Murer, Cristina: Stadtraum und Bürgerin. Aufstellungsorte kaiserzeitlicher Ehrenstatuen in Italien und Nordafrika, (Urban Spaces, 5), 302 S., ISBN : 978-3-11-041048-8, 119,95 €
(De Gruyter, Berlin 2017)
 
Compte rendu par Martin Szewczyk, C2RMF - EPHE
 
Nombre de mots : 2028 mots
Publié en ligne le 2018-11-29
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3210
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          La jeune collection Urban Spaces de l’éditeur international De Gruyter s’enrichit ici d’une belle étude de Cristina Murer sur l’image des femmes dans la cité, en Italie et en Afrique du nord, à l’époque impériale. Le prisme choisi est une des expressions monumentales les plus remarquables du temps : les statues honorifiques. Dans le viseur de l’A., la reconstruction des stratégies de la représentation publique des femmes dans l’espace urbain, une question dont se sont récemment emparé les gender studies. Les cités de la péninsule et des provinces africaines ont été choisies pour la richesse et la profondeur de leur documentation.

 

         Avant de résumer le déroulé de l’étude elle-même, un mot est nécessaire sur les outils qui l’accompagnent et qui sont importants dans la démarche de l’A. (ils noircissent 108 pages, c’est-à-dire à peine moins que la synthèse). Le catalogue, 32 numéros de notices développées et illustrées, présente les cas (plus ou moins) contextualisés de statues sur lesquels le propos de la synthèse s’attarde. Cela permet de reléguer dans cette partie annexe le travail de critique. La sélection des dossiers, explicités p. 148, repose sur la conservation de contextes étoffés, chose plus ou moins vraie selon les cas. Que toutes ces statues se voient parées du titre d’Ehrenstatuen, même sans connaissance de leur contexte institutionnel, est cependant problématique, car ce label semble imposer un cadre de perception a priori et contribue à dissoudre les contours stricts du genre de la statue honorifique. L’appendice, qui rassemble 157 numéros de notices abrégées, rassemble tant les inscriptions que les statues féminines décontextualisées ; peut-être les inscriptions bien contextualisées, mais sans statues conservées, auraient-elles mérité une catégorie intermédiaire ? Dix tableaux, utiles non seulement au propos de l’A., mais outils précieux pour la recherche future, viennent clore ces annexes.

 

         Après une longue introduction (p. 1-19), l’étude est centrée sur les deux régions considérées, l’Italie (p. 23-89) et l’Afrique du nord (p. 90-134). Dans chaque cas, l’accent est d’abord mis sur des cités particulièrement propices à l’étude (e.g. Pompei, Ostie, Bulla Regia), avant qu’une partie de synthèse ne vienne agréger aux cas ainsi établis des témoignages plus isolés. L’accent est clairement mis sur les statues elles-mêmes, qui posent des problèmes spécifiques (notamment le remploi). Mais c’est des bases inscrites que nous viennent, en définitive, les informations les plus riches et les plus utiles. Il me semble que la distinction opérée par l’A. aboutit à des redites (il faut, dans les parties synthétiques, représenter brièvement les cas démêlés juste avant). Une synthèse qui se serait appesantie sur les cas nécessitant plus de critique (e.g. le sogenannte temple d’Apollon de Bulla Regia) aurait été tout aussi lisible tout en unifiant le cadre problématique au moyen d’un plan commun à tous les cas considérés. Mais c’est là une opinion personnelle qui n’enlève rien à la richesse de l’étude et à son intérêt.

 

         L’introduction trace les grandes lignes du questionnement de l’A. et les axes de sa problématique d’étude : les statues elles-mêmes sont depuis longtemps objets d’intérêt ; c’est donc sur les lieux et sur les dynamiques de la « Verortung » que l’effort sera concentré. Objectif : analyser les monuments dans leurs implications urbanistiques et sur un arrière-plan socio-historique. Contexte n’a pas ici son seul sens topographique, mais s’étend de manière salutaire aux détails institutionnels de la pratique : présentation isolée ou en groupe ? qui érige ? où ? pour quelles raisons ? L’iconographie et l’esthétique des statues, toujours en ligne de mire, ne sauraient être abordées que dans ce cadre. Les femmes dans la cité romaine constituent le sujet de l’étude derrière leurs monuments. Alors que les gender studies accordent à cette question un intérêt croissant, l’A. prend soin de localiser sa recherche au sein d’interprétations contemporaines qui ont tendance à lire les réalités sociales et, ce qui est plus délicat encore, monumentales (et donc iconographiques et esthétiques) au prisme des clivages de genre. L’interrogation de l’A. (le genre est-il le seul clivage pertinent dans l’interprétation quantitative, institutionnelle et topographique du phénomène ?) a pour vertu de recentrer le débat, sans nier les acquis – importants – des études sur le genre ou sa pertinence comme catégorie sociale. Enfin, la question des contextes de trouvaille, des remplois et de la fiabilité des fouilles anciennes est affrontée avec lucidité ; là se trouve probablement la limite principale à une étude sérieuse sur le plan de la méthode.

 

         Le statue habit des cités fournit à l’auteur sa matière. On sait malheureusement combien les contextes préservés sont rares. C. Murer les étudie attentivement, leur accordant une attention soutenue et les soumettant à une critique serrée, notamment en ce qui concerne les fouilles anciennes. Cela lui permet non seulement d’exploiter des contextes très favorables comme l’édifice d’Eumachia à Pompéi, le tétrapyle des Holconii, l’extraordinaire Ala dei Fundilii à Nemi ou l’exèdre de Suphunibal dans le théâtre de Leptis Magna, mais aussi de tirer des conclusions intéressantes de contextes plus délicats, par exemple les piédestaux et statues trouvés dans la cour à portiques du temple d’Apollon à Bulla Regia ou le groupe des Rutilii sur le Forum (ou près du Forum) de Tusculum. Mais les trouvailles isolées, invoquées dans les parties « synthétiques », ne sont pas pour autant négligées : elles peuvent témoigner, comme la statue de Fabia Bira à Volubilis, celle de Lucia Lucilla à Otricoli ou celle de Marcia Aurelia Ceionia Demetrias sur le forum d’Anagnia, de pratiques statuaires différentes, et donc d’un tout autre contexte institutionnel. Aux programmes statuaires s’opposent les honneurs publics, soit sur le Forum, soit, comme dirait le Digeste, in opera priuata. Or, l’enjeu premier, avant même la reconstitution d’une topographie, c’est l’appréhension du statue habit dans toutes ces composantes institutionnelles. Cette Aufstellungspraxis était en rapport étroit avec la Verortung. Constater, par exemple, que les femmes de la notabilité locale sont, en Afrique, largement exclues des honneurs publics – les familles se voyant contraintes de les statufier de leur propre initiative, avec la bénédiction des curies locales –, à l’inverse des familles sénatoriales, c’est mettre le doigt sur une réalité sociale et psychologique de prime importance : la prédominance des ordines et des distinctions statutaires dans la hiérarchie sociale.

 

         L’intérêt de l’étude dépasse donc largement celui de leur appréhension en contexte. C’est en réalité à la résonance sociale des monuments élevés pour les femmes qu’elle renvoie en premier lieu. À cette plus large échelle (celle du statue habit), l’A. dégage les lignes de force de la célébration publique des femmes dans la cité, en s’appuyant sur leurs contextes d’installation et d’exposition. Elle a ainsi pu dégager deux grandes tendances : l’intégration des statues à des groupes ou des ensembles familiaux, souvent intégrés à des compositions architecturales ; les honneurs « isolés », dont des communautés, des associations ou des particuliers prennent l’initiative d’honorer des femmes qui se sont distinguées, soit en revêtant des prêtrises publiques, soit en érigeant des édifices à destination publique. Le groupe du bâtiment à abside à Rusellae (Apsidensaal des Bassus) et celui des Rutilii à Tusculum sont emblématiques de la première tendance : les femmes de la famille y sont statufiées en qualité d’épouse, de mère ou de fille, au sein d’un édifice entièrement lié à la mémoire gentilice. Il s’agissait souvent d’édifices situés en marge des espaces publics principaux de la cité (le Forum) ou d’édifices cultuels, qui concentraient l’attention évergétique des femmes de l’élite. De la seconde catégorie, on peut donner de nombreux exemples, l’un des plus représentatifs étant peut-être celui de Suphunibal à Leptis Magna. L’honneur public de la statua in foro était, quant à lui, très rarement accordé. L’évergétisme édilitaire ouvre ainsi aux femmes de la notabilité locale de nouveaux espaces de représentation. Qu’elles aient ainsi pu trouver un moyen d’exister face à la concurrence pour le prestige que leur livraient les membres de l’aristocratie d’Empire (Reichsaristokratie), bien représentés dans les espaces publics traditionnels (fora), est une idée intéressante.

 

         L’importance de cette recontextualisation est notable lorsque l’auteur aborde la question des représentations elles-mêmes. La contextualisation des vestiges lui permet d’asseoir ses conclusions solidement : ce n’est pas vers les weibliche stehende Gewandstatuen que l’étude se porte mais, par un renversement de la perspective, vers les monuments statuaires comme objets sociaux. Si, pour ce qui est de l’utilisation des modèles statuaires – faveur du motif de la Pudicité à la fin de l’époque républicaine et au début du Principat, vitalité des Neuschöpfungen au Ier siècle apr. J.-C., utilisation standardisée de modèles canoniques comme le type de Cérès ou les Herculanaises à partir de la fin de ce même siècle – ses conclusions ne sont pas neuves, le simple fait de les contextualiser leur confère une certaine valeur. Lorsque l’A. se penche sur l’esthétique des portraits, des faces, ses apports semblent plus novateurs. Ses données lui permettent en effet de dégager des tendances esthétiques indexées sur le contexte institutionnel : lorsque les femmes étaient statufiées au sein de groupes familiaux, en raison de leur appartenance à une gens, le choix (du commanditaire) se portait sur un portrait individualisé, intégrant particularités physionomiques et marques de l’âge, et rompant, ce faisant, avec la tradition hellénistique ; ainsi en va-t-il de la statue du groupe d’effigies en bronze de Cartoceto, ou de Minia Procula à Bulla Regia. Au contraire, les effigies isolées, érigées en dehors de la famille, se tournent plus volontiers vers une idéalisation poussée, avec une tendance à prendre modèle sur les portraits des femmes de la famille impériale. Suphunibal à Leptis Magna et Eumachia à Pompéi en sont de superbes exemples. D’après l’A., ces effigies honorifiques isolées mettaient l’accent, en choisissant l’idéalisation, sur l’exemplarité de ces femmes, par la mise en scène d’un vorbildhafte Verhalten, d’un modèle normatif d’exemplarité de conduite (inextricablement somatique et morale, comme toujours dans l’Antiquité). Le parallèle, rapidement mené, avec le vocabulaire de l’éloge, partie essentielle des monuments statuaires, pourrait être plus poussé. On notera que, d’après l’A., les corps drapés présentent constamment la référence, par le truchement de motifs statuaires normés, à ces vorbildhafte Verhalten, indépendamment du contexte. La reprise des types hellénistiques s’accompagne alors d’une reprise de leurs modèles éthiques.

 

         La question du genre et de la dissymétrie entre les membres masculins et féminins des élites civique et impériale, du point de vue de la visibilité publique et plus spécifiquement monumentale, est reprise dans la conclusion (l’A. l’avait introduite d’un point de vue problématique dans l’introduction). Elle observe d’abord que le statue habit pour les femmes demeure étroitement lié au prestige gentilice : nombre d’effigies sont intégrées à des groupes familiaux et les possibilités de se voir honorer dépendent étroitement du statut. Malgré de fréquentes occasions de participer à la vie civique, la visibilité monumentale des femmes demeure limitée et, surtout, reste conditionnée essentiellement au statut de leurs parents (membres des élites civiques ou de l’ordre sénatorial). L’époque impériale ne représente donc pas une ère d’émancipation féminine. On notera d’intéressantes considérations sur les fluctuations du statue habit en fonction du faciès civique : à Ostie, la fuite vers les espaces sacrés, corollaire à la quasi-absence de la notabilité dans l’espace public, s’explique par la position monopolistique des programmes impériaux ; à Pompéi, les femmes de l’aristocratie sont absentes, ce sont des femmes actives de la notabilité qui sont statufiées ; à Leptis Magna, au contraire, les premières occupent l’espace public, de même qu’à Herculanum, où on laisse en quelque sorte jouer le statut des femmes honorées, raison suffisante de les distinguer. On entre ici dans les replis d’une économie honorifique au sein de laquelle plusieurs espèces de capital entrent en quelque sorte en concurrence.

 

         En conclusion, l’étude de C. Murer se fonde sur une approche rigoureuse des contextes et tire de ce changement de perspective – assez radical lorsque l’on se penche sur la bibliographie – l’essentiel de ses apports nouveaux, sur des questions qui sont loin de se limiter à la seule implantation architecturale ou urbanistique des effigies. Elle se saisit des questions d’histoire sociale qui, seules, pouvaient lui conférer sa pertinence académique.

 


N.B. : Martin Szewczyk prépare actuellement une thèse de doctorat, sous la direction de François Queyrel (EPHE), ayant pour sujet : « Portraits de notables dans l'espace public des cités grecques d'Asie Mineure occidentale, aux époques hellénistique et romaine ».