Maddox, Amanda - Stevenson, Sara : Thomas Annan: Photographer of Glasgow, (exhibition on view at the J. Paul Getty Museum at the Getty Center May 23 through August 13, 2017), 232 p., 9 1/2 x 11 1/2 inch., 197 col. ill., ISBN : 978-1-60606-523-5, 29.95 $
(Getty Publications, Los Angeles 2017)
 
Compte rendu par Antoine Capet, Université de Rouen
 
Nombre de mots : 2451 mots
Publié en ligne le 2019-03-28
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3216
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          C’est peu de dire que Thomas Annan (1829-1887), photographe écossais, est mal connu en France – où du reste, en dehors des spécialistes, les photographes britanniques du XIXe siècle demeurent très largement ignorés, en dehors peut-être de Julia Margaret Cameron (1815-1879) et d’Eadweard Muybridge (1830-1904). Quant à la photographie documentaire britannique, notamment sur les sites urbains et industriels – y compris les bas-fonds des quartiers ouvriers – elle reste pour beaucoup de Français l’apanage de Bill Brandt (né Hermann Wilhelm Brandt à Hambourg, 1904-1983), bien que l’on ait souvent la tentation de privilégier ses nus et ses paysages d’après-guerre par rapport à ses « reportages » dans le nord minier de l’Angleterre dans l’entre-deux-guerres[i].

 

         Qu’il y ait une filiation directe entre Thomas Annan et Bill Brandt ne fait aucun doute quand on compare par exemple les vues de Saltmarket, Glasgow (planches 109 à 119) par Annan avec celles des arrière-cours de Jarrow ou de Sheffield par Bill Brandt. Curieusement, pourtant, ni l’ouvrage de Maddox & Stevenson, ni la remarquable biographie de Bill Brandt par Paul Delany (Bill Brandt : A Life. Londres : Jonathan Cape, 2004), n’en fait mention. Est-ce parce que ce serait trop réducteur, puisque ni l’un ni l’autre ne s’est cantonné – loin de là – à  la représentation des taudis ? Reste que c’est une plage de convergence entre leurs deux œuvres qui ne peut manquer de frapper.

 

         Reste aussi que ce qui nous fascine avant tout dans la photographie d’Annan, ce sont ses reportages sur les bas quartiers de Glasgow, même s’ils ne forment qu’une petite partie des planches données dans Thomas Annan: Photographer of Glasgow[ii]. Cette sélection provient de deux recueils, l’un publié de son vivant : Photographs of Old Closes, Streets, & c. taken 1868-77. (Glasgow City Improvement Trust, 1878) ; l’autre après sa mort : The Old Closes and Streets of Glasgow, engraved by Annan from Photographs taken for the City of Glasgow Improvement Trust, with an Introduction by William Young (1900). Le directeur du Musée J. Paul Getty de Los Angeles, où s’est tenue l’exposition dont le présent ouvrage constitue l’album-souvenir[iii], Timothy Potts, ne lésine pas sur les fortes paroles dans son avant-propos pour décrire ces recueils : « cette série, qui hante les esprits, annonce la tradition du documentaire social en photographie » (p. vii). Timothy Potts ne fait en réalité que reprendre ici l’idée déjà suggérée dans le titre du récent ouvrage de Lionel Gossman, Thomas Annan of Glasgow : Pioneer of the Documentary Photograph (2015), naturellement cité par Maddox & Stevenson. L’un des plus grands thèmes de l’histoire sociale de la Grande-Bretagne depuis la Révolution industrielle étant la célébrissime (du moins Outre-Manche) distinction de Disraeli (dans Sybil, 1847) entre « les deux nations : les riches et les pauvres », on peut avancer que l’œuvre d’Annan en est une parfaite illustration. En effet, à côté de ses scènes de ruelles crasseuses, Annan a aussi très largement documenté les plus beaux édifices de Glasgow, alors souvent décrite comme « la deuxième ville de l’empire » – de fait, sa population venait juste après celle de Londres et dépassait même celle des villes des Indes.

 

         Le texte proprement dit se compose de deux parties inégales : une présentation générale intitulée « Thomas Annan : ‘An Able Artist and an Honest Man’ » (p. 1-21), par Sara Stevenson, présentée par Timothy Potts comme « chercheuse indépendante et conservatrice fondatrice de la section photographie des National Galleries Scotland, et principale autorité sur Annan » (p. vii) ; puis « The Books on Glasgow » (p. 27-196), par Amanda Maddox, conservatrice-adjointe du département de la photographie au Musée J. Paul Getty. C’est qu’en effet, comme l’annonce une « Note au lecteur » en tête d’ouvrage, les données sur la vie du photographe sont rares : il n’a pas laissé de journal intime, très peu de lettres et de papiers – d’où l’importance des livres qu’il a publiés (p .xi) et dont Thomas Annan: Photographer of Glasgow reproduit en couleurs certaines des couvertures (p. 55, 73, 101, 119, 120, 137, 155).

 

         Sara Stevenson fait deux remarques qui éclairent fort utilement la démarche d’Annan : à son époque, l’idée de lutte contre les taudis était neuve – elle suscitait le scepticisme des uns, l’enthousiasme des autres, dont Annan. Sa photographie était d’autre part inspirée par son presbytérianisme : rappelons qu’il s’agit de la variante dominante du protestantisme en Écosse, que l’on distinguait de l’anglicanisme entre autres par sa moindre collusion avec les riches et les puissants, d’où l’influence du presbytérianisme sur le regard d’Annan vis-à-vis des conditions de vie des habitants des taudis de Glasgow. « Sa forte motivation religieuse et morale façonnait ses idées de charité et de progrès social par le biais de la religion et de l’amélioration des choses » [dont l’habitat des pauvres], écrit-elle pour nous indiquer l’arrière-plan de son reportage dans les bas quartiers (p. 13). Toujours dans le domaine du contexte, elle nous précise également pourquoi l’édition de 1878 de l’ouvrage d’Annan sur les taudis a été publiée par le Glasgow City Improvement Trust : le parlement de Londres avait autorisé par une loi de 1866 la municipalité de Glasgow à racheter des taudis pour les raser et reconstruire des logements salubres selon les critères de l’époque (c’est le sens ici du mot Improvement : parlant des toilettes, Sara Stevenson précise qu’il n’était pas encore question de Water Closet [avec chasse d’eau comme le nom l’indique] mais de Dry Closet [avec une cuvette en fonte, sans chasse] pour remplacer les fosses (p. 16)). Rappelons pourquoi il fallait une loi : dans l’ambiance de libéralisme intégral qui prévalait en Grande-Bretagne au milieu du XIXe siècle, la puissance publique n’avait pas à dépenser l’argent du contribuable pour priver le propriétaire de taudis de ses revenus. C’était une ingérence intolérable de l’État dans les rapports entre adultes : le propriétaire ne forçait pas le locataire à habiter dans ses taudis – le locataire était un adulte consentant, et l’État n’avait pas à l’infantiliser en le traitant comme un mineur incapable de voir où était son intérêt, et ce en plus aux frais du riche qui payait des impôts. Comme elle l’explique, les photographies d’Annan reflètent cette lutte entre les interventionnistes et les partisans du « laisser-faire » en matière économique et sociale : « Il était confronté à un problème nouveau : comment exprimer visuellement la nécessité et la justification morale de l’ingérence dans des affaires privées » (p. 17).

 

         Selon Sara Stevenson, on ne sait pas exactement comment Annan en est venu à prendre ces clichés avant la destruction de certains de ces pâtés de maison insalubres – pas tous, loin de là, puisque malgré les bombardements répétés des Allemands sur Glasgow (grand centre de construction navale) et leurs destructions de grande ampleur pendant la Deuxième Guerre mondiale, il en subsistait encore à la fin du XXe siècle. Ce que l’on sait, c’est d’une part qu’Annan n’avait pas de contrat officiel avec la municipalité, et de l’autre qu’il était en relations avec l’architecte de la Ville, John Carrick, autre presbytérien mû par sa conscience sociale. Naturellement, Annan ne s’est pas contenté de photographier les murs lépreux et les caniveaux fétides : ses images sont pour certaines peuplées de va-nu-pieds au sens propre, avec des enfants parfois en haillons qui contrastent avec la respectabilité de l’unique « monsieur bien mis » coiffé d’un chapeau melon qui rappelle Charlot (fig. 18 et planche 111). Sara Stevenson voit dans un des jeunes garçons représentés dans ces scènes où figurent les habitants une image d’optimisme pour l’avenir (p. 20), mais il semble bien que ce soit là l’exception qui confirme la règle : l’ampleur du problème humain (le nombre de personnes à sortir de la misère) et du problème pratique (le nombre de taudis à abattre et donc de logements à construire aux frais de la municipalité) que documente Annan paraît insurmontable sur ses prises de vue.

 

         Dans la deuxième partie, Amanda Maddox s’attache à une description critique d’un certain nombre de recueils proposés par Annan – tous sur Glasgow et ses environs, mais tous sur des aspects différents : des petites monographies, en quelque sorte. Cela commence par des vues prises tout au long d’un aqueduc fait pour amener de l’eau non polluée à Glasgow à partir du Loch [lac] Katrine, à 55 kilomètres du centre – l’adduction d’eau étant un problème majeur pour cette conurbation tentaculaire. L’auteure présente l’ouvrage (Photographic Views of Loch Katrine and of some of the principal Works constructed for introducing the Water of Loch Katrine into the city of Glasgow, 1877) comme « un récit épique de grand projet municipal réussi » (p. 34) et en propose 18 planches de reproductions – mélange de paysages sauvages et de clichés de tuyauteries.

 

         Vient ensuite Days at the Coast, or, The Frith of Clyde : Its Watering Places, Scenery, and Associations. Texte de Hugh MacDonald, c. 1865. Les douze planches de l’édition originale de ce que MacDonald voulait présenter comme un panorama de l’estuaire de la Clyde (le fleuve qui traverse Glasgow) à l’usage des premiers « touristes » sont intégralement reproduites : pas de dimension « sociale » ici – d’ailleurs les personnages sont rares dans ces paysages à peine touchés par l’industrialisation toute proche pourtant.

 

         Le lien entre le passé et le présent est fourni par l’ouvrage qui suit : Photographs of Glasgow College (1866). Un auteur de l’époque parlait de l’université de Glasgow comme « le symbole des racines anciennes de Glasgow ainsi que de son progrès à l’époque moderne » (p. 73) et Amanda Maddox nous explique bien le dilemme des autorités municipales et universitaires : la « vieille » université était en plein centre de la ville, au milieu des taudis – qu’il faudrait raser si l’on voulait agrandir l’université pour suivre la soif de savoir qui saisissait les victoriens. Finalement, on l’a déplacée vers la banlieue ouest – la banlieue chic où s’installait alors la bourgeoisie prospère – où le terrain ne manquait pas. Quelques idéalistes pensaient que les lumières des universitaires pouvaient éclairer les habitants des taudis voisins, tandis que les moralistes voulaient s’éloigner des scènes de rixe et de beuverie, ainsi que des lieux de prostitution, qui entouraient la vieille université. Sans qu’on en soit sûr, l’université demanda à Annan de documenter le déménagement – mais quoi qu’il en soit, il s’attela à la tâche, apparemment à compte d’auteur. Les vingt planches reproduites – certaines commentées – constituent, cela va de soi, un ensemble d’un grand intérêt sur ces édifices rasés pour céder la place à une extension du chemin de fer.

 

         Toujours dans le cadre de la « modernisation » de la ville, une souscription de grande ampleur fut lancée à cette époque pour doter la cathédrale de Glasgow, dont on achevait alors la restauration, de quelque 90 nouveaux vitraux. Les autorités commanditèrent Annan pour qu’il photographie l’opération, ce qui déboucha en 1867 sur The Painted Windows of Glasgow Cathedral : A Series of forty-three Photographs taken by Thomas Annan, tiré à seulement 50 exemplaires destinés aux souscripteurs. Amanda Maddox suggère que, de même que certains universitaires avaient jugé bénéfique la présence de lieux consacrés aux choses de l’esprit à côté des lieux de perdition qui bordaient les taudis voisins, les presbytériens comme Annan ne pouvaient que se réjouir de voir une belle cathédrale rénovée ouverte aux habitants de ces mêmes endroits déshérités pour le plus grand bien du salut de leur âme. L’auteure laisse entendre qu’Annan aurait également pu être un militant des nombreuses ligues antialcooliques de l’époque (p. 163), et rendre les églises plus attirantes que les tavernes faisait bien sûr partie de leurs aspirations. Treize planches de la cathédrale et de ces vitraux viennent agrémenter ce rappel historique.

 

         In 1868, Annan produced Photographs of Glasgow with Descriptive Letterpress, avec un texte du révérend A. G. Forbes, recueil de quinze planches, dont quatorze sont reproduites ici. Amanda Maddox répète à dessein qu’Annan explore en fait toujours le même sujet : « la notion de progrès imprègne le texte, et les photographies renforcent ce thème » (p. 121). Deux ans plus tard c’est, nous dit l’auteure, une œuvre de « nostalgie » que livra Annan – tout en recourant lui-même aux procédés de reproduction photographique dernier cri : The Old Country Houses of the Old Glasgow Gentry : One Hundred Photographs by Annan, of well known Places in the Neighbourhood of Glasgow, with Descriptive Notices of the Houses and Families. Douze reproductions sont proposées – et comme l’indique le sous-titre, il s’agit le plus souvent d’édifices situés en dehors de Glasgow proprement dit.

 

         Le dernier chapitre de texte porte sur les bas quartiers de Glasgow, et comme il a été dit plus haut, il constitue vraisemblablement la partie la plus intéressante de l’ouvrage pour nous, en 2019, non par un voyeurisme malsain, mais tout simplement parce que si l’on se réjouit de savoir ces taudis enfin rasés, on ne peut s’empêcher de se demander à quoi ressemblaient les quartiers déshérités de Glasgow au plus fort de son expansion dans la deuxième moitié du XIXe siècle. En tout, 28 planches extraites de The Old Closes and Streets of Glasgow illustrent la vie dans ces étroites ruelles où le soleil n’avait guère la possibilité de pénétrer. Elles sont naturellement, répétons-le, du plus haut intérêt, même s’il semble exagéré de dire comme Timothy Potts qu’elles « hantent les esprits ».

 

         L’ouvrage est complété par une chronologie (p. 22-23), un répertoire des photographies reproduites, avec tous les détails historiques et techniques voulus (p. 197-200), et enfin un index bien complet, sur trois colonnes (p. 201-203) – mais curieusement et malheureusement, il n’y a pas de bibliographie pour reprendre l’ensemble des nombreux articles et ouvrages cités dans les copieuses notes qui suivent chaque chapitre : c’est là le seul point négatif de cet ouvrage fabriqué à Hong Kong, par ailleurs techniquement impeccable, sans fautes typographiques, sur beau papier glacé épais, de format confortable (légèrement supérieur à A4 en largeur, identique en hauteur) pour les reproductions, de présentation aérée, avec des cahiers cousus (et non pas massicotés/collés), gage de solidité et de longévité du volume.

 

         Vu l’ampleur de la lacune à combler en France quant à la connaissance de l’œuvre d’Annan, toutes les universités se devraient dans l’idéal d’en posséder un exemplaire, ne serait-ce que pour les étudiants en anglais et en histoire de l’art – et bien sûr toutes les écoles des beaux-arts et toutes les écoles de photographie.

 

 

 


[i] Comme le faisait un peu l’exposition de la Fondation Henri Cartier-Bresson à Paris en 2005 :

https://www.henricartierbresson.org/expositions/bill-brandt/

Voir recension de H-Museum (en anglais) :

https://lists.h-net.org/cgi-bin/logbrowse.pl?trx=vx&list=H-Museum&month=0601&week=a&msg=OUSv3UHmle/fNvySFzVbcg&user=&pw=

[ii] Nombreuses reproductions sur la remarquable page des National Galleries Scotland :

 

https://www.nationalgalleries.org/art-and-artists/features/thomas-annan

[iii] Quelques détails, avec reproduction de sept photographies, sur le site Getty : http://www.getty.edu/art/exhibitions/thomas_annan/