De Chaisemartin, Nathalie - Theodorescu, Dinu (avec la collaboration de A. Lemaire et Y. Goubin) : Le théâtre d’Aphrodisias: Les structures scéniques, (Aphrodisias, VIII), 23,0 x 31,0 cm, 368 S., 3 farb. Abb., 481 s/w Abb., 3 Faltpläne, ISBN: 783954901128, 79 €
(Reichert Verlag, Wiesbaden 2017)
 
Compte rendu par Filipe Ferreira
 
Nombre de mots : 1967 mots
Publié en ligne le 2020-06-26
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3236
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          Le présent ouvrage, publié avec le concours de l’UMR Orient et Méditerranée et de l’Institut Universitaire de France, est le fruit d’un travail de longue haleine mené depuis les années 1980 sur le théâtre d’Aphrodisias par N. de Chaisemartin et le regretté D. Theodorescu. Huitième volume de la série consacrée au site d’Aphrodisias de Carie, il s’inscrit dans la continuité des Aphrodisias Monographs dirigés par R.R.R. Smith et contribue de façon significative à une meilleure connaissance des édifices publics de la cité et de leur décor sculpté.

 

         L’ouvrage s’organise en dix chapitres accompagnés de quatre annexes comprenant une liste des carnets de fouilles, un dossier épigraphique, des fiches d’enregistrement et le catalogue des éléments architecturaux du bâtiment de scène. Deux résumés de l’ouvrage en anglais et en turc, ainsi qu’une bibliographie et un index clôturent la publication. L’ensemble est richement illustré par plusieurs figures intégrées au texte, auxquelles s’ajoutent, en fin de volume, de nombreuses planches photographiques de grande qualité permettant sans difficulté d’identifier les éléments architecturaux et les sculptures étudiés.

 

         Le premier chapitre traite de l’urbanisme de la cité antique et de la localisation du théâtre ; le second expose l’état actuel de conservation du monument qui se caractérise notamment par l’absence d’une partie de la summa cavea en raison de nombreuses spoliations. Le troisième chapitre est consacré à l’historique de la recherche. Si quelques observations plus anciennes sont mentionnées, les principaux travaux de fouilles ont été menés par K. T. Erim de 1966 à 1974. Ils ont essentiellement consisté en un dégagement important des structures, dont la chronologie a été affinée par les auteurs à l’occasion de sondages plus localisés réalisés en 1988 et 1989. Les publications des travaux épigraphiques de J. Reynolds et de C. Roueché, de même que les travaux de restauration engagés en 2010, ont permis aux auteurs de mettre en évidence quatre phases de construction présentées dans le chapitre suivant.

 

         La première phase de construction du théâtre a été financée par Zoïlos, affranchi d’Auguste, dans la seconde moitié du Ier s. avant notre ère ; la seconde phase, datée du second quart du Ier s. de notre ère a été commanditée par Aristoclès et Molossos et pourrait correspondre à la construction de la cavea ; la troisième phase, réalisée dans le troisième quart du Ier s., serait associée à une reconstruction des gradins, peut-être liée à la mise en place d’une arène dans le théâtre ; la quatrième phase du monument, attribuable à Zélos, correspond à diverses modifications connues grâce à une inscription concernant le mur de scène ou la frons pulpiti. Archéologiquement, cette dernière phase est également attestée par la présence de marques de tâcherons distinctes de celles observées dans les phases antérieures et l’usage de marbres différents de ceux employés lors des précédentes campagnes de construction. Parmi les phases plus tardives, on peut souligner la construction de chapelles chrétiennes dans la galerie du proskènion.

 

         Les chapitres suivants constituent le cœur de l’ouvrage : ils présentent la restitution du bâtiment de scène par niveau et une analyse complète de son décor. Le cinquième chapitre traite essentiellement de l’organisation du premier niveau du bâtiment de scène et de son décor. La description du portique dorique du proskènion permet d’en saisir toute la singularité avec ses extrémités obliques. L’intérêt porté à la restitution de la galerie soutenant la terrasse supérieure et les décors internes est particulièrement éclairant sur la variété des méthodes employées : outre les jeux de couleurs permis par la polychromie des marbres utilisés, plusieurs fresques sont aussi évoquées. Des épures ont été découvertes et leur étude a par ailleurs été récemment complétée[1]. Plusieurs témoignages épigraphiques mentionnant des noms et du matériel scénique permettent également d’attribuer cet espace aux protagonistes des spectacles. La jonction avec l’extérieur, à l’arrière du bâtiment de scène du théâtre, était assurée par une galerie voûtée menant à une porticus post scaenam, également d’ordre dorique, évoquant une stoa qui supportait peut-être une seconde terrasse à l’arrière du bâtiment de scène. Déduite de quelques blocs épars, l’existence d’une porticus reste hypothétique.

 

         Le chapitre suivant traite des niveaux supérieurs du bâtiment de scène. Il présente notamment l’organisation et les décors de la frons scaenae. L’exemple du théâtre d’Aphrodisias se distingue par une organisation singulière autour de trois portes, l’absence d’avant-corps, la présence d’un rythme de façade original et des décors variés, notamment pour la frise d’entablement de l’ordre ionique. Elle se caractérise par la multiplicité des ornements et contraste particulièrement avec les moulures lisses qui l’encadrent, mais aussi, plus généralement, avec la sobriété du niveau dorique et le dénuement de l’ordre corinthien le surmontant. Le dernier niveau de la frons scaenae reprend le rythme de façade de l’ordre ionique. Il se caractérise par l’usage d’un répertoire ornemental en partie égyptisant et la présence de plusieurs sculptures. Le chapitre se clôt par une étude comparative des façades articulées de l’Orient hellénistique faisant de la frons scaenae du théâtre d’Aphrodisias un exemple supplémentaire de « façade de prestige ». Son objectif n’est pas seulement de former un écran scénique aux représentations théâtrales mais aussi de porter un discours précis, retranscrit par le choix et la mise en place des décors.

 

         La répartition du répertoire ornemental de la frons scaenae est présentée au chapitre suivant. Elle se singularise par les jeux d’échos entre les décors des différents ordres. Ils traduisent une perméabilité des registres et invitent à une lecture tant verticale qu’horizontale de la composition. Le cœur du chapitre constitue un remarquable travail de comparaison stylistique pour chaque composante et motif du décor. Une synthèse sur la conception de la frons scaenae du théâtre d’Aphrodisias et ses influences est donnée en fin de chapitre. La façade se présente comme un essai où se mêlent la tradition architecturale hellénistique et le renouvellement des formes artistiques au cours de la période augustéenne. En effet, plusieurs références aux productions architecturales de l’Orient hellénistique sont apparentes, comme les rythmes de façade ou les jeux d’ombre et de lumière accentués. Toutefois, ces renvois à la tradition locale restent nuancés par une certaine liberté prise dans la syntaxe décorative. On note ainsi une certaine porosité entre les différentes formes d’arts et, notamment, plusieurs influences extérieures à l’Asie Mineure, comme celle des compositions architecturées du second style pompéien ou encore un rendu des reliefs proches des productions toreutiques. Les conclusions du chapitre sont particulièrement intéressantes : les auteurs proposent d’identifier, à travers la variété des registres de la frons scaenae, les différentes scènes de la vie citadine où s’opposent l’espace public et l’espace privé, le palais et la maison.

 

         L’étude des composantes architecturales et l’analyse des motifs ornementaux développées dans les chapitres précédents forment une étude comparative poussée. Elle permet notamment de confirmer une fourchette chronologique restreinte de la construction, déjà suggérée par la dédicace de Zoïlos entre 30 et 27 avant J.-C. Les trois derniers chapitres de l’ouvrage s’appuient notamment sur le contexte culturel de cette période.

 

         Le huitième chapitre présente l’analyse iconographique des éléments sculptés de la frons scaenae et tente d’en dégager une lecture qui, dans sa globalité, renverrait au thème de l’Âge d’or. Les auteurs proposent une lecture symbolique de l’ensemble de la sémantique architecturale qui peut sembler audacieuse. Toutefois, plusieurs nuances sont apportées. La compréhension du programme sculpté de la frons scaenae n’aurait probablement été valable que lors de sa conception et les clés de lecture permettant d’en déchiffrer le message devaient être accessibles à un nombre limité de spectateurs. Par ailleurs, il est précisé que ce premier message n’avait pas vocation à être maintenu, les statues honorifiques ajoutées au bâtiment de scène au cours de la vie du monument en témoignent.

 

         L’avant-dernier chapitre de l’ouvrage traite de la place du théâtre d’Aphrodisias dans l’architecture théâtrale micrasiatique et, plus généralement, méditerranéenne. La synthèse proposée permet de présenter le théâtre d’Aphrodisias comme un exemple de transition architecturale entre les périodes hellénistique et impériale. Plusieurs caractéristiques de la frons scaenae attestent à la fois son attachement aux formes architecturales connues pour les bâtiments de scène micrasiatiques développés au cours de la même période et l’influence de l’esthétique développée en Italie au début du Principat.

 

         Le chapitre final conclut sur le rôle significatif du théâtre et de sa frons scaenae au sein de la ville d’Aphrodisias. Les structures scéniques disposent tout d’abord d’une fonction civique marquée par la présence d’une double tribune à l’avant et à l’arrière du bâtiment de scène. Le dispositif, peu commun, permettrait notamment de tenir des assemblées de part et d’autre du bâtiment de scène. La fonction religieuse de l’édifice serait suggérée par les représentations statuaires évoquant les dieux. Sans avoir nécessairement recours au programme iconographique de l’ensemble, il convient aussi de souligner la présence d’éléments significatifs associés au rituel sacrificiel comme les patères, les amphores lustrales et les taureaux. Le dernier aspect fonctionnel présenté de la frons scaenae d’Aphrodisias est son rôle mémoriel. Aux inscriptions évoquant la part active des élites de la cité dans sa construction, s’ajoutent les statues de notables et d’athlètes vainqueurs. Leur addition au programme sculpté originel témoigne de l’actualisation de son décor, sans toutefois chercher à en modifier l’ensemble : la façade, restaurée plusieurs fois dans l’Antiquité, n’a jamais été profondément remaniée. Les formules architecturales employées, le décor et les fonctions attribuables au théâtre d’Aphrodisias font de cet édifice l’un des rares témoins d’une transition architecturale opérée entre la période hellénistique et la période impériale au début du Principat augustéen.

 

         Le présent ouvrage s’inscrit dans une nouvelle forme d’approche de l’étude des théâtres antiques où seul le bâtiment de scène est pris en compte, comme à Pergé[2] ou, plus récemment, à Mérida[3]. La complexité de ces vastes édifices justifie cette approche, mais elle ne permet pas de saisir pleinement l’étendue des usages attribuables aux constructions scéniques séparées de leur environnement immédiat. La mise en relation des gradins et de ses occupants avec le bâtiment de scène aurait peut-être permis d’étayer plusieurs hypothèses. Ainsi, l’usage politique du théâtre d’Aphrodisias comme lieu d’assemblée serait confirmé par la présence exceptionnelle de deux plateformes de part et d’autre du bâtiment de scène, mais l’existence même de la seconde est seulement supposée. La fonction du passage voûté appartenant au second ordre est donc incertaine, mais il reste un choix architectural intéressant, qui renvoie probablement aux formules architecturales du triomphe, l’arc s’intégrant dès lors à la célébration des campagnes victorieuses du Prince, déjà soulignées par une partie du programme ornemental du mur de scène. L’étude stylistique proposée constitue également un outil précieux pour l’étude du décor architectural dans la région. Elle offre aux chercheurs de nombreux jalons chronologiques pour une période peu étudiée et permet d’envisager tout un réseau d’échanges et d’influences dépassant le seul cadre de l’Asie Mineure. Enfin, l’ouvrage soulève plusieurs questions au sujet des élites et de leur rôle dans la diffusion et l’élaboration des décors, mais aussi des courants idéologiques et leurs manifestations matérielles précoces dans les provinces.

 

         L’ouvrage de N. de Chaisemartin et de D. Theodorescu est remarquable par son ampleur et la qualité du travail présenté. Il mérite d’attirer l’attention des chercheurs à plus d’un titre sur des sujets variés touchant tant à l’architecture qu’aux sociétés provinciales de l’Empire, au cours d’une période de transition politique et culturelle marquante de l’histoire romaine.

 

 


[1] J. Capelle, « Les épures du théâtre de Milet : pratiques de chantiers antiques », BCH, 141.2, 2017, p. 769-820.

[2] A. Öztürk, Die Architektur der « scaenae frons » des Theaters in Perge, Denkmäler antiker Architektur, de Gruyter, Berlin ‒ New York, 2009.

[3] P. Mateos Cruz, La scaenae frons del teatro de Mérida, Anejos de AEspA LXXXVI, CESIC, 2019.