Greffe, Xavier: Artistes et marchés, 16x24 cm, 304 pages, 19.30 euros, ISSN 1763-6191
(La Documentation Française, Paris 2007)
 
Compte rendu par Annie Verger
 
Nombre de mots : 2466 mots
Publié en ligne le 2009-05-29
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=320
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     L’auteur de cet ouvrage est professeur de sciences économiques et, plus précisément, d’économie des arts et des médias à l’université Paris I (Panthéon-Sorbonne). Il a assumé des responsabilités aux ministères de l’Éducation nationale, du Travail et de l’Emploi. Il est également expert auprès de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) et de la Commission européenne sur les problèmes de développement local. Il a publié des articles, des rapports de recherche, des livres et fait de nombreuses communications en France et à l’étranger. C’est dire si l’ouvrage « Artistes et marchés » bénéficie de l’expérience d’un connaisseur des politiques culturelles tournées vers l’aménagement du territoire et la recherche de nouveaux gisements d’emploi.

 

     Dans l’introduction, Xavier Greffe tente de déminer le terrain parce qu’il sait que l’art et l’économie ne font pas bon ménage. Les artistes se sont toujours méfiés d’une discipline portée à analyser les marchés et à imposer une logique qui leur est étrangère. Or, force est de constater que les activités artistiques ont une dimension économique. Elles ne peuvent se passer de ressources pour exister et la manière de les acquérir induit les modes d’expression et les carrières des créateurs. Plus généralement, on peut dire que « les régimes économiques de l’art réfléchissent la manière spécifique dont il est reconnu dans la société et, à leur tour, circonscrivent les opportunités et les contraintes des artistes ».

 

     Il s’agit donc d’observer comment les compétences artistiques ont été, de tout temps, exploitées. Dans certaines sociétés, elles n’avaient pas de rôle spécifique parce qu’elles restaient tributaires de fonctions religieuses ou politiques mais, en contrepartie, elles bénéficiaient de leurs structures économiques.  En revanche, lorsque l’art revendique son autonomie dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les défenseurs de cette théorie doivent chercher d’autres sources de financement. Opportunément, la liberté revendiquée coïncide avec l’apparition de l’économie de marché. C’est le thème central de l’ouvrage qui étudie la montée conjuguée de l’invention de l’art et de ce système. L’auteur, qui s’intéresse particulièrement au sort réservé aux artistes, constate que ce nouveau rapport de forces est fatal à la plupart d’entre eux parce que « les essais de re-légitimation sociétale de l’art n’ont pas conduit autant qu’espéré à prévenir ceux-ci contre la fragilisation de leur situation économique et professionnelle ».

 

     Le premier chapitre est consacré à « L’invention de l’art ». Il s’agit d’une très longue fresque - de l’art pariétal à la révolution Duchamp - qui décrit les différentes étapes de l’autonomisation de l’art. Il débute par la période située « Avant la séparation entre l’artisanat et les beaux-arts » et, notamment, par l’art préhistorique. Quel sens accorder aux signes peints ou gravés dans les cavernes ? Ont-ils une valeur utilitaire ou esthétique ? Le catalogue des explications fournies par la magie, le chamanisme ou le structuralisme, soulève déjà le problème du statut des producteurs d’images et de leurs productions.

     Dans l’Antiquité, si le terme d’art apparaît, il est très éloigné de son acception moderne. Les sophistes distinguent, d’une part,  « les arts qui valent par l’utilité qu’ils créent » et, d’autre part, « les arts qui sont mis en œuvre au nom des plaisirs qu’ils procurent ». Plotin propose 5 catégories d’activités artistiques : celle qui produit des objets physiques ; celle qui aide à la maîtrise d’éléments naturels (médecine) ; celle qui imite la nature (peinture) ; celle qui améliore l’action humaine (rhétorique et politique) et celle qui relève d’une pure activité intellectuelle (géométrie). Une distinction prend alors corps qui oppose « les activités libérales » aux « activités fondées sur l’usage de l’énergie physique ».

     Au Moyen Âge, la hiérarchisation des arts dits libéraux qui relèvent de l’esprit (composés du trivium - grammaire, rhétorique, logique - et du quadrivium - arithmétique, géométrie, astronomie, musique -, placés au-dessus des arts dits mécaniques liés à la matière (tissage, manufacture d’armes, commerce, etc.), reconduit cet antagonisme. Les peintres, sculpteurs, graveurs ont le statut d’artisan et, à ce titre, ils ne peuvent accéder aux strates supérieures de la société. Ils appartiennent à des corporations et sont au service du pouvoir politico-religieux. Dans cette partie de l’étude, Xavier Greffe accorde une attention particulière à la place des femmes dans le domaine artistique, préoccupation qui traversera tout l’ouvrage et qui mérite d’être signalée.

     À la Renaissance, l’auteur perçoit « Les prémisses de l’autonomie des artistes » à partir de « La lente transformation de l’atelier et les débuts de la différenciation ». L’œuvre commence à être reconnue pour elle-même.  L’imagination, nouvelle catégorie de l’activité artistique, figure désormais aux côtés de la raison et de l’imitation. Les artistes s’individualisent ; certains font leur autoportrait et des biographies leur sont consacrées (Vasari). Ils acquièrent un statut privilégié lorsqu’ils entrent au service du Roi ou des nobles, avec le titre de valet de chambre, qui les met à l’abri de la Corporation. C’est le début du patronage ou du mécénat.

     Une incursion est faite dans l’Espagne du Siècle d’or. Un impôt (appelé alcabala) sur les ventes de terrains et  d’objets matériels avait été institué  par Alfonse XIII en 1342. Il représentait le vingtième du prix. Or, la peinture pose problème parce que la vente d’une œuvre ne peut, pour les praticiens, être assimilée à celle d’un bien commun dans la mesure  où le tableau est le fruit d’une activité libérale. Un jugement daté de 1633 clôt le débat. Il accorde l’exonération générale aux peintres parce que leur prestation peut être assimilée à «un louage de services non assimilable ou réductible à une simple transaction matérielle ». Sans faire progresser les arts plastiques dans la hiérarchie des arts, le jugement a néanmoins l’avantage de leur reconnaître une place plus honorable. Une nouvelle figure apparaît, celle du peintre de Cour, protégé et bénéficiant de privilèges.

     Le XVIIe siècle est marqué par « La grande division » qui va distinguer l’artiste de l’artisan. La création de l’Académie royale de peinture et de sculpture en France en 1648 change les modes d’accès à la carrière. L’enseignement est dispensé par des professeurs qui traitent de problèmes théoriques dans des cycles de Conférences. Le concours de fin d’études ouvre les portes de l’Académie de France à Rome, puis celles des chantiers royaux de Versailles, des Invalides, entre autres. Au XVIIIe siècle, les marchands font leur apparition ainsi que la critique d’art qui dénonce les règles imposées par les académiciens. La naissance de l’esthétique, l’émergence de la notion de beaux-arts sont autant d’événements qui rompent définitivement avec les pratiques antérieures.

     Enfin, l’auteur traite de « L’apothéose de l’art ».  L’artiste ne dépend plus directement d’un commanditaire. Le marché sur lequel ses œuvres peuvent être comparées, vendues et revendues prend le relais. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, un nouveau concept apparaît, celui de « l’art pour l’art » qui fait de l’indépendance de l’artiste la valeur esthétique et éthique absolue. Cette autonomisation du champ de production a un coût puisqu’elle ne peut plus compter sur le financement d’activités qui reposaient précédemment sur le mécénat et la commande publique.

     Le chapitre se termine sur un constat : « Vers une redéfinition de l’art ? ». Il ouvre sur la biographie de Marcel Duchamp. On pourrait résumer la position de celui par lequel le scandale arriva à ce qu’il confie à Pierre Cabanne : « Parce que je considère, en effet que si un monsieur, un génie quelconque, habitait au cœur de l’Afrique et qu’il fasse tous les jours des tableaux extraordinaires, sans que personne ne les voie, il n’existerait pas. Autrement dit, l’artiste n’existe que si on le connaît ». Pierre Bourdieu a porté plus loin cette réflexion en décrivant le champ de production artistique formé des créateurs, des marchands, des critiques, des collectionneurs, des conservateurs de musée, des directeurs d’institutions culturelles, etc., « comme système des relations objectives entre ces agents ou ces institutions et lieu de luttes pour le monopole du pouvoir de consécration où s’engendrent continûment la valeur des œuvres et la croyance dans cette valeur » (ARSS, 13, 1977, p.7).

 

     Le deuxième chapitre rend compte du « mauvais sort fait aux artistes dans une économie de marché ». Les critères retenus comme la durée d’activité, la sécurité de l’emploi, le montant des rétributions, entre autres, montrent que le revenu moyen des artistes reste inférieur à celui des catégories comparables compte tenu de leur formation.

     Suit une étude sur l’évolution des carrières des peintres, des écrivains, des gens de théâtre et des musiciens depuis la Renaissance pour en arriver à l’économie de marché qui « suppose à la fois la demande solvable des œuvres de l’artiste et l’existence de signaux et de mécanismes permettant de faire correspondre la demande et l’offre d’activités artistiques ». Or « le paradoxe de l’artiste contemporain est qu’après avoir revendiqué l’autonomie de son art, il soit conduit à le valoriser auprès de forces a priori anonymes et dont on peut se demander si elles lui offrent les perspectives de mises en valeur recherchées ».

     L’auteur fait une recherche de type sociologique (origine sociale des artistes, sexe, niveau de qualification, environnement du travail, stratégie artistique, attitude face à l’innovation artistique, conditions macro-économiques). Puis il pose un certain nombre de questions comme « Le marché de l’art est-il un marché ? », « Les offreurs sont-ils de véritables offreurs ? », « Les prix sont-ils de véritables prix ? », « La commande publique vaut-elle marché ? », etc.

     Des études ont mis en relation les tendances du marché boursier et celles du marché de l’art pour observer les liens éventuels entre ces deux structures. Pour le premier, les prix se fixent sous l’effet conjugué de l’offre et de la demande, mais pour le second, l’autonomisation du champ de production crée l’insécurité. L’artiste doit désormais produire la croyance dans ses œuvres avant qu’elles soient reconnues par ses pairs, par les galeristes, les critiques d’art, les collectionneurs, etc.

     Pour citer à nouveau Bourdieu, « la lutte pour l’imposition de la définition dominante de l’art, c’est-à-dire pour l’imposition d’un style, incarné par un producteur particulier ou un groupe de producteurs, fait de l’œuvre d’art une valeur en faisant d’elle un enjeu, au sein du champ de production et hors de lui » (ARSS, 13, 1977, p.8).

 

     Le troisième chapitre traite de « la légitimation de l’art par l’économie ». Puisque l’analyse précédente a démontré que les valeurs intrinsèques ne pouvaient qu’assurer à un petit nombre d’artistes des revenus aléatoires, à l’exception de quelques superstars, l’auteur se demande si le marché peut aider les artistes en reconnaissant des fonctions extrinsèques, c’est-à-dire en investissant dans des productions artistiques qui élèveraient le niveau de vie de la population et amélioreraient la qualité des produits. Autrement dit, en « utilisant la culture comme ré-enchantement des lieux de consommation ». Un groupe très éphémère, apparu au tournant du siècle (composé d’un peintre, de trois sculpteurs et d’un architecte) souhaite créer des œuvres utiles et capables d’embellir le cadre de vie à partir des nouvelles capacités de l’industrie. Il se nomme « l’art en tout ». Ces questions avaient déjà été  soulevées à la fin du XIXe siècle par les fondateurs du mouvement Arts & Crafts et elles seront largement reprises par les enseignants du Bauhaus, à partir de 1919, dans le but de réconcilier l’art et l’artisanat. C’est le design qui mettra en pratique le principe d’insérer la démarche créative dans les réalités concrètes.

     Ce chapitre traite également de « l’utilisation de l’art pour améliorer la qualité des produits et services », de « la décoration : du procès à la réhabilitation », du « dépassement de la dichotomie entre beaux-arts et arts décoratifs : une leçon japonaise ». Il s’appuie également sur la thèse de Max Weber qui décrit l’économie capitaliste comme un système organisé et rationalisé dont les structures exercent une emprise très forte sur les individus. Le ré-enchantement des lieux de consommation devient nécessaire par le biais de l’esthétisation des espaces. D’où l’utilisation de l’art pour renforcer l’image des entreprises à travers la constitution de collections, de musées d’entreprises, par l’architecture et la publicité.

 

     Le quatrième chapitre s’intéresse à « la légitimation de l’art par le social ». Il pose la question de sa dimension sociale, bonne pour tous. L’art aurait-il des effets bénéfiques ? Pour Tocqueville, il a un rôle civilisateur et met à l’abri de la barbarie. Pour Whitman, la culture est salvatrice dans la mesure où elle donne une identité morale et artistique. Pour Lewis Mumford, elle est le meilleur contrepoids à la technique.

     Un autre phénomène beaucoup plus récent a provoqué une réflexion approfondie, c’est l’apparition de la culture de masse après la seconde guerre mondiale. Elle tend à effacer les frontières entre les arts, la vie quotidienne, l’espace public et les différentes communautés.

     L’approche de l’art par les valeurs extrinsèques est étudiée : « Les arts comme source d’adaptation des comportements » ; « Les arts comme levier d’intégration sociale » ; « Les expériences d’intégration sociale par les pratiques artistiques » ; « L’exemple des friches culturelles » ; « L’intégration des populations hors activité » ; « Les arts comme levier de formation du capital social ». Autant de points qui ne peuvent être développés dans ce compte rendu, mais qui accroissent la richesse de l’analyse pour conclure sur la question suivante : « Les valeurs sociales de l’art constituent-elles une opportunité pour les artistes ? »

 

     Enfin, le cinquième chapitre introduit une réflexion sur « La légitimation de l’art par le territoire ». La globalisation des échanges depuis une vingtaine d’années a provoqué une réflexion sur l’avenir des régions. Dans cette dernière partie, c’est le professionnel qui rend compte d’études réalisées avec des partenaires locaux. Ensemble, ils ont perçu la nécessité d’aménager les territoires où l’on vit pour créer un environnement local identifié afin qu’il soit attractif pour les entreprises. La culture et les arts leur sont apparus comme les leviers les plus puissants pour faire aboutir cette politique. Une nouvelle économie culturelle est-elle possible ? Dans cette logique, l’aménagement du territoire est une opportunité pour les artistes parce qu’ils peuvent participer à l’identification des régions en les rendant créatives. Mais, a contrario, le risque qu’ils encourent est d’être engagés comme « les ouvriers les plus qualifiés d’une industrie des loisirs ».

 

     La problématique générale de l’ouvrage met au jour un paradoxe : l’histoire de l’art permet  d’observer la lente évolution de l’artiste - d’abord auxiliaire, subordonné, au service de pouvoirs politiques ou religieux, jusqu’à la conquête de son indépendance - mais l’histoire économique met crûment en lumière les conséquences de cette évolution : assujetti aux forces extérieures mais dans une relative sécurité financière assurée par les commanditaires, ou bien autonome mais confronté à l’économie de marché et soumis aux fluctuations de sa cote. Aujourd’hui le dilemme est, pour l’artiste, le choix entre l’incertitude du marché de l’art ou la sécurité de l’emploi salarié dans l’industrie culturelle  au détriment de sa créativité.

 

     L’index de l’ouvrage permet de voir la place occupée par cette recherche dans la production scientifique des dernières années. L’auteur a beaucoup publié. Ainsi, Artistes et marchés est à replacer dans le travail accompli tant dans le domaine de l’économie (Arts et artistes au miroir de l’économie) que dans celui de la culture (La gestion du patrimoine culturel). Ses références sont multiples puisqu’elles font appel aux plus grands spécialistes de l’histoire de l’art (Leroi-Gourhan, Vasari, Baxandall, Antoine Schnapper, Thomas Crow, François Loyer, Pierre Vaisse, etc.), de la sociologie (Pierre Bourdieu, Raymonde Moulin Pierre-Michel Menger, Nathalie Heinich, etc.) et de l’économie. Ses analyses s’appuient sur plusieurs enquêtes faites sur le marché de l’art contemporain aux Etats-Unis.

 

     La lecture de l’ouvrage soulève quelques points critiques. En premier lieu, la culture encyclopédique de Xavier Greffe semble à l’étroit dans une publication de 300 pages. Certes, il était sans doute nécessaire de proposer un retour historique - de l’art pariétal à Beuys ou Warhol - pour expliciter les raisons de « l’art pour l’art ». De même, la mise en évidence de « l’art en tout » devait conduire inévitablement à l’étude des arts appliqués et du design. Cependant, l’auteur lui-même voit les limites de son entreprise lorsqu’il conclut son premier chapitre par : « en terminant ce survol de l’invention de l’art » (p. 70), ou encore, lorsqu’il parle de « ce très bref panorama » (p. 140) à propos de la commande publique. Le développement des points soulevés exigerait davantage d’espace. Pour le lecteur le moins averti des choses économiques, les chapitres les plus intéressants sont ceux qui mettent en lumière les difficultés  rencontrées par les artistes dans une économie de marché et ceux qui s’intéressent aux différentes formes de légitimation de l’art.

Rappelons enfin que cet ouvrage a reçu le prix de l’Académie des sciences morales et politiques.