créateurs. Plus généralement, on peut dire que « les régimes économiques de l’art réfléchissent la manière spécifique dont il est reconnu dans la société et, à leur tour, circonscrivent les opportunités et les contraintes des artistes ».
Il s’agit donc d’observer comment les compétences artistiques ont été, de tout temps, exploitées. Dans certaines sociétés, elles n’avaient pas de rôle spécifique parce qu’elles restaient tributaires de fonctions religieuses ou politiques mais, en contrepartie, elles bénéficiaient de leurs structures économiques. En revanche, lorsque l’art revendique son autonomie dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les défenseurs de cette théorie doivent chercher d’autres sources de financement. Opportunément, la liberté revendiquée coïncide avec l’apparition de l’économie de marché. C’est le thème central de l’ouvrage qui étudie la montée conjuguée de l’invention de l’art et de ce système. L’auteur, qui s’intéresse particulièrement au sort réservé aux artistes, constate que ce nouveau rapport de forces est fatal à la plupart d’entre eux parce que « les essais de re-légitimation sociétale de l’art n’ont pas conduit autant qu’espéré à prévenir ceux-ci contre la fragilisation de leur situation économique et professionnelle ».
Le premier chapitre est consacré à
« L’invention de l’art ». Il s’agit d’une très longue fresque - de
l’art pariétal à la révolution Duchamp - qui décrit les différentes étapes de
l’autonomisation de l’art. Il débute par la période située « Avant la
séparation entre l’artisanat et les beaux-arts » et, notamment, par l’art
préhistorique. Quel sens accorder aux signes peints ou gravés dans les
cavernes ? Ont-ils une valeur utilitaire ou esthétique ? Le catalogue
des explications fournies par la magie, le chamanisme ou le structuralisme,
soulève déjà le problème du statut des producteurs d’images et de leurs
productions.
Dans l’Antiquité, si le terme d’art apparaît,
il est très éloigné de son acception moderne. Les sophistes distinguent, d’une
part, « les arts qui valent par l’utilité qu’ils créent » et,
d’autre part, « les arts qui sont mis en œuvre au nom des plaisirs qu’ils
procurent ». Plotin propose 5 catégories d’activités artistiques :
celle qui produit des objets physiques ; celle qui aide à la maîtrise
d’éléments naturels (médecine) ; celle qui imite la nature
(peinture) ; celle qui améliore l’action humaine (rhétorique et politique)
et celle qui relève d’une pure activité intellectuelle (géométrie). Une distinction
prend alors corps qui oppose « les activités libérales » aux
« activités fondées sur l’usage de l’énergie physique ».
Au Moyen Âge, la hiérarchisation des arts dits
libéraux qui relèvent de l’esprit (composés du trivium - grammaire, rhétorique, logique - et du quadrivium - arithmétique, géométrie,
astronomie, musique -, placés au-dessus des arts dits mécaniques liés à la
matière (tissage, manufacture d’armes, commerce, etc.), reconduit cet
antagonisme. Les peintres, sculpteurs, graveurs ont le statut d’artisan et, à
ce titre, ils ne peuvent accéder aux strates supérieures de la société. Ils
appartiennent à des corporations et sont au service du pouvoir
politico-religieux. Dans cette partie de l’étude, Xavier Greffe accorde une
attention particulière à la place des femmes dans le domaine artistique,
préoccupation qui traversera tout l’ouvrage et qui mérite d’être signalée.
À la Renaissance, l’auteur perçoit « Les
prémisses de l’autonomie des artistes » à partir de « La lente
transformation de l’atelier et les débuts de la différenciation ». L’œuvre
commence à être reconnue pour elle-même.
L’imagination, nouvelle catégorie de l’activité artistique, figure
désormais aux côtés de la raison et de l’imitation. Les artistes
s’individualisent ; certains font leur autoportrait et des biographies
leur sont consacrées (Vasari). Ils acquièrent un statut privilégié lorsqu’ils
entrent au service du Roi ou des nobles, avec le titre de valet de chambre, qui
les met à l’abri de la Corporation. C’est le début du patronage ou du mécénat.
Une incursion est faite dans l’Espagne du
Siècle d’or. Un impôt (appelé alcabala)
sur les ventes de terrains et d’objets
matériels avait été institué par Alfonse
XIII en 1342. Il représentait le vingtième du prix. Or, la peinture pose
problème parce que la vente d’une œuvre ne peut, pour les praticiens, être
assimilée à celle d’un bien commun dans la mesure où le tableau est le fruit d’une activité
libérale. Un jugement daté de 1633 clôt le débat. Il accorde l’exonération
générale aux peintres parce que leur prestation peut être assimilée à «un
louage de services non assimilable ou réductible à une simple transaction
matérielle ». Sans faire progresser les arts plastiques dans la hiérarchie
des arts, le jugement a néanmoins l’avantage de leur reconnaître une place plus
honorable. Une nouvelle figure apparaît, celle du peintre de Cour, protégé et
bénéficiant de privilèges.
Le XVIIe siècle est marqué par « La grande division » qui
va distinguer l’artiste de l’artisan. La création de l’Académie royale de
peinture et de sculpture en France en 1648 change les modes d’accès à la
carrière. L’enseignement est dispensé par des professeurs qui traitent de
problèmes théoriques dans des cycles de Conférences. Le concours de fin
d’études ouvre les portes de l’Académie de France à Rome, puis celles des
chantiers royaux de Versailles, des Invalides, entre autres. Au XVIIIe
siècle, les marchands font leur apparition ainsi que la critique d’art qui
dénonce les règles imposées par les académiciens. La naissance de l’esthétique,
l’émergence de la notion de beaux-arts sont autant d’événements qui rompent
définitivement avec les pratiques antérieures.
Enfin, l’auteur traite de « L’apothéose
de l’art ». L’artiste ne dépend plus directement d’un commanditaire.
Le marché sur lequel ses œuvres peuvent être comparées, vendues et revendues
prend le relais. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, un nouveau concept
apparaît, celui de « l’art pour l’art » qui fait de l’indépendance de
l’artiste la valeur esthétique et éthique absolue. Cette autonomisation du
champ de production a un coût puisqu’elle ne peut plus compter sur le
financement d’activités qui reposaient précédemment sur le mécénat et la
commande publique.
Le chapitre se termine sur un constat : « Vers une redéfinition de l’art ? ». Il ouvre sur la biographie de Marcel Duchamp. On pourrait résumer la position de celui par lequel le scandale arriva à ce qu’il confie à Pierre Cabanne : « Parce que je considère, en effet que si un monsieur, un génie quelconque, habitait au cœur de l’Afrique et qu’il fasse tous les jours des tableaux extraordinaires, sans que personne ne les voie, il n’existerait pas. Autrement dit, l’artiste n’existe que si on le connaît ». Pierre Bourdieu a porté plus loin cette réflexion en décrivant le champ de production artistique formé des créateurs, des marchands, des critiques, des collectionneurs, des conservateurs de musée, des directeurs d’institutions culturelles, etc., « comme système des relations objectives entre ces agents ou ces institutions et lieu de luttes pour le monopole du pouvoir de consécration où s’engendrent continûment la valeur des œuvres et la croyance dans cette valeur » (ARSS, 13, 1977, p.7).
Le deuxième chapitre rend compte du
« mauvais sort fait aux artistes dans une économie de marché ». Les
critères retenus comme la durée d’activité, la sécurité de l’emploi, le montant
des rétributions, entre autres, montrent que le revenu moyen des artistes reste
inférieur à celui des catégories comparables compte tenu de leur formation.
Suit une étude sur l’évolution des carrières
des peintres, des écrivains, des gens de théâtre et des musiciens depuis la
Renaissance pour en arriver à l’économie de marché qui « suppose à la fois
la demande solvable des œuvres de l’artiste et l’existence de signaux et de
mécanismes permettant de faire correspondre la demande et l’offre d’activités
artistiques ». Or « le paradoxe de l’artiste contemporain est
qu’après avoir revendiqué l’autonomie de son art, il soit conduit à le
valoriser auprès de forces a priori
anonymes et dont on peut se demander si elles lui offrent les perspectives de
mises en valeur recherchées ».
L’auteur fait une recherche de type
sociologique (origine sociale des artistes, sexe, niveau de qualification,
environnement du travail, stratégie artistique, attitude face à l’innovation
artistique, conditions macro-économiques). Puis il pose un certain nombre de
questions comme « Le marché de l’art est-il un marché ? »,
« Les offreurs sont-ils de véritables offreurs ? », « Les
prix sont-ils de véritables prix ? », « La commande publique
vaut-elle marché ? », etc.
Des études ont mis en relation les tendances
du marché boursier et celles du marché de l’art pour observer les liens
éventuels entre ces deux structures. Pour le premier, les prix se fixent sous
l’effet conjugué de l’offre et de la demande, mais pour le second,
l’autonomisation du champ de production crée l’insécurité. L’artiste doit
désormais produire la croyance dans ses œuvres avant qu’elles soient reconnues
par ses pairs, par les galeristes, les critiques d’art, les collectionneurs,
etc.
Pour citer à nouveau Bourdieu, « la lutte pour l’imposition de la définition dominante de l’art, c’est-à-dire pour l’imposition d’un style, incarné par un producteur particulier ou un groupe de producteurs, fait de l’œuvre d’art une valeur en faisant d’elle un enjeu, au sein du champ de production et hors de lui » (ARSS, 13, 1977, p.8).
Le troisième chapitre traite de « la légitimation de l’art par l’économie ». Puisque l’analyse précédente a démontré que les valeurs intrinsèques ne pouvaient qu’assurer à un petit nombre d’artistes des revenus aléatoires, à l’exception de quelques superstars, l’auteur se demande si le marché peut aider les artistes en reconnaissant des fonctions extrinsèques, c’est-à-dire en investissant dans des productions artistiques qui élèveraient le niveau de vie de la population et amélioreraient la qualité des produits. Autrement dit, en « utilisant la culture comme ré-enchantement des lieux de consommation ». Un groupe très éphémère, apparu au tournant du siècle (composé d’un peintre, de trois sculpteurs et d’un architecte) souhaite créer des œuvres utiles et capables d’embellir le cadre de vie à partir des nouvelles capacités de l’industrie. Il se nomme « l’art en tout ». Ces questions avaient déjà été soulevées à la fin du XIXe siècle par les fondateurs du mouvement Arts & Crafts et elles seront largement reprises par les enseignants du Bauhaus, à partir de 1919, dans le but de réconcilier l’art et l’artisanat. C’est le design qui mettra en pratique le principe d’insérer la démarche créative dans les réalités concrètes. Ce chapitre traite également de « l’utilisation de l’art pour améliorer la qualité des produits et services », de « la décoration : du procès à la réhabilitation », du « dépassement de la dichotomie entre beaux-arts et arts décoratifs : une leçon japonaise ». Il s’appuie également sur la thèse de Max Weber qui décrit l’économie capitaliste comme un système organisé et rationalisé dont les structures exercent une emprise très forte sur les individus. Le ré-enchantement des lieux de consommation devient nécessaire par le biais de l’esthétisation des espaces. D’où l’utilisation de l’art pour renforcer l’image des entreprises à travers la constitution de collections, de musées d’entreprises, par l’architecture et la publicité.
Le quatrième chapitre s’intéresse à « la légitimation de l’art par le social ». Il pose la question de sa dimension sociale, bonne pour tous. L’art aurait-il des effets bénéfiques ? Pour Tocqueville, il a un rôle civilisateur et met à l’abri de la barbarie. Pour Whitman, la culture est salvatrice dans la mesure où elle donne une identité morale et artistique. Pour Lewis Mumford, elle est le meilleur contrepoids à la technique. Un autre phénomène beaucoup plus récent a provoqué une réflexion approfondie, c’est l’apparition de la culture de masse après la seconde guerre mondiale. Elle tend à effacer les frontières entre les arts, la vie quotidienne, l’espace public et les différentes communautés. L’approche de l’art par les valeurs extrinsèques est étudiée : « Les arts comme source d’adaptation des comportements » ; « Les arts comme levier d’intégration sociale » ; « Les expériences d’intégration sociale par les pratiques artistiques » ; « L’exemple des friches culturelles » ; « L’intégration des populations hors activité » ; « Les arts comme levier de formation du capital social ». Autant de points qui ne peuvent être développés dans ce compte rendu, mais qui accroissent la richesse de l’analyse pour conclure sur la question suivante : « Les valeurs sociales de l’art constituent-elles une opportunité pour les artistes ? »
Enfin, le cinquième chapitre introduit une réflexion sur « La légitimation de l’art par le territoire ». La globalisation des échanges depuis une vingtaine d’années a provoqué une réflexion sur l’avenir des régions. Dans cette dernière partie, c’est le professionnel qui rend compte d’études réalisées avec des partenaires locaux. Ensemble, ils ont perçu la nécessité d’aménager les territoires où l’on vit pour créer un environnement local identifié afin qu’il soit attractif pour les entreprises. La culture et les arts leur sont apparus comme les leviers les plus puissants pour faire aboutir cette politique. Une nouvelle économie culturelle est-elle possible ? Dans cette logique, l’aménagement du territoire est une opportunité pour les artistes parce qu’ils peuvent participer à l’identification des régions en les rendant créatives. Mais, a contrario, le risque qu’ils encourent est d’être engagés comme « les ouvriers les plus qualifiés d’une industrie des loisirs ».
La problématique générale de l’ouvrage met au jour un paradoxe : l’histoire de l’art permet d’observer la lente évolution de l’artiste - d’abord auxiliaire, subordonné, au service de pouvoirs politiques ou religieux, jusqu’à la conquête de son indépendance - mais l’histoire économique met crûment en lumière les conséquences de cette évolution : assujetti aux forces extérieures mais dans une relative sécurité financière assurée par les commanditaires, ou bien autonome mais confronté à l’économie de marché et soumis aux fluctuations de sa cote. Aujourd’hui le dilemme est, pour l’artiste, le choix entre l’incertitude du marché de l’art ou la sécurité de l’emploi salarié dans l’industrie culturelle au détriment de sa créativité.
L’index de l’ouvrage permet de voir la place occupée par cette recherche dans la production scientifique des dernières années. L’auteur a beaucoup publié. Ainsi, Artistes et marchés est à replacer dans le travail accompli tant dans le domaine de l’économie (Arts et artistes au miroir de l’économie) que dans celui de la culture (La gestion du patrimoine culturel). Ses références sont multiples puisqu’elles font appel aux plus grands spécialistes de l’histoire de l’art (Leroi-Gourhan, Vasari, Baxandall, Antoine Schnapper, Thomas Crow, François Loyer, Pierre Vaisse, etc.), de la sociologie (Pierre Bourdieu, Raymonde Moulin Pierre-Michel Menger, Nathalie Heinich, etc.) et de l’économie. Ses analyses s’appuient sur plusieurs enquêtes faites sur le marché de l’art contemporain aux Etats-Unis.
La lecture de l’ouvrage soulève quelques points critiques. En premier lieu, la culture encyclopédique de Xavier Greffe semble à l’étroit dans une publication de 300 pages. Certes, il était sans doute nécessaire de proposer un retour historique - de l’art pariétal à Beuys ou Warhol - pour expliciter les raisons de « l’art pour l’art ». De même, la mise en évidence de « l’art en tout » devait conduire inévitablement à l’étude des arts appliqués et du design. Cependant, l’auteur lui-même voit les limites de son entreprise lorsqu’il conclut son premier chapitre par : « en terminant ce survol de l’invention de l’art » (p. 70), ou encore, lorsqu’il parle de « ce très bref panorama » (p. 140) à propos de la commande publique. Le développement des points soulevés exigerait davantage d’espace. Pour le lecteur le moins averti des choses économiques, les chapitres les plus intéressants sont ceux qui mettent en lumière les difficultés rencontrées par les artistes dans une économie de marché et ceux qui s’intéressent aux différentes formes de légitimation de l’art. Rappelons enfin que cet ouvrage a reçu le prix de l’Académie des sciences morales et politiques.
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Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |